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Les enseignants agressés par la frustration de l'inaccessible

par Chaib Aïssa-Khaled*

Parmi les défis de l'avenir auxquels nous devons faire face, celui de l'éducation et de l'instruction est le plus difficile et le lus complexe, mais aussi le plus chargé d'espérance et le plus passionnant à relever parce qu'il détermine à la fois l'avenir des générations futures, l'évolution et l'équilibre harmonieux de notre société, le développement économique et technologique de l'Algérie ainsi que le rayonnement de notre personnalité et de notre culture dans le monde.

Cependant ce défi ne peut être surmonté tant que les enseignants consomment, au quotidien, la lie de la frustration de l'inaccessible bien qu'à leur endroit, il est, sans repos sans trêve, répété que le temps est venu pour qu'ils recouvrent leur statut originel et s'érigent en force motrice du bien être de la cité. Ce qui est sûr c'est qu'au jour d'aujourd'hui des générations d'entre eux se sont succédées, se sont usées et se sont effritées les unes après les autres, à l'image de leurs rêves. Elles s'en sont allées les unes après les autres sans qu'un semblant d'amélioration de leur condition socioprofessionnelle n'ait émergé et sans qu'aucun flambeau de l'espoir ne leur ait été remis. Ce flambeau de l'espoir, il leur a été, purement et simplement spolié et caché dans les tiroirs de l'autorité et sous l'emblème du mépris.

A propos de mépris. Les responsables en charge du sort des enseignants, tant au niveau local qu'au niveau national, doivent cesser de tourner le dos aux préoccupations de ceux-ci, c'est là la moindre des civilités et la moindre des délicatesses administratives. Tel est le premier jalon à planter pour mettre en état un Etat qui était dans tous ses états car les enseignants, qu'ils le veuillent ou non, sont la rampe de lancement du développement national multisectoriel. Ce comportement est à condamner sans aucune réserve. Il les rend complices d'une opération malveillante qui, sous le couvert de ce qu'ils croient être le premier maillon de la responsabilité, cherche à naniser ces derniers et même à les mettre sous coupe réglée, à dénaturer leurs ambitions, à laminer leurs aspirations, à grossir leurs besoins, à affûter leurs contraintes pour qu'elles les cisaillent chaque jour un peu plus, aujourd'hui plus qu'hier et bien moins que demain. Ce comportement complice d'une malveillance cherche surtout à bâillonner leur soumission croyant que si leur silence est brisé, cela infligera une gêne à leur autorité.

De toutes les façons et quoiqu'ils en pensent où croient, ce comportement n'a rien de déontologique. Il tend plutôt à inoculer, avec une dose supplémentaire d'autoritarisme sclérosant, à un corps d'Etat, les germes du désespoir et à l'inciter à demeurer sur une pente glissante qui le rend propice aux manipulations et aux complots.

Chez beaucoup de responsables en charge du sort des enseignants, la responsabilité conjuguée dans la délicatesse administrative, fait lourdement défaut. Ces apprentis oligarques n'ayant pas confiance en eux-mêmes, se mettent en quête de contenance. Chacun d'eux jubile en s'affirmant «son autorité» et non pas celle dont il est dépositaire, oubliant qu'un fonctionnaire digne de ce rang ne doit, en aucun cas, déconsidérer ses confrères et ses consœurs parce que ce sont ces confrères et ces consoeurs qui, l'un dans l'autre, se sont «tués» à la tâche pour essayer d'en faire le fonctionnaire qu'il devra être mais hélas, ils ont échoué parce qu'au lieu d'apprendre à être un fonctionnaire, il a, en son fort intérieur, inexorablement nourri ce perfide, ce sulfureux et extravaguant roitelet, orfèvre de l'intrigue et du laissé pour compte.

Agissant de la sorte, ces «roitelets» continuent à jouer au maintien du système rentier du hasard pourtant mille fois défait, dans ses fondements et dans ses traits constitutifs. Cela est leur affaire. Mais jouer aux abus et aux excès là, ce n'est guère leur affaire parce que l'ère de la nomenklatura est bel et bien révolue. Nous avons embrayé sur une nouvelle République dit-on !! L'amnésie politique n'a plus droit de cité car on ne peut couler de la fonte neuve dans un vieux moule.

Au lieu de se cloitrer dans leurs bureaux cossus, au lieu de s'engouffrer dans leurs fauteuils qui donnent à beaucoup d'entre eux l'air d'avoir l'air alors qu'ils n'ont pas l'air du tout, (pour paraphraser Jacques Brel), au lieu de s'emmitoufler dans leurs réflexes d'autrefois, ils doivent œuvrer, comme ils le prétendent, pour une Algérie décomplexée, une Algérie ouverte sur l'avenir, pour une Algérie qui aspire à se défaire des tractations occultes qui la garrottaient et des ambitions éculées et pernicieuses, pour une Algérie qui refuse l'ordre ancien et vermoulu, pour une Algérie qui refuse tous ceux qui se sont inventés et qui s'inventent aujourd'hui encore de toutes pièces de nouveaux prophètes, pour une Algérie dont l'essor dépendra de ce qu'elle fera et de ce qu'elle ne fera pas. Charge alors à eux de prendre en charge le sort défait des enseignants pour le faire. Charge alors à eux de les mettre à l'abri du besoin, ce besoin sans cesse mis en relief et grossi par la «grâce» des malfrats sans foi ni loi. Si toutefois, ils ne peuvent pas faire aboutir cette entreprise, qu'ils leur accordent du crédit au lieu de les abandonner à mordre dans leur chair devant le Ministère de l'Education nationale, devant les Directions de l'Education des Wilayas, à compter les heures des journées de grève et à écouter les sornettes des syndicats . Ainsi ils les inciteront à prendre part et à se consacrer sérieusement à la mise en état d'un Etat qui était dans tous ses états au lieu de continuer à subir les affres de l'injure du hasard, à glorifier le respect des lois, le sens de la tolérance et celui de la communion citoyenne, à conscientiser le fait qu'une Algérie nouvelle ne peut naître que des cendres d'une Algérie «pilonnée», démantelée socialement et mise à genoux économiquement et que dix années de flots de sang et de lots de larmes et vingt années de gestion oligarchique, ont fait en sorte que le bout du tunnel n'est pas pour demain, à faire dans une optique optimiste et à verser dans une réelle volonté d'aller dans le sens du changement souhaité en raisonnant à la faveur des probabilités et en privilégiant les hypothèses les plus plausibles.

Cependant, il est hors de question qu'ils se croisent les bras et laissent venir ou se taisent et laissent faire. Ils n'abdiqueront pas leur droit. Ils ne se perdront en conjectures ou en supputations. Ils ne s'abandonneront plus à cette affectation qu'on leur voulait pour domiciliation définitive. Ils ne s'emmureront plus dans le silence. Ils indexeront celles et ceux qui auront échoués sans même avoir tenté de les extraire des griffes de l'amertume qui les a hélas noircit et qui aspirent peut être, comme par le passé, à se recycler dans d'autres institutions, le Sénat ou une quelconque ambassade.

Aussi, il importe que ces responsables se défassent de cette mégalomanie maladive qui tend à devenir leur propre, ne s'érigent plus en centres d'intérêts, ne pratiquent plus le rejet de l'autre au nom de l'égoïsme. Il leur importe, par ailleurs, de regarder en face la réalité objective et de ne plus jouer le jeu du système qu'ils prétendent combattre, d'assumer sans condition leur responsabilité. S'ils ne peuvent assumer cette responsabilité, c'est qu'ils sont à cours d'idées et ne pourront évoluer en dehors de leur monde abstrait. Moralité, ils ne pourront pas mettre la société en marche et devront céder la barre à ceux qui savent et qui peuvent. Il leur importe, en outre, de reconnaître que les enseignants sont fatigués par l'attente d'un avenir bloqué. Qu'ils sont pris en otage par la mal vie. Qu'ils ont depuis longtemps détourné leur regard de ce que sera demain pour le poser sur le présent avec la vague croyance d'y trouver une consolation passagère pour tromper leur attente et mentir à leur patience. Ils devront admettre que sans sens particulier, lorsqu'il existe, leur «aujourd'hui» blafard ressemble étrangement à leur triste d' «hier» et encore plus, à leur maussade de «demain».

Souvent sans logement, sans même le rêve, les enseignants constituent aujourd'hui l'échec cuisant de ceux qui étaient sensés leur permettre de rêver. Devant une telle faillite, ceux qui en sont responsables continuent à s'enliser dans leur mégalomanie, à croire qu'ils détiennent la clé de la réussite, qu'ils sont indispensables, incontournables même pour que s'accomplisse ce rêve, comme s'ils n'ont pas été à la barre de l'institution scolaire pour que cet accomplissement «s'accomplisse».

Marginalisés de la gestion de la mission éducative et réduits à une vulgaire cheville ouvrière, exclus socialement et délestés de leurs ambitions, les enseignants se désolent non seulement qu'on ne leur ait rien donné, mais surtout de ne pas leur avoir laissé l'occasion donner à leur pays.

Flagellés par l'angoisse, confrontés à l'amertume du non pouvoir d'achat rigidifié par des commerçants véreux, sans foi ni loi, obsédé par l'intérêt à engranger et sans plus, à l'absence de perspectives et exposés à la dégradation programmée des valeurs qu'ils recèlent, ils sont aujourd'hui déroutés. Ils se voient en net décalage par rapport au discours d'un personnel administratif momifié, fossilisé dans une espèce de gérontocratie inspiré par ses seuls instincts de base.

La révolution pour l'indépendance nationale n'a pas été vécue pour beaucoup d'entre eux. Elle leur est légendaire parce que gorgée de sacrifices. Leur révolution, à eux, est la débrouillardise, c'est-à-dire comment faire pour subsister, là était la rose !!

Subissant aujourd'hui et de plein fouet le revers des inégalités sociales qui déchirent l'équilibre des classes, les enseignants ne cautionnent plus le discours hypnotisant. Ils ne s'amarrent pas aux vagues engagements rotatoires. Ils réclament une justice sociale appliquée uniformément à tous. Ne fusaient alors, alors, à leur adresse et par la force de choses que de fausses réponses aux vrais problèmes qui les assiègent. En effet, des raccourcis, des bricolages, ne peuvent être une perche de salut ou, à la limite, engager un semblant de débat porteur.

Les réponses aux vrais problèmes qui ont de tout temps assiégé les enseignants ne peuvent être, dans l'état actuel des choses, qu'inappropriées parce que les dirigeants impotents d'autrefois convertis en promoteurs du «crime sacrificiel», ignorants qu'ils sont la solution aux problèmes que pose le développement national multisectoriel, avaient dévalorisé leur statut en les abandonnant aux injures du temps. Ils n'avaient jamais pensé faire leur sort. Ils n'avaient jamais admis qu'ils sont «branchés», lettrés et diplômés. Ils les ont réduits à la fonction de «nègre» alors que les caciques jouaient le rôle de Dieu.

A propos de promotion ou de hautes fonctions. Que pouvait-on leur reprocher pour qu'ils n'accèdent à la fonction de gérer ? L'inexpérience, la tiédeur et pourquoi pas la candeur !! Effectivement et subissant sans merci l'arbitraire de cette triade de reproches infondées, même une simple promotion professionnelle ne pouvait avoir comme élément de sélection que «l'appartenance à ...». Qu'en était-il alors des fonctions supérieures ? En tout état de cause, si cette condition n'était pas remplie, ils demeureront parqués dans la marge indéfinie des listes d'attente et sans plus. Cette stratégie-tactique de l'exclusion délibérée, avait animé chez eux le réflexe de se contenter de rêver d'un exil distingué, de fuir vers la fameuse «retraite anticipée» qui leur permettrait de trouver un rang social appréciable et où la compétence qu'ils recèlent pourra, sans aucun doute, s'exprimer.

Au final et laissés pour compte, ils ont été le pur produit d'un système politique «zombie», d'un système politique qui dévorait la matrice vivante de son peuple. L'unique alternative qu'ils pouvaient s'offrir pour échapper à la déchéance, était le recours au marché informel et par conséquent, au diktat des gangsters qui voulaient en avoir la main mise.

En tout état de cause, les calculs et l'absence de la culture de l'Etat par laquelle se singularisait ce dernier, ont fait en sorte que des générations entières d'enseignants n'aient plus de perspectives. Les ressources étaient mobilisées au profit de ceux qui étaient forts de tous les liens et qui, sans gêne et sans complexe, versaient dans la promotion d'un autre gisement, celui de la sphère informelle pour assouvir leurs lubies.

Les concepteurs du déboire des enseignants et du peuple algérien tout entier, ne savaient-ils pas qu'ils les ont nanisés? Ne se rendaient-ils donc pas compte qu'ils étaient les auteurs de la déroute de l'Etat Algérien qui, par leur faute, courait dans tous les sens ? Ne savaient-ils faire rien d'autre que dilapider ses richesses? Ne pensaient-ils pas qu'il existe des citoyens plus instruits, mieux outillés et hautement plus qualifiés pour gérer le sort de leur peuple? Eux qui n'avaient de discours que pour ankyloser la conscience nationale, sauraient-ils admettre que la société algérienne est à l'ère d'une véritable explosion de savoirs porteurs de fantastiques avancées du progrès et non point à l'ère de la sacralisation du flou, du compromis par souci de préserver l'impunité ? Faisant donc fi de leurs méfaits et en parfaits prédateurs, ces artisans du chaos national, s'étaient de tout temps occupés à marquer leurs territoires. Dans cet ordre d'idées, la République s'arrêtait aux seuils de leurs villas pour les uns et à ceux des résidences d'Etat, pour les autres.

Aujourd'hui, pour être nouvelle, la République algérienne devra mettre de l'ordre dans tout ce désordre et là n'est pas une mince affaire. La priorité devra être accordé à la révision du statut socioprofessionnel de l'enseignant parce qu'il occupe une place centrale dans la mission du développement multisectoriel national. Parce qu'il y joue un rôle majeur. Parce qu'il est la matrice de l'accomplissement. Ne rusons plus alors. Il est une évidence qu'il n'est pas utile d'occulter. On ne peut faire avancer le développement multisectoriel sans faire avancer l'école. Cependant, faire avancer l'école sans enseignants compétents et motivés en usant de simples injonctions administratives, c'est faire fausse route.

*Directeur départemental de l'éducation - Ancien Professeur INR - Président de l'Association nationale pour la promotion de l'école intelligente - Auteur  - Dernier ouvrage paru aux Editions El Maârifa : «Comment mettre en état un Etat qui était dans tous ses états»