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Le temps du pouvoir et le pouvoir du temps en Algérie

par Mohamed El Bachir Louhibi

21ème partie



Je trouvais du plaisir à voir Memou attiser le feu, Jacob et son aide, légèrement vêtus, marteler un fer a cheval ou une autre pièce rougeoyante qu'ils venaient de retirer des braises incandescentes du foyer.

Les coups de marteau forts, alternés, suivis et répétés du maître et de son compagnon sur l'enclume faisaient une musique qui ressemblait à un hymne au travail?

J'observais tous les mouvements et toutes les expressions des visages sous le coup de l'effort de l'homme maîtrisant a la fois la matière et certains éléments naturels même a travers ces mouvements d'apparence simple.

Mon plaisir ne se limitait pas à regarder les forgerons travailler.

J'étais curieux de tout découvrir et je passais une partie de mon temps au seuil des boutiques des autres artisans.

J'admirais ceux qui confectionnaient les capes appelés burnous.

Le maître assis à même le sol en ayant son ouvrage entre les mains d'ou partaient 2 fils de 2 à 3 mètres de longueur, tenus un dans chaque main par un apprenti qui les entrecroisait régulièrement pour tisser le joint a hauteur du col du burnous.

L'habilité du maître, la persévérance et l'attention de l'apprenti m'impressionnaient.

Il y en avait certains parmi eux qui simultanément faisaient réciter des versets du Coran à l'apprenti pour ainsi joindre activités manuelles et intellectuelles. De la j'admirais aussi les artisans tailleurs jouant de leurs mains habiles et de leurs pieds en mouvement constant avec leurs bonnes vieilles machines à coudre.

Puis je finissais par l'échoppe du cordonnier, assis sur une courte chaise autour d'une petite table chargée de clous de toutes dimensions et de fers à chaussures. Un verre de café constamment à portée de main mais toujours presque vide et dont il se plaisait à savourer le fond par très petites gorgées.

Des piles de formes nues ou garnies autour, des morceaux de cuir, noirs, rouge,gris, blancs, accrochées au mur.

Le maître bottier Zellal Ghaouti et ses compagnons se partageaient les tâches, l'échoppe retentissait des bruits les plus divers. L'un graissant la ficelle pour la consolider, l'autre coupant le cuir, le suivant le mettant en forme, le tout au rythme de coups de marteaux sourds et répétés sur les formes.

Que de labeur pour une simple paire de chaussures. Aussi le maître bottier pour compenser la peine qu'il avait, les après midi, il buvait quelques rasades de vin rouge, soit disant, à l'insu de ses compagnons qui jouaient le jeu en faisant semblant de ne pas le voir. Non loin il y avait aussi la boutique de Si Abdellah Figuigui qui réalisait des selles et harnachement pour chevaux et dont certains étaient brodés.

Tous ces artisans par le plaisir qu'ils me donnaient à les voir travailler si habilement, m'enseignaient la valeur du travail accompli, le sens de l'habilité et de la patience.

Ils m'apprenaient les vertus de la persévérance, de la modestie, de la simplicité et du courage pour mener le combat de la vie à leur manière.

Les conséquences de la crise se répercutaient sur eux aussi inévitablement. Mais gagner le pain d'un jour leur suffisait. Parmi eux il y' avait des israélites et des tlemcéniens qui habitaient le bourg mais aussi des kabyles et un mozabite qui vivaient loin de leurs familles auxquelles ils rendaient visite une fois par an seulement. Que de sacrifices ils s'imposaient ainsi pour nourrir les leurs.

Dans la rue de nos forgerons par contre, il y avait un boucher israélite Simon Benatuil, gros et gras,aisé financièrement, arrogant et prétentieux tout comme sa femme prénommée Lily qui ne manquait aucune occasion de se faire remarquer même au bain maure où elle portait ses bijoux jusqu'a dans la salle de sudation par vantardise.

Ce couple était détesté tant par ses propres coreligionnaires que par les autres habitants. Cela faisait partie du reste. Les hommes et les femmes n'ont pas que des qualités ni que des défauts.

Un autre de mes plaisirs consistait à accompagner mon père lorsqu'il allait visiter un troupeau d'ovins. Je mettais ma djellaba en laine et prenais ma petite canne pour ressembler à tous les éleveurs adultes et les imiter.

Lorsqu'il n'y avait pas tant de misère, quelle joie de voir les agneaux bondir à l'approche des brebis et d'entendre les bêlements affectueux de celles-çi allant à la rencontre de leur progéniture.

Mais, après le spectacle était devenu affligeant de voir les bêtes titubantes et dont la laine était en lambeaux. Sous les affres de la faim leurs flancs battaient rapidement et leur souffle saccadé, entrecoupé, était suivi de bêlements douloureux pour finir en râles de mort.

Mon père se lamentait de voir son cheptel disséminé et fondre de la sorte.

Un jour j'avais beaucoup souffert de deux choses : Je vis une brebis allongée à même le sol et son chétif agneau s'efforçant de téter un lait inexistant. Elle finit par mourir. Les bêlements répétés et vains me déchirèrent le cœur. Je fondis en larmes, ce que voyant, mon père décida de l'emmener chez nous ou il fût élevé au biberon pour être mon meilleur compagnon jusqu'à l'arrivée de jours meilleurs.

Le sol jaunâtre et craquelé par la sécheresse aux alentours de Ras El Ma était encombré de squelettes d'animaux comportant quelques restes que se disputaient âprement des insectes insatiables.

Malgré le vent de sable, les corbeaux tournoyaient dans le ciel en croassant.

Certains se posaient sur des arbres sans feuilles maigres et secs.

Dés l'abord des premières maisons, fusaient de ci de la, des cris de femmes éplorées par la mort d'un être cher, emporté par l'épidémie du typhus qui ravageait l'Algérie entière hélas.

Ces cris étaient chargés de souffrance dés lors qu'ils émanaient des entrailles de ces femmes pour exprimer la douleur la plus tragique dans toute sa dimension.

C'est en ces instants que je découvris que la douleur est communicative par l'émotion profonde que je ressentais et les larmes chaudes que je déversais abondamment. Je ne connaissais aucun des défunts, mais je me sentais si proche des leurs. L'ambiance générale était plutôt lugubre.

En arrivant chez nous, je trouvais ma mère venue s'inquiéter de notre retour entre une visite et une autre qu'elle venait de faire, en attendant la suivante, pour aller compatir, présenter ses condoléances malgré les risques de contamination, aux familles éplorées.

Elle était habillée pour la circonstance, les yeux rougis par tant de larmes.

Elle et mon père comme tous les habitants du bourg manifestaient compassion et solidarité agissante au besoin.

Dans de tels moments, je découvris aussi que la solidarité chez quelques humains n'est pas un vain mot. Elle a ses moments forts qui permettent de mettre du baume au cœur en certaines circonstances.

A suivre