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Le capital symbolique, vérité du capital[1]

par Derguini Arezki*

Dans la société de subsistance, en régime de propriété melk, bien des choses qui ne se vendaient pas et finiront plus tard par se vendre changeaient de main sans contrepartie. Le surplus d'une famille n'était pas destiné à la vente, mais à la collectivité. Quand le surplus était porté au marché, ce n'était pas pour être accumulé et investi. On échangeait avec des étrangers, le marché était situé en dehors du village, souvent entre des tribus. Le surplus d'une collectivité étant aléatoire, un jour il apparaissait chez l'un, le lendemain chez un autre, celui qui en recevait le rendait à quelqu'un d'autre que celui qui lui en avait donné. L'individu reçoit un jour d'X, un autre jour donne à Y. Le surplus, ce qui est donné, ne circule pas entre deux personnes, mais au sein de la collectivité. L'obligation est moins celle de rendre que de donner son surplus. Celui qui recevait n'était pas soumis à l'obligation de rendre à son donateur, ni présentement ni plus tard. Le défi de rendre ne pouvait être adressé qu'à un rival. Chacun devait être disposé à donner du surplus qu'il avait reçu. La personnalisation des rapports est évitée. Les individus ne « se mesurent » pas librement. La logique du défi qui oblige à rendre à celui qui a donné est une logique qui gouverne les rapports entre des individualités (individus, clans, tribus, etc.) en rivalité.

On pouvait accumuler du capital symbolique[2] non pas en défiant chacun, ce qui était le propre de la compétition généralisée, mais en étant capable de donner plus que les autres. Avant l'intrusion de la puissance coloniale, on accumulait du capital symbolique en dissipant du capital matériel, en donnant plus que les autres ne pouvaient donner. C'est la capacité de dépenser de ce qu'on a reçu qui compte ici, ce n'est pas la puissance productive sur laquelle on a peu de moyens d'agir. Celui qui recevait plus que les autres de la « fortune » montrait par la dépense son attachement au groupe, sa place dans le groupe. Avec l'apparition de la puissance coloniale, la relation du capital symbolique et du capital économique s'inverse : s'amorce la dictature du capital économique qui s'érige comme nouvelle source de la puissance et donc du capital symbolique. Avec l'apparition du champ économique dominé par la propriété privée exclusive, la puissance coloniale et les fellahs sans terre, le capital symbolique pourra être converti en capital économique et inversement. Avec la domination coloniale, le capital économique apparaîtra comme la nouvelle vérité du capital symbolique. Le pouvoir d'acheter semble triompher. Mais il faudra beaucoup de temps avant que le capital matériel colonial vienne à bout du capital symbolique indigène. Dans ma famille, on assistera à un affrontement de puissance entre un naturalisé s'appuyant sur le pouvoir d'acheter et un caïd sur le pouvoir de l'administration. L'histoire a défait l'un et l'autre.

C'est dans le champ économique que se convertit le capital symbolique d'origine non économique en capital économique au travers des ressources qu'il a réussi à mobiliser. La conversion sera limitée puis contrariée. Le colonialisme poussera à une telle conversion par et pour la dégradation qu'il fait subir aux formes de capital traditionnel. Cette conversion ne devra pas aboutir à une dynamique d'accumulation du capital économique, à la formation d'un capital symbolique du capital économique. Après avoir exproprié la société de la propriété de ses moyens de subsistance il pousse à la formation et l'accumulation du capital économique comme pouvoir de commander au travail de la société expropriée, mais pas dans la société indigène. La logique du défi ne fait pas partie des dispositions de la société, mais des minorités qui disposent et se disputent le pouvoir de commander. Elle peut opposer ceux qui disposent du pouvoir d'acheter et de vendre à ceux qui peuvent disposer d'autres autorités. C'est la concurrence des capitaux, des légitimités. Elle se déroule dans certaines arènes, d'une arène à une autre, elle a pour enjeu le pouvoir de commander aux individus, croyants, guerriers, travailleurs, consommateurs et producteurs. Dans la société marchande de classes, la classe des propriétaires défie celle des non-propriétaires de pouvoir subsister sans travailler. Elle lui enlève ses moyens de subsistance qu'elle lui rend en échange de sa subordination. Les classes ne demeurent pas toujours dans leur état premier antagoniste. Elles se forment en s'excluant, mais sans pouvoir se désolidariser. Elles sont au départ attachées dans le même territoire par les mêmes ressources. Les classes peuvent être perméables, en continuelle formation, ou imperméables, fermées l'une à l'autre. Elles se complètent et s'excluent, provenant souvent de la différenciation d'un même corps social.

Il faut ici aussi distinguer entre pouvoir et autorité. Car le pouvoir de commander peut obtenir l'obéissance avec ou sans la contrainte. La séparation du travail et de la propriété contraint le travailleur à vendre sa force de travail pour obtenir ses moyens de subsistance. La légitimité/autorité du capital économique dans la société capitaliste, son capital symbolique, sa réussite sociale, consiste à faire oublier le pouvoir de la contrainte qu'il suppose (il contraint le travailleur à vendre sa force de travail pour subsister), par le nouveau rapport qu'il permet d'établir entre le travail et les moyens de subsistance grâce à ses conquêtes extérieures par lesquelles le capital étend ses marchés extérieurs qui irriguent en retour ses marchés intérieurs. Les sociétés guerrières de classes ont concentré la violence que l'industrie a pu multiplier pour la retourner contre le monde, les sociétés sans classes en particulier dont elles peuvent se soumettre alors les ressources. La séparation de départ du travail et de ses moyens de subsistance est surclassée par la nouvelle unité du travail et des moyens de subsistance que la classe capitaliste peut proposer au travail. Le rapport de force entre la classe capitaliste et la classe des travailleurs est comme surdéterminé par le rapport de force entre les classes capitalistes qu'établit leur compétition à l'échelle mondiale. La violence interne (lutte des classes) est tournée en violence externe (luttes interraciales/internationales) qui rapporte davantage aux deux classes. Le capital symbolique de la classe capitaliste exprime sa capacité à donner du travail à l'armée des travailleurs (que la division de classes a créé) et à lui assurer des conditions de vie distinctives. Il est le produit d'un certain succès dans la compétition internationale, jusque dans la confrontation guerrière par laquelle elle peut rappeler à l'armée des travailleurs sa condition et les avantages du succès et les désavantages de l'insuccès (l'échec de la compétition/lutte externe se retourne en compétition interne/lutte de classes).

Dans la société de subsistance, quand le don concerne un bien périssable, il tombe dans la consommation collective. Ce qui est en surplus chez l'individu est disponible à la consommation collective. Quand il s'agit d'un bien durable, il est comme le substitut de la personne qui donne. La chose donnée n'a pas besoin d'avoir un esprit comme dans l'animisme, elle rappelle une personne. L'objet parmi nous est comme la personne parmi nous. Elle est alors avec soi, elle fait partie de nous. Prêtée, elle doit être rendue à celui auquel elle tient. Quand il y a obligation morale de rendre, il s'agit alors d'entraide. « Un jour pour toi, un jour pour moi/lui »[3]. Le don est alors assimilé à un prêt, il concerne le surplus (travail) ou l'épargne de précaution (bétail). On donne/prête un mouton à l'occasion d'un mariage dont on escompte le retour le jour du mariage de ses propres enfants. Le maçon immigré qui soumet sa participation à une touiza à la logique du donnant donnant[4] n'est ni compris par le village qui le prenait pour un de ses membres alors qu'il était désormais un individu séparé ni ne se comprend plus lui-même dans le village. Il ne se comporte plus comme un membre du village, mais comme un individu séparé qui veut être quitte avec le village après la touiza, chose que refuse le village : son tour pourrait venir, si la fortune le veut. Mais prêter c'est accepter le sort, c'est accepter que le prêt ne soit pas retourné par la contrainte. Il n'y a d'obligation que morale et à chacun selon ses capacités. Il y a bien dans la société de subsistance des échanges donnant-donnant, par exemple des choses que l'on a achetées au marché et dont l'échange se révèle profitable pour chacun. Telle une opération de permutation, mais le village ne vit pas de l'échange marchand, juste d'un échange extérieur qui ne décide pas du tout de ses rapports internes. Dans une telle société, on donne dans l'espoir d'un retour, mais qu'on laisse comme à la grâce de Dieu, c'est-à-dire dont on ne sait d'où il nous sera rendu ni quand ; on accorde un prêt qui peut tourner en don gracieux. On ne prête en quelque sorte qu'à ceux à qui l'on peut donner. L'objectif n'est pas d'accumuler du capital économique en séparant le travail de ses conditions de subsistance, mais du capital symbolique non convertible en capital économique qui serait produit par la séparation du travail et de la propriété.

Il faut aussi distinguer entre la production de capital et sa distribution sociale. La production et la distribution se déterminent, comme c'est le cas entre production et consommation, ce qui n'est pas consommé n'aura pas vocation à être reproduit. Mais il faut distinguer aussi entre un capital symbolique producteur de capital économique (on peut penser à l'entrepreneur de J. Schumpeter) et un capital économique qui participe de la production du capital symbolique (comme dirait K. Marx, le capital constant ne crée pas de valeur). Le capital symbolique ne peut pas être produit sans le capital économique, mais il y a une différence entre un capital symbolique qui produit du capital économique et un capital économique qui participe de la production du capital symbolique. Dans ce dernier cas, le capital économique ne doit son pouvoir qu'à la séparation du travail et du capital, son autorité qu'à son pouvoir (d'acheter du travail contraint de se vendre). Dans le premier cas, le capital symbolique doit son origine à autre chose que le capital économique, son autorité excède son pouvoir d'acheter, il fait participer. Le capital symbolique est en quelque sorte comme la forme souche du capital : inséparable d'un capital concret, il ne peut pas se reproduire sans produire du capital concret. Il dispose du « crédit » social nécessaire à la création d'un capital concret, crédit qui repose sur une croyance vérifiée par l'expérience collective. Du reste dans le processus de différenciation sociale l'autorité est souvent à l'origine du pouvoir, on parlera alors de charisme (Max Weber). C'est l'autorité (charisme, capital symbolique) qui s'objective en institution, capital et dispositif, ou se les attache et les transcende[5].

Ensuite de ce point de vue, on peut soutenir qu'une production importante de capital économique ne signifie pas automatiquement une certaine concentration de sa distribution, mais un capital symbolique important qui permet la mobilisation d'un crédit important auprès d'un capital économique qui peut être largement distribué. Le capital symbolique qui dotera le capital économique, autrement dit le crédit qui mobilisera le capital économique, sera d'autant plus important que ce dernier accusera une plus grande dispersion. Il traduira sa forte autorité sur les ressources disponibles, sa forte capacité de mobilisation du travail et de la propriété.

Le colonialisme va introduire l'accumulation du capital économique sans pouvoir le doter du capital symbolique. La période postcoloniale, après l'échec socialiste, échouera à enclencher un processus d'accumulation soutenue faute de n'avoir pas produit les autorités nécessaires à l'animation des différents champs de la production sociale. On n'a pas voulu partir de bas pour entrer dans les compétitions qui puissent produire ces autorités. On n'avait pas la confiance dans la société.

Avec la société marchande où la compétition semble générale et en mesure de produire une hiérarchie marchande, la logique du défi opère comme une logique de classement. Le défi consiste à produire plus, mieux et moins cher. La compétition établit une hiérarchie des mérites. Il faut alors accumuler du capital et pouvoir donner du travail. Donner prend une certaine coloration dans la société marchande où le donnant-donnant occupe le devant de la scène. L'acte ne concerne plus la dissipation d'un surplus surdéterminé par des puissances naturelles ou surnaturelles, mais la production et la distribution du travail et du capital par l'accumulation et l'usage d'un surplus produit par la division du travail, sa mécanisation et sa transformation en capital. Donner désormais, ce n'est pas faire œuvre de charité, mais reproduire de l'unité du travail avec ses moyens de subsistance, c'est donner du travail à la société qui a été séparée de ses moyens de subsistance par la division du travail et/ou par la division de classes. En fait c'est la société qui se donne du travail, collectivement plutôt qu'individuellement. Un peu à la manière de la société de subsistance qui se donnait son surplus[6], la société marchande des égaux se donne du travail, plus précisément une répartition équitable du pouvoir d'agir qui était présupposée dans l'égale condition globale de la société de subsistance. La société de classes refusant une telle répartition et se caractérisant par l'asymétrie de pouvoir entre propriétaires et non-propriétaires.

Mais là encore, lors de la transformation de la société de subsistance en société d'abondance, la compétition marchande n'a pas besoin d'être générale, concerner toute chose et en tout temps, et elle n'a nul besoin de fabriquer des hiérarchies héréditaires que l'histoire ne lui a pas léguées. Elle a besoin d'objectifs collectifs explicites pour constituer un milieu solidaire et innovateur. La machine sociale qu'il s'agit de monter doit s'efforcer de séparer le capital (travail mort) du travail (capital vivant), autrement dit différencier ses différentes formes de capitaux, mais pour porter leur coopération comme au plus haut point. La capacité d'accumulation et de conversion du capital en travail et inversement, étant l'indice de performance sociale et économique de la machine sociale. La polarisation actuelle du marché du travail, l'accumulation du capital sous l'effet des nouvelles technologies et de la compétition internationale, produisent des bullshit jobs[7] (tel le travail domestique salarié) pour le travail déclassé par les machines et du travail valorisé par les machines à une minorité riche en capital humain.

Ce que nous pouvons constater dans notre passé colonial et postcolonial, c'est que le capital économique n'a pas été doté d'un capital symbolique, d'une reconnaissance sociale. Le capital économique colonial s'est formé avec l'expropriation de la société indigène sans lui donner de nouveaux moyens de subsistance qui aurait valu reconnaissance au capital. Le rapport de force (la séparation du travail de ses conditions de subsistance) ne s'est pas transformé en rapport de sens[8] (n'a pas donné un nouveau rapport du travail et de ses conditions de subsistance). Le capital symbolique est l'essence du capital, il concerne toutes les formes de capitaux, tous les champs de compétition, mais concerne distinctement chaque forme de capital, chaque champ d'activité, dans le sens où il entraîne la formation d'un capital et son accumulation en même temps qu'il le légitime. À la fois immanent et transcendant à un champ. Il est celui que reconnait la société, il est l'autorité que confère un certain charisme, bref, il autorise un pouvoir de commander à la mobilisation de ressources éparses à travers la formation d'un corps. La réussite économique légitime produit du capital symbolique dans le champ économique que l'on pourra appeler pouvoir de commander dans un champ particulier. À ce pouvoir de commander autorisé par la société peut être adjoint un capital concret, comme la propriété d'un capital économique. Mais une telle autorité n'a pas besoin de la propriété d'un tel capital, sa capacité de mobilisation d'un tel capital n'en dépendant pas. En bon entrepreneur, il peut mobiliser le capital des autres. Le signe de la réussite dans une société où la propriété privée exclusive est érigée en règle de droit fondamental, la réussite du point de vue du plus grand nombre est sanctionnée par la possession d'une propriété privée conséquente, puisque la capacité d'agir dépend d'une telle propriété.

Lorsqu'un capital accumulé ne reçoit pas la reconnaissance sociale d'une réussite, autrement dit n'est pas doté d'un capital symbolique, on peut dire que ce capital est usurpé, a été arraché par la force ou par des moyens illicites. Pour subsister, il va devoir acquérir une nouvelle légitimité que lui accordera sa capacité de mobiliser le travail.

Une partie du travail peut être mobilisée par la contrainte, il s'agit du travail d'exécution, il peut aussi être confié à des machines lorsqu'il ne s'agit pas de services à la personne. La partie qualifiée du travail dont le capital se dispute l'emploi et dont dépendent le progrès et l'innovation ne peut pas être mobilisée par la contrainte. Voilà pourquoi les régimes autoritaires, qui abusent de l'autorité, sont destinés à exporter leur capital humain, le capital symbolique faisant défaut pour le mobiliser. Les salaires obtenus par les dirigeants des grands groupes renvoient à la concurrence que se font les grands groupes pour les employer. Ceux qui sont prêts à les employer au prix le plus élevé sont ceux qui peuvent obtenir d'eux plus que les autres et plus qu'ils ne leur donnent. Et comme on ne peut empêcher une telle concurrence à moins de vouloir la fausser et d'en assumer les conséquences régressives, la solution au problème des salaires extravagants renvoie au comportement redistributif de la société (impôt) et de l'individu (dons). L'État prélève l'impôt ou l'individu redonne à la société (fondation) ce qu'il a reçu du marché.

Sortie violente et non violente de l'économie de subsistance

Dans la société de subsistance, une partie du surplus était échangée sur le marché. C'est par ce biais que va s'effectuer l'intégration du travail indépendant au marché. Les échanges concernaient alors des produits artisanaux, du bétail ou des produits complémentaires de régions différentes, comme les céréales contre les produits de l'arboriculture entre les plaines et les montagnes. Il faut se rappeler que le marché fut d'abord intertribal et interrégional. Il deviendra bientôt international. Le marché met en présence des étrangers, des individus séparés qui ne se doivent rien, sinon de partager un intérêt à un échange donnant-donnant. On peut aussi rappeler que les marchands locaux étaient aussi comme des étrangers. L'économie de marché est une économie du donnant donnant qui opère entre des étrangers et solde leurs échanges. Pas de rapports autres qui puissent compter que la transaction effectuée. Les coéchangistes sont quittes, ils ne se devaient rien avant l'échange, rien après. Contrairement à la société du don et du contre-don différé qui fonctionne entre familiers où des habitudes ordonnent les comportements et où les échanges ne mettent pas en présence de longues chaînes de producteurs. Mais surtout où les familiers se doivent tout ou presque. Ils se doivent assistance face au danger, face à l'étranger. Le marché où ils se rendent n'est pas sans règles, mais pas sans rixes non plus.

C'est le désir des marchandises étrangères, le désir de la société d'abondance, qui va conduire la société de subsistance à son intégration au marché mondial, comme ce fut le désir/besoin de marchandises d'autres tribus/régions qui les faisait porter leur surplus au marché local. C'est ce désir qui va conduire la société à vouloir réserver certains de ses produits au marché, puis à la spécialisation, à l'introduction en son sein de la division du travail, à la dissociation de l'économie de marché de la société du don et du contre-don différé. C'est ce désir qui va pousser le producteur à renoncer à l'autonomie de l'économie de subsistance pour entrer dans la dépendance de l'économie d'abondance et sa multitude de producteurs. En manifestant des désirs pour des produits qu'il ne peut pas produire par lui-même, le producteur manifeste le désir d'entrer dans un collectif qui lui permette d'obtenir en échange du produit de son travail le produit de leurs travaux. Il ne pourra plus trouver son autonomie que dans une autre collective. La question se pose alors de savoir dans quel collectif de producteurs il va entrer et pour quels échanges ? Aura-t-il le choix de son collectif, la conscience de la manière dont il en fera et pourra faire part ? Ou son entrée dans l'économie d'abondance, dans l'interdépendance, se fera aux dépens de lui-même et de ses ressources ? Pour créer une dépendance asymétrique et poursuivre sa dépossession ?

Le marché colonial détruisait la société, le marché postcolonial a pris le relai

L'acquisition en vue de la distinction ostentatoire va s'imposer à la société colonisée incapable de faire corps face à l'intrusion des marchandises étrangères. Elle ne pourra pas entrer en compétition avec la production étrangère et dire un mien vaut mieux que le tien. Ce nouveau penchant à l'échange (A. Smith) ne va pas accroitre la puissance productive du corps social, la puissance des collectifs. La production sera tournée contre la société et la distinction suivra la pente de la consommation. Ce passage de la société de subsistance à la société d'abondance ne va pas préserver l'unité du travail et de ses conditions de subsistance sur la nouvelle échelle de production et de consommation. Les nouveaux producteurs marchands ne pourront pas continuer à se penser comme société distinguant les échanges les leurs et les échanges avec les autres. Les marchandises étrangères qu'ils achèteront n'accroitront pas leurs échanges internes et la vente de leurs marchandises à l'étranger, elles auront l'effet contraire, elles favoriseront la création destructrice de la production et de l'emploi plutôt que la destruction créatrice (J. Schumpeter), la consommation et non la production. Ils ne réussiront pas à offrir et à recevoir toujours davantage d'eux-mêmes et des étrangers.

En d'autres termes, quels sont les rapports qu'entretiennent les marchands entre eux et le reste du monde, quel type de société vont-ils être en mesure de constituer ? Vont-ils se considérer comme des étrangers les uns aux autres dans une jungle manipulant une bureaucratie comme faire se peut, ou construiront-ils leur marché, séparant ce qu'ils acceptent de vendre et d'acheter, de produire et d'importer, et ce qu'ils n'acceptent pas selon de nouvelles habitudes et nouveaux engagements ? Quels collectifs réussiront-ils à former pour interagir avec le monde auquel la société d'abondance les destine désormais ? Il y a les sociétés qui crient leur préférence pour leurs marchandises nationales, mais la pratiquent peu, et d'autres sociétés qui la pratiquent pleinement, mais n'en disent peu. Car tout commence à partir de là : dans l'économie d'abondance, seules les sociétés qui préfèrent leurs produits aux produits étrangers et sont en mesure de les faire préférer au monde peuvent accumuler. Seules ces sociétés gardent de l'ancienne société d'autoconsommation, en termes de pouvoir d'achat, l'unité de la production et de la consommation.

On allait au marché pour vendre des animaux qui constituaient comme l'épargne de précaution et obtenir des liquidités pour pouvoir acheter de la viande une fois par semaine, des produits de « luxe » (café, sucre, épices, sel, etc.) ou effectuer des dépenses extraordinaires. Dans un deuxième temps, celui de la colonisation, lorsque des marchandises importées feront leur apparition, une partie plus importante du surplus, dont des produits de « luxe » (miel, beurre salé), sera portée au marché pour obtenir les marchandises que la collectivité a adoptées (café, sucre, etc.)[9]. Le marché permettait de transformer une épargne en liquidité pour acheter des produits ou des services étrangers. Les produits étrangers étaient davantage des produits de consommation que des outils ou biens de production.

L'intégration au marché aurait pu se poursuivre sans le colonialisme au travers d'une spécialisation partielle pour permettre au producteur d'amener au marché plus de produits afin d'en obtenir davantage. Jusqu'à ce que le producteur, sans se détourner nécessairement de la production qu'il assurait de sa propre consommation, se retrouve un pied dans l'économie de marché, un autre dans l'économie de subsistance. Et produisant des marchandises avec des marchandises comme activité principale finalement. Ainsi peut être envisagé le passage d'une économie de subsistance à une économie d'abondance, une intégration progressive du producteur dans l'économie de marché, au contraire d'une intégration brutale consistant à le séparer de la propriété de la terre pour le contraindre à vendre sa force de travail pour subsister. Tel fut le processus par lequel s'effectua l'accumulation primitive du capital décrite par K. Marx. Mais aussi la destruction du collectif auquel était attachée la propriété commune. Une telle destruction ne permettant plus l'apprivoisement des marchandises étrangères au service de la production collective. Que fait-on avec cette machine, que fait-elle de nos activités ? Du profit répondait-on maintenant.

Le calcul ne s'oppose pas au don, il le complète

Il n'y a pas de révolution symbolique[10] nécessaire pour passer de l'économie de subsistance à l'économie d'abondance. Le don contient l'échange, l'économie du don contient l'économie du donnant-donnant et inversement. L'économie de marché introduit de la discontinuité dans le don qui n'apparaît plus pour ce qu'il était. On peut dire que le don est un crédit au futur pour une société qui croit dans l'avenir et prohibe l'usure. Et cela de manière générale. L' « économie de la bonne foi » (P. Bourdieu) n'est pas chassée par le calcul froid et égoïste qui n'est une « économie de la mauvaise foi » que dans la mesure où le calcul exclut le don. Elle a désormais besoin de dispositifs de calculs complexes[11] pour subsister. La confiance reste indispensable au développement des transactions et à la réduction de leurs coûts.

Reste à savoir comment l'économie de marché se développe à l'intérieur ou à côté de de l'économie du don et du contre-don différé, on dirait aujourd'hui de l'économie de crédit. Quels échanges dans ou avec quelle économie de crédit ? Leurs rapports peuvent être conflictuels ou coopératifs, complémentaires ou exclusifs. Globalement, il se peut que le marché détruise la société si celle-ci ne s'en protège pas[12]. C'est ce qu'il fera avec le colonialisme.

Une intégration progressive s'appuyant dans un cas sur un travail agricole intensif et une surface cultivée augmentée, dans un autre cas, sur un travail non agricole de plus en plus consistant. Dans le premier cas, la division du travail continuant à approfondir celle traditionnelle entre les régions, produisant un sujet collectif plus large, mais bénéficiant de certaines traditions, dont un savoir-faire collectif. Dans le dernier cas, l'accumulation du capital s'accompagne d'une substitution des anciens sujets collectifs par de nouveaux sujets collectifs se construisant sur le partage entre l'économie interne basée sur le don, on va maintenant dire sur la confiance sociale et ses institutions (parmi lesquelles on comptera celles de calcul), et l'économie externe basée sur le donnant donnant, le calcul du solde tout compte.

Il faut replacer le paradigme de l'économie du don dans la relation entre parents et enfants au sein de l'économie domestique où la relation de dépendance entre actifs et inactifs alterne entre parents et enfants. Les sociétés d'abondance ont transplanté cette relation au niveau global en perdant son enracinement. La société qui a chassé la bonne foi par le calcul, au lieu de l'introduire pour la protéger, celle qui a érigé la liberté qu'offre l'argent comme destruction et non comme explicitation de l'économie du don, ne peut pas équilibrer ses comptes dans les conditions à venir, prévisibles, de la croissance. Le calcul qui conduit les couples à considérer l'enfant comme un coût et pas un investissement, dans une société comptant moins sur la dépendance parentale que sur la sécurité sociale et ses services marchands et non marchands à la personne, s'avère erroné étant donné le changement de conjoncture (vieillissement de la population et crise économique). Cela nous rappelle aussi le fait qu'il est illusoire de pouvoir compter absolument sur le calcul et l'esprit de calcul, l'impondérable limitant toujours le calcul. Il s'avère qu'il y a des endroits où le calcul doit expliciter la croyance sur laquelle il s'appuie, confiance ou défiance. Le calcul ne fait pas reculer la confiance ou la défiance, il les déplace, comme se déplace la frontière entre le certain et l'incertain. Le calcul n'élimine pas la croyance, qu'il peut finir par faire oublier quand elle est continuellement confirmée. On ne perçoit plus ce qui ne change pas. Il doit par contre l'expliciter, la réexaminer, si les calculs pourtant corrects échouent. Un calcul s'appuie toujours sur une hypothèse, un pari. Ce n'est pas parce que la société d'abondance qui a étendu le calcul se trouve supérieure à une société de subsistance où l' « ignorance » (la bonne foi) reste étendue que l'on doit oublier que sa supériorité est relative à un contexte où ses croyances se trouvent confirmées. Qu'elles puissent prendre ses croyances pour éternelles au point de n'en avoir plus conscience, ne les transformera pas en certitudes. En vérité la société qui est inconsciente de ses croyances est engoncée dans des certitudes, des habitudes mentales. Croire que l'on peut tout savoir est un mythe de la société occidentale. Il y a des croyances fertiles, mais elles finiront par s'épuiser et devenir stériles pour céder la place à des nouvelles croyances, de nouvelles hypothèses, de nouveaux paris sur l'avenir.

La crise économique, un vieillissement de la population et sa partie la plus jeune attachée au service de la plus vieille sans que le sentiment de devoir ne soit leur partage (une partie d'entre elle n'ayant pas entretenue des enfants), tout cela fait produire à la société de la contrainte sur une partie d'entre elle, la jeunesse, qui n'y consent pas. Il en résultera de la violence qu'elle s'efforcera d'externaliser pour s'en protéger et transformer le rapport de forces extérieur. Elle cherchera un bouc émissaire qui permettra à la violence de se déverser en même temps que le moyen de rétablir son autorité. La violence entre jeunes et vieux se retournant contre un ennemi commun et compensant leurs difficultés. Il faut se rappeler la nature guerrière des sociétés de classes. La crise et la guerre peuvent être l'occasion d'un renversement du pouvoir social.

L'État colonial, la violence de ses expropriations furent à l'origine du processus de séparation du travail de la propriété de la terre, du travailleur de ses conditions de subsistance. Une telle séparation brutale a semblé pouvoir être un raccourci pour l'accumulation du capital. K. Marx était de cet avis quand il pensait au rôle révolutionnaire de la bourgeoisie. Ce fut aussi le cas des modernistes à l'indépendance : la séparation du fellah de ses conditions de subsistance constituait un progrès pour la division sociale du travail, il fallait poursuivre le mouvement avec la propriété publique. Le mot d'ordre de la Révolution agraire « la terre à ceux qui la travaillent » semblait vouloir rétablir l'unité du travailleur et de ses conditions de subsistance alors que le travailleur dont il était question n'était que l'employé du colon et non la population qui avait été expropriée. Le travailleur présent sur les terres coloniales permettra à la puissance publique de préserver la séparation de la société de sa propriété, de ses conditions de subsistance, initiée par le colonialisme. Conséquence : ceux qui étaient censés investir le travail de la terre ne furent pas en mesure de le faire. L'adhésion de la société à l'autogestion et la Révolution agraire répondait à un autre de ses besoins : celui de faire barrage à la propriété privée exclusive. C'est donc sur la base de ce compromis politique que fut construite la propriété publique sur le legs de la propriété coloniale. Mais ni l'État colonial, ni l'État postcolonial, ne purent achever le processus de séparation pour aboutir à la formation de deux classes sociales de propriétaires et de non-propriétaires, l'une consciente d'elle-même capable de diriger le processus d'accumulation, de faire du marché une force réelle d'intégration sociale, l'autre contrainte de vendre sa force de travail pour subsister, mais capable de seconder la classe de propriétaires dans la conquête de marchés extérieurs. Après la construction de l'État sur le modèle wébérien/westphalien du monopole de la violence, la construction de la société sur le modèle de la société de classes restera inaboutie, parce qu'impensée pour les uns et non désirée par les autres.

Marché et société : qui internalise qui ?

Revenons au cas d'une intégration progressive de la société (le village, la tribu) au marché : quel rapport va-t-elle entretenir avec le marché, ce nouveau centre autour duquel elle va graviter désormais ? Va-t-elle se défaire en individus séparés (aux préférences individuelles) lors de leur intégration au marché ou préserver certaines cohérences externes au marché (des individus collectifs au travers de l'adoption de préférences collectives) ? La société va-t-elle préserver des individus collectifs ou se défaire en individus séparés et se soumettre à la logique du donnant-donnant ? La société va-t-elle tramer le marché ou le marché va-t-il tramer la société ? La société va-t-elle construire SON marché ou LE marché (celui des autres en vérité) va-t-il construire (en vérité détruire) la société ? Le marché en multipliant les partenaires va-t-il transformer les familiers en étrangers ou de proche en proche les étrangers en familiers ? Le calcul va-t-il compléter la confiance ou la défaire ? La société d'abondance gardera-t-elle le rapport d'extériorité que la société de subsistance avait avec le marché ? Le marché dont dépend la société étant désormais le marché mondial ? Notre hypothèse est la suivante : la société doit maintenir son autonomie vis-à-vis du marché, parce que le marché est mondial, car c'est du marché mondial que dépend désormais la société. La non-séparation de l'économie et du marché, leur confusion, mène à l'anomie. Je soutiens que la société doit garder un tel rapport d'extériorité afin de mieux domestiquer les produits qu'elle importe. J'ai déjà développé l'idée du double circuit économique à la manière de la doctrine économique chinoise. La métaphore biologique de domestication me semble tout à fait pertinente. Il faut que les machines et les biens importés puissent vivre une vie qui étoffe celle de l'économie algérienne.

L'État postcolonial a échoué à produire une intégration sociale par le marché, à inscrire la société dans le marché de manière à préserver son autonomie. Il a fonctionné de manière à produire des individus séparés et à empêcher la formation de nouveaux individus collectifs. Il a, dans la masse, élargi la sphère du calcul en détruisant la confiance au lieu de la préserver. Il n'a pas pu, dans l'élite dirigeante, conjuguer calcul compétent et confiance. Il y a eu séparation du travailleur de ses conditions de subsistance par le marché dominé par les exportations d'hydrocarbures et les importations de biens de subsistance, mais il n'y a pas formation d'individus collectifs (classes sociales ou autres sujets historiques) à même de développer une stratégie d'industrialisation, d'intégration réussie au marché mondial.

L'État postcolonial pensait faire produire au marché une classe de propriétaires. Il ne suffit pas de produire une classe de propriétaires et une autre de non-propriétaires pour enclencher un processus d'accumulation vertueux. La manière importe. Il faut que le processus de production de ces deux classes soit vertueux. Il faut inverser la causalité. Autrement dit, il faudrait que le processus produise une élite en mesure d'entraîner la société dans une intégration mondiale positive. Le marché dominé par les exportations d'hydrocarbures et les importations de biens de subsistance a fabriqué une classe d'importateurs et une classe de travailleurs artificielle sans ancrage dans une production industrielle mondialement validée. Il était dit national par le fait des frontières qui le contenait, mais non par sa dynamique. Il ne se posait vis-à-vis du marché mondial qu'au travers de ses exportations d'hydrocarbures et les importations de biens que rendaient possibles de telles exportations, pas d'autre dynamique propre décelable au sein du marché mondial. Ce n'est donc pas la formation d'une classe de propriétaires qui est le deus ex machina de l'accumulation du capital, c'est la dynamique d'accumulation du savoir-faire en particulier. Dynamique que portent des dispositions sociales à l'égard du monde, tel le désir de la société de s'approprier le monde et son savoir-faire, et les dispositifs qu'elle met en place pour y parvenir. À l'ère du capital humain et capital financier, le processus d'accumulation n'a nul besoin d'une classe sociale contrainte de vendre sa force de travail pour se développer. Il a besoin d'une société solidaire en mesure d'internaliser les progrès du monde, une société avec des dispositions sociales et des dispositifs institutionnels et matériels favorables à l'épargne et à l'investissement. Autrement dit d'une société qui ne fabrique pas des rentiers, mais des entrepreneurs.

Dans l'économie de subsistance où la production n'était destinée que partiellement à la vente, l'échange (non marchand) obéissait à la règle du donnant-donnant ou du don et du contre-don différé, du prêt. Le donnant donnant était marginal que cela soit à l'intérieur, les producteurs produisant des choses semblables, ou l'extérieur. Dire que le calcul était absent est complètement faux, il était adéquat aux opérations qui lui étaient demandées et il comprenait l'aléa. On donne à un familier parce que l'on sait qu'une certaine réciprocité est de base et on échange avec un étranger avec qui l'on sera quitte. Réciprocité médiate et réciprocité immédiate. Le surplus n'était pas accumulé, on donnait de son surplus et on recevait du surplus des autres. On n'accumulait pas le surplus pour acheter des terres et constituer une propriété privée plus grande que celle des autres. La terre ne se vendait pas. Sauf qu'avec le colonialisme et sa propriété privée exclusive, le séquestre et le démantèlement des tribus, des indigènes purent être contraints de vendre leurs terres et d'autres en acquérir. Cela fut particulièrement aisé dans les tribus défaites où dominait la propriété arch. Avec la défaite de la tribu, la propriété collective disparaissait, la terre avec l'encouragement des autorités coloniales pouvait être livrée aux appétits privés. Là où dominait la propriété melk, la propriété privée exclusive put s'insinuer dans les marges. Des terres collectives déclarées sans propriétaires purent être privatisées. Il y était autrement impossible de séparer une terre des autres. Pour devenir propriétaire, il fallait trouver une place dans le groupe. Ce que celui-ci refusait en général à tout étranger. Un étranger pouvait être adopté, mais le groupe restait doté d'une identité, celle de réunir des parents copropriétaires et non des étrangers. Ce pour quoi l'indivision était la règle, la vente de la terre inconcevable. Dans la propriété melk, que l'on peut définir comme une propriété privée non exclusive, la terre restait à l'intérieur du groupe. Dans la propriété arch, il n'y avait tout simplement pas de propriété privée, la possession se déplaçait d'une terre à l'autre. Ce n'est qu'avec le démantèlement de la tribu, que l'étranger, le colon, puis l'indigène à sa suite ont pu transformer la propriété collective de la terre en propriété privée exclusive.

Avec l'expropriation coloniale, commence la séparation de classes, apparaissent le travail et la terre comme des marchandises. On peut alors distinguer une séparation des facteurs de la production, du travail et de la terre. Des non-propriétaires doivent travailler pour des propriétaires afin d'assurer leur subsistance. Mais à la différence de la plupart des anciennes sociétés de classes, la relation de classe est ici le fait d'une relation d'occupation étrangère qui ne s'effacera pas, que la société n'internalisera pas. La différenciation sociale ne sera pas intériorisée. Le propriétaire restera étranger, autrement dit propriétaires et non-propriétaires ne feront pas corps. Les conditions d'émergence des marchés du travail et de la terre sont particulières. Leur naissance sera marquée au coin du sceau colonial. La société refusera d'admettre ce qui est ailleurs considéré comme une accumulation primitive du capital. Les colons ne s'effaceront pas au sein d'une classe indigène de propriétaires, les propriétaires indigènes à l'indépendance seront considérés comme leurs rejetons et seront mal acceptés. La période postcoloniale en Algérie qui empruntera le détour de la propriété publique pour établir la propriété privée exclusive ne réussira pas davantage à donner à cette propriété une nouvelle légitimité. Les entreprises publiques ayant échoué à donner lieu à des entreprises privées performantes.

La transition pacifique de l'économie de subsistance à l'économie d'abondance

Sans l'intervention coloniale comment aurait évolué l'échange en tant que donnant-donnant et en tant que don et contre-don différé ? Dans des sociétés tribales, le donnant-donnant avec l'étranger et le contre-don différé avec le familier coexiste. Dans ces sociétés, la faible diversification de la production et de la consommation ne justifie l'existence du donnant-donnant que sur ses marges avec les étrangers. On ne se spécialise pas dans une production pour obtenir des autres plus que l'on ne peut obtenir par soi-même. On produit tous sensiblement la même chose, on ne donne pas pour recevoir sur-le-champ ou même plus tard, mais pour partager un surplus qui un jour apparaît chez vous, et un autre jour ailleurs. On a confiance dans la réciprocité et la solidité du lien social que l'on défend. On ne cherche pas à être quittes, on n'a pas besoin du calcul du don et du contre-don ni ne cherche à accumuler, contrairement aux sociétés de classes où travailleur et propriétaire sont quittes avec un salaire, où la majorité des producteurs sont spécialisés et produisent pour le marché. Le donnant-donnant permet d'intensifier les échanges, mais il suppose des productions diversifiées et spécialisées, des opérations complexes et des comptes qui peuvent être soldés. Le calcul entre en jeu dès lors que les opérations sont complexes et qu'il faut solder des comptes, qu'il faut être quittes.

Dans une société où le travail n'est pas séparé de la terre, mais où les produits étrangers commencent à envahir les marchés locaux, les producteurs peuvent se spécialiser dans des cultures « spéculatives » en vue d'obtenir les produits étrangers. Ils peuvent produire des produits étrangers, du tabac ou du vin par exemple, qu'ils ne consomment pas, pour des étrangers qui les consomment et qui leur vendent ce qu'ils peuvent convoiter chez eux, des équipements (motopompes par ex. qui vont servir à l'irrigation dans les hautes plaines de l'Est) ou des biens de consommation durables. Ils peuvent aussi accroitre la production de leurs produits de « luxe » (miel, etc) ou les produits dont leur région à la spécialité (huile d'olive, figues sèches). Des travailleurs propriétaires de la terre peuvent alors se détacher du travail de la terre pour se consacrer entièrement à une production destinée à l'exportation qui leur permet d'acquérir les moyens d'acheter les produits des puissances étrangères. Un marché du travail peut ainsi se développer autour de la propriété mobilière, sans que la propriété collective de la terre ne soit affectée. Et sans que ne soit considéré l'absentéisme comme un abandon définitif, agriculteur ou industriel restent membres de la tribu. Elle peut être redistribuée temporairement par le groupe subsistant, l'absent peut cotiser, servir l'équipement de la tribu ou participer au financement de ses projets. Une solidarité subsistant entre ceux qui continuent à vivre principalement de la terre et ceux qui n'en vivent plus. Le village se transformant en centre d'accumulation de l'expérience sociale, de formation des jeunes et de retraite des vieux. Car qui sait demain qui aura besoin de se recycler, de repartir sur de nouvelles bases, pour subsister ? Le raisonnement appliqué à l'exemple du village kabyle peut très bien s'appliquer à la tribu semi-nomade. Les individus peuvent donc bien s'insérer dans l'économie de marché sans renoncer à leur collectif qui ne fonctionne pas sur l'opposition des propriétaires et des non propriétaires. Collectif qui se chargerait de domestiquer les produits importés, de les intégrer dans des ensembles plus larges qu'ils formeraient avec eux. Une économie nationale signifie d'abord cela : des êtres vivants humains et non-humains qui fonctionnent convenablement avec des êtres non-humains (machines en particulier et autres produits). Bien vivre avec les plantes, les animaux et les machines. En vérité les États importés se sont acharnés à ce qu'une telle réalité ne puisse pas voir le jour. Ils voyaient en eux une menace à leur existence mal fondée.

Le besoin de grandes exploitations agricoles pouvant être assurée par l'État et les collectivités sous la forme de concession, comme cela se faisait avec la propriété arch. À la différence que maintenant il ne s'agit pas seulement de semer du blé ou une autre céréale, mais d'investir des sommes qui ne peuvent pas être amorties en une seule saison. Ce problème n'en est pas un pour la délibération sociale. La spécialisation n'a pas besoin de défaire le collectif propriétaire, celui-ci peut concéder à l'étranger, à l'individu, sans que ceux-là puissent aliéner ce qui leur a été concédé pour une période donnée, à des conditions données. L'intérêt et le calcul privés n'ont pas besoin de détruire l'intérêt et le calcul collectifs, ils peuvent coexister et bien faire pour l'accumulation du capital local. Le développement du donnant-donnant peut simplement résulter de la conjonction de faits suivants : la spécialisation des producteurs, des comptes qui peuvent être soldés, le producteur ne pouvant vivre que de la production des autres. Alors que le donnant-donnant s'intensifierait avec l'interdépendance matérielle croissante des individus et les comptes qui peuvent être soldés, l'échange comme don et contre-don différé resterait du domaine des comptes qui ne peuvent pas et ne doivent pas être soldés. Comptes fondamentaux à partir desquels les comptes qui peuvent être soldés seraient arrêtés. L'échange comme don et contre-don différé se transformerait en prêt ou en participation, en crédit pouvant se transformer en don gracieux du fait de la confiance sociale. La complexification de la production, le développement de l'économie de marché ne peut se faire sans le développement du calcul, mais ils ont aussi besoin de la bonne foi/confiance, qui loin d'accroitre les couts de transaction permet au contraire de les réduire. Dans la société d'abondance, le donnant-donnant n'exclut pas le don et le contre-don différé, le crédit, leur développement est complémentaire, comme le calcul n'exclut pas la bonne foi si l'on ne se trouve pas dans une société de classes où la propriété privée exclusive fabrique des non-propriétaires. La multiplication des transactions pousse à distinguer entre les comptes qui peuvent être soldés de ceux qui ne peuvent pas et ne doivent pas l'être. C'est la seule façon de préserver les comptes qui ne doivent pas être soldés.

Le donnant-donnant s'oppose au don et contre-don différé dans l'économie de subsistance parce que le donateur et le donataire ne peuvent pas être quittes. Il existe dès lors qu'il n'a pas ce sens. Ils se distinguent aussi, mais inversent comme leur importance et se complètent dans une économie d'abondance. Il reste que le don et le donnant donnant distinguent l'intérieur de l'extérieur. Les bons comptes font dans l'économie d'abondance les bons ami.e.s. Nous sommes quittes ici, mais nous ne le sommes pas là. Le premier opère souvent sur le court terme, j'ai besoin présentement de ce que tu produis en échange de ce que je produis, autrement nous ne pourrions pas produire. Le second opère souvent à moyen et long terme. Il concerne l'investissement, la formation du capital. Je te donne, tu me rendras plus tard, sans que ne se pose les problèmes d'agence qui se posent dans les sociétés individualistes. L'asymétrie d'information n'étant pas cultivée dans les sociétés coopératives. L'intervalle de temps entre le don et le contre-don masque une mauvaise foi (P. Bourdieu) lorsqu'il est porteur d'une mauvaise nouvelle, comme lorsque le prêt parce qu'usuraire transforme le contre-don en expropriation. Le prêt apporte un contre-don différé lorsqu'il n'oblige pas au remboursement au prix du capital, mais implique seulement le surplus. Tu me donnes aujourd'hui de ton surplus, je te donnerai demain du mien. Lorsque l'intervalle de temps apporte un contre-don supérieur au don pour la collectivité dont on est membre, il n'y a pas de mauvaise foi puisque l'objectif était d'accumuler et que la règle de distribution du surplus entre ses membres est convenue. Confiance et calcul se conjuguent à la manière taoïste. Ils se séparent, pour s'opposer et se disputer les champs d'application, mais pour se détruire ou pour se compléter, pour se soutenir ou s'entraver dans le développement de l'économie de marché. Le calcul prendra la place de la confiance pour mieux l'assurer, se substituer à elle ou la miner. Cela dépend. Mais le calcul ne pourra jamais remplacer la confiance qu'il aura détruite ni la confiance ne pourra complètement remplacer le calcul.

À côté du donnant-donnant, du don contre don différé, il y a le don comme défi, comme bien du marché des biens symboliques. On donne ce qui ne peut être rendu pour acquérir un crédit, un profit symbolique qui peut être converti en profit matériel. Mais si le don est la manière de tenir quelqu'un durablement (P. Bourdieu), c'est la manière du groupe pas de l'individu. En donnant il signifie son appartenance, en faisant échange (donnant donnant) il signifie son indépendance. Si la société admet la conversion du don en profit symbolique, elle n'admet pas la conversion du profit symbolique en profit matériel. Le contre-don matériel qui n'est pas supérieur au don, sinon il n'y aurait pas de capital symbolique, n'est pas destiné à s'accumuler, le « profit matériel » n'est pas un profit ni au sens propre ni au sens économique. L'existence de biens symboliques ne signifie pas automatiquement l'existence d'un marché qui leur soit propre à côté d'un marché des biens matériels. Il y a ici aussi une différence entre les sociétés d'abondance qui sont différenciées en classes et celles qui ne le sont pas et une autre entre les sociétés de subsistance qui sont en situation coloniale et celles qui ne le sont pas. Le caïd ou le naturalisé de la société indigène en situation coloniale convertit son profit symbolique, qu'ils tiennent souvent d'un capital symbolique hérité, en capital matériel. La différenciation sur la base de la propriété privée exclusive implique un certain rapport des deux marchés : n'importera finalement que ce qui peut être converti en profit matériel. On peut cependant envisager une différenciation de la société et de son activité sur la base d'une propriété privée non exclusive. Le capital symbolique étant produit par les processus d'accumulation des différentes formes de capital concret, il n'a besoin d'être converti en capital matériel que pour peser dans le rapport de forces entre propriétaires et non-propriétaires et donc pour contraindre le travail à certaines conditions de travail. L'autorité d'un détenteur d'une forme de capital ne s'exerce pas seulement au travers de ses moyens matériels, de son pouvoir de contrainte, mais au-delà, elle s'exerce au travers de la croyance qu'il peut mobiliser plus qu'il ne possède et faire donner plus qu'il ne reçoit à ceux qui croient en son autorité convertible en pouvoir. Bref, je me risquerai à soutenir que le capital symbolique consiste dans la transformation de l'autorité en pouvoir et du pouvoir en autorité.

Propriété privée exclusive ou non exclusive ?

Aujourd'hui l'Algérie est à un carrefour. Elle va devoir décider si elle doit baser sa différenciation et celle de son activité sur la base de la propriété privée exclusive ou de la propriété privée non exclusive. La propriété non exclusive signifie la copropriété. Comment refonder la copropriété dans une société qui n'a cherché jusqu'à présent qu'à s'en défaire ? Refonder la copropriété c'est refonder la confiance dans la collectivité, c'est refuser d'êtres quittes sur un certain nombre de points. Les élites modernistes croient jusqu'à présent que pour créditer la collectivité nationale de la confiance sociale, il faut discréditer toute forme de collectivité qui puisse paraître concurrente. La société était séduite par l'autonomie individuelle de la société d'abondance. Elle laissait le soin aux élites de se préoccuper de la construction d'une collectivité nationale. Les élites modernistes ont voulu construire la nation comme l'antithèse de la tribu. La société avait perdu ses autonomies collectives, elle était séduite par celle individuelle. Mais on ne voyait pas que cela signifiait premièrement soumettre la société des tribus au projet non explicite d'une construction de classes et deuxièmement qu'un tel projet avorterait du fait que la différenciation sociale de classes surimposée par la colonisation n'aurait pas de prise sur l'ancienne société des tribus. Il faut choisir entre la nation multiethnique et la société de classes. Il faut voir que nous avons voulu importer les institutions d'une société de classes sans ses classes. Il faut ensuite voir que la différenciation de classes initiée par le colonialisme n'a pas été reprise, a même été rejetée. Que nous reste-t-il comme choix ? La société multiethnique ne se conjuguera pas avec la société de classes, on ne l'a pas voulu. La société de classes ne s'imposera pas à la société multiethnique, elles se définissent par l'exclusion réciproque. La société multiethnique pourra-t-elle s'imposer à la société de classes ? Telle est la question. Il aura fallu plus d'un demi-siècle pour éroder la confiance dans la propriété publique et détruire, empêcher de se construire, la confiance dans la copropriété ; mais cela ne permettra pas non plus d'établir une confiance dans la propriété privée exclusive. On nage dans l'anomie. On ne pourra pas éluder la question : propriété privée exclusive ou non exclusive ? Et on ne pourra trouver la réponse que dans l'expérimentation sociale. La copropriété a besoin de collectifs propriétaires capables de gérer leur copropriété[13], comme le village ou la tribu semi-nomade était copropriétaire de la terre. La collectivité nationale est-elle exclusive de toute autre collectivité ou au contraire est-elle impossible sans elles ? Des classes ou des ensembles régionaux ? La classe des travailleurs est à la base de l'État social-démocrate. Sans classes ou sans tribus, pas de contrepouvoirs, chers à nos démocrates, à l'État wébérien/westphalien. La société des individus séparés basée sur la propriété privée exclusive, mais sans classes sociales est incapable de redonner de la cohésion sociale et d'assurer la stabilité à la construction nationale. Elle s'est défaite de la société des tribus, mais n'a pu établir de société de classes.

Notes :

[1] Ou la noblesse ne s'hérite pas, pour paraphraser le professeur A. Benachenhou. Suite de l'article « Où placer notre fierté ? »

[2] Je parlerai indifféremment de capital symbolique, d'autorité et de charisme. Le capital symbolique est l'autorité attachée à tout capital. Pour Pierre BOURDIEU, « Le capital symbolique englobe les autres formes de capital (économique, social et culturel), lorsqu'elles sont perçues de l'extérieur et reconnues comme légitimes : « J'appelle capital symbolique n'importe quelle espèce de capital (économique, culturel, scolaire ou social) lorsqu'elle est perçue selon des catégories de perception, des principes de vision et de division, des systèmes de classement, des schèmes classificatoires, des schèmes cognitifs, qui sont, au moins pour une part, le produit de l'incorporation des structures objectives du champ considéré, c-à-d de la structure de la distribution du capital dans le champ considéré. » (Raisons pratiques, Seuil, 1994, p.161.) Il détermine la position sociale des individus dans la société. Ainsi, le capital symbolique se traduit par le prestige, l'honneur ou la reconnaissance de l'individu. » Source Wikipédia.

[3] J'ai été surpris par le fait que dans notre langage doula (daoula) signifiait le tour. Chacun son tour, ordre, réciprocité, c'est ce que pouvait signifier dans notre société de subsistance sans État, le germe de l'État, l'état de droit.

[4] Pierre Bourdieu. Le sens pratique. Éd. de Minuit. Paris. 1980, pp. 194-195.

[5] Je suis ici sur la « piste » de la quotidianisation du charisme de Max Weber. C'est le comportement du leader qui se transforme en tradition, ce sont ses « armes » qui se transforment en capital.

[6] Avec la crise du coronavirus, on découvre que la société marchande peut être une société de subsistance, les échanges extérieurs pouvant être réduits à leur maximum, la recherche du profit cessant d'être la règle qui devient celle de préserver son capital et sa subsistance.

[7] David Graeber, Elise Roy. Bullshit jobs. Les Liens Qui Libèrent. 2018.

[8] Bourdieu a fait porter une insistance de plus en plus grande sur le mixte de reconnaissance et de méconnaissance à l'œuvre en général dans les champs sociaux et, en particulier, dans la production et la reproduction du capital symbolique, « produit de la transfiguration d'un rapport de force en rapport de sens ». Voir Bourdieu. Méditations pascaliennes, 1997, pp. 283-288

[9] Notons ici que l'Etat s'est substitué à la société pour définir les produits étrangers qu'il fallait adopter de ceux qu'il fallait proscrire. Il se devait de corriger une défaillance dans le cas où elle advenait, mais il ne devait pas se substituer durablement à la société. On constate aujourd'hui de ce que cela a coûté à la société.

[10] P. Bourdieu. Méditations pascaliennes, p. 282. Seuil. 1997, 2003.

[11] Michel Callon. L'emprise des marchés. Comprendre leur fonctionnement pour pouvoir les changer. La Découverte. 2017.

[12] K. Polanyi. La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Gallimard. 1944.

[13] Elinor Ostrom. Gouvernance des biens communs : pour une nouvelle approche des ressources naturelles ». Éditions De Boeck, 1990, trad. française 2010.

*Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif - Ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.