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SKIKDA : 20 AOÛT 55

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

Les galets de Sidi Ahmed. Recherche historique de Aziz Mouats (préface de Brahim Zeddour/postface de Olivier Le Cour Grandmaison. Image de couverture: Samira Mouats). Editions el Qobia, Alger 2021, 274 pages, 1000 dinars)



Un récit ? Un roman ? Une histoire découpée en séquences filmiques ? Un peu de tout, de tout un peu, mais certainement un pan entier de la vie d'une population longtemps opprimée par la colonisation française (125 ans) et qui se révolte le 20 août 1955, tentant de tout balayer sur son passage. Avec les moyens de bord... et beaucoup de volonté et de foi. Une révolte populaire embras(s)ant la quasi-totalité de la région de Skikda (de Gastonville à Phillipeville en passant par Jemmapes et El Harrouch)... laquelle, au-delà de ses effets tragiques immédiats, a réussi, sous la direction de Zighoud Youssef, à faire rentrer la question algérienne à Manhattan/New York, au siège de l'Onu... et à amener une année plus tard, à la même date, à un Congrès historique, celui de la Soummam. Philippeville (Skikda) ! une ville portuaire de plus de 70 000 habitants dont une grande majorité de pieds-noirs, d'origine multiple et diverse : italienne, maltaise, corse... )... et une campagne verdoyante exploitée par les colons... exploitant les «indigènes».

L'auteur a bien vécu cette période bien qu'encore enfant... mais bon observateur et grand curieux des choses de la vie environnante, il avait (presque) tout enregistré. Il raconte donc, aujourd'hui, avec force détails, la répression féroce à travers la destruction totale de la mechta familiale (regroupée autour du mausolée de Sidi Ahmed Ech-Cherif) et l'assassinat de la presque totalité de la famille... : 23 hommes tués... alors que «pas une ferme, pas la moindre grange a n'été brulée... et des moudjahidine ayant même empêché de tuer les colons de la région». Assassinés par l'armée régulière coloniale accompagnée de miliciens armés : Que de noms de bourreaux responsables de la répression et donnant le vertige et alors régnant en maîtres ! Aussaresses, le militaire spécialiste en torture et futur assassin de Boumendjel, Issolah, Roger Kadida et Misery, des policiers, Bancquet Crevaux, le maire de Philippeville de l'époque (aujourd'hui Skikda)...

L'Auteur (car, c'est lui qui remonte - très douloureusement - le temps, recherchant des souvenirs qu'il croyait perdus mais, hélas, toujours enfouis en son subconscient) va nous raconter avec force détails les douleurs, les sacrifices et les prouesses de membres de sa tribu, de sa famille, de ses héros (dont Mouats Lyazid, l'oncle maternel), des oubliés, sans cependant tomber dans l'invective stérile et la condamnation sans appel à l'endroit d'une partie (minime certes, mais qui a tout de même existé) de fermiers d'origine européenne assez compréhensifs de l' «Autre». A l'exemple de Roger Balestrieri et de son épouse Germaine qu'il ira «interviewé» en France où ils résident désormais, avec toujours Béni Mélek au cœur.

Au passage, l'auteur ne manque pas d'éclaircir tout ce qui a pu se (mé-)dire, tout particulièrement par le cinéaste algéro-français Jean Pierre Lledo, qui avait ravivé, à sa manière, par le biais d'un documentaire, la mémoire, sur le soulèvement populaire du 22 août à Skikda et ses environs...

Et, comme tout bon agronome des cuvées d'antan, il en profite pour nous en apprendre sur l'agriculture de la région, et d'ailleurs.

L'Auteur : Aziz Mouats, né en 1950 à Skikda, est de formation agronome. Installé à Mostaganem, après ses études à l'Ita, il a été, fort longtemps, journaliste (dont El Watan) et enseignant universitaire et... surtout un infatigable militant de la mémoire. Déjà auteur de plusieurs ouvrages... dont deux sous presse.

Table des matières : Préface/ Avant-propos/ 25 chapitres/Postface/Annexes/Biographie de Sidi Ahmed

Extraits : «La guerre d'indépendance est faite du mélange des lâchetés et des courages, des complicités et des duplicités, des trahisons et des générosités, de l'humanité et de la bassesse» (Jean Douchement, ancien professeur de français de l'auteur à Skikda, fin des années 60, début 70, extrait de lettre, cité p 25), «Sans doute que le rapport à cette mémoire ne représentait pour lui et pour les siens aucune importance. Preuve en est qu'une fois la guerre terminée dans les circonstances que l'on sait, avec le départ précipité des colons, une chape de plomb est venue recouvrir de son silence plus de sept années de guerre» (p 124), «Poser les chiffres disponibles et mettre à plat les responsabilités, c'est permettre une petite avancée de l'histoire, une fin de deuil pour les familles des victimes innocentes et oubliées, et tous les exilés de cette guerre» (p223)

Avis : A lire, à relire et à faire lire. Une fenêtre ouverte sur l'océan (démontée) de l'histoire de la guerre de libération nationale. «Une œuvre pleine d'intelligence et d'émotion» (Brahim Zeddour)

Citations : «Lorsqu'un fellah ne veut pas se libérer, c'est comme une huître qui se ferme à la vue du danger. Une fois fermée, impossible de l'ouvrir sans casser la carapace» (p 39), «Même devant la mort, nous ne sommes jamais égaux... c'est ce côté pervers et foncièrement injuste qui a mené à la révolte... Voyez-vous, un quart de siècle après cette tuerie froidement exécutée par le militaires français (Note : massacre d'habitants insurgés du Beni Mélek après le 20 août 55), la double injustice nous poursuit... » (p 134), « La France n'a rien vu venir (Note : Guellal)... C'est pas tout a fait exact, Guellal, je me permets de te corriger... elle n'a pas voulu comprendre que le monde ancien était terminé. (Note : Roger, l'ancien colon), «D'un côté, nous les pieds-noirs, avec notre culture, nos traditions et notre arrogance... et de l'autre, les Arabes comme on disait. Pour nous, le distinguo était vécu de manière naturelle. Eux, c'étaient nos ouvriers, il fallait qu'ils triment. Un point c'est tout. Et nous, nous étions les propriétaires, les colons, ceux qui pouvaient tout se permettre... Quand je voyais un Kabyle (Note : la région de Skikda a accueilli énormément de travailleurs venus de la Grande Kabylie et qui par la suite s'y sont installés définitivement), je voyais en lui le binage, le curage des fossés, l'ébourgeonnage de la vigne, le sulfatage, la récolte de la pomme de terre, des fèves, du raisin... c'était pratiquement toujours un outil, une serpe, un crochet, un cageot... je ne voyais même pas la sueur ni l'effort... d'ailleurs ils partaient au travail avant le lever du jour. Ils ne revenaient que parce qu'il faisait nuit... » (Roger, l'ancien colon, p 143), «Pour rechercher la vérité, il vaut mieux ne pas cultiver la moindre rancœur... ni moindre amertume» (p 192), «C'est une règle chez les pieds-noirs, lorsqu'il s'agit des leurs, ils gonflent exagérément les chiffres... et dès qu'il s'agit des Arabes... on fait comme si ça ne comptait pas... et ça remonte aux débuts de la colonisation. Comme il n'y a eu jamais de statistiques officielles... c'est à qui publiera les chiffres les plus invraisemblables» (p 183), «Les Algérianistes ? Ce sont généralement des radicaux d'extraction pied-noir, d'anciens membres de l'Oas... des nostalgiques de l'Algérie française... on les appelle aussi les «Nostalgériques» (p 193), «Dans son esprit d'enfant, il s'est dit qu'un homme qui pleur ne peut pas mentir. Ni manquer à sa parole» (p 218), «L'aveuglement de la France face à son passé colonial existe à l'évidence, même s'il est sans doute aujourd'hui davantage une construction politique délibérée» (Claire Mauss-Copeaux citée, p 229), «Dans la communauté pied-noir, il y a beaucoup qui sont dans le dénigrement, la réfutation, voire dans le négationnisme» (p 235),



Algérie, 20 août 1955. Insurrection, répression, massacres. Recherche historique de Claire Mauss-Copeaux, Editions Média Plus (Editions Payot et Rivages, Paris 2011), 279 pages, 1.300 dinars, Constantine 2012 (Chronique déjà publiée in Mediatic. Pour rappel)



Pas facile de remonter le cours du temps. Surtout lorsqu'il s'agit d'examiner sérieusement, scientifiquement, des événements douloureux que beaucoup voudraient bien enterrer à tout jamais, chacun ayant ses raisons, dont lui-même n'en saisit plus les réalités. On a donc, d'un côté, les «européens» (les «dominants», les FSE, Français de souche européenne, disait-on). Ne se résolvant pas, aujourd'hui encore, à faire leur deuil de l'Algérie coloniale, ils ne retiennent des faits que ce qui en avait été décrit alors par leur presse et leurs militaires et autres administrateurs, que l'aspect «massacres», oubliant le pourquoi du comment. Et, surtout, oubliant ce qui a suivi comme représailles et répression... et de «strafing» (un terme anglicisé d'origine... allemande et qui consiste à voler à basse altitude en mitraillant sans distinction tous ceux qui se trouvaient sous l'avion. C'est tout dire de la mentalité de l'Armée française coloniale ! De l'autre, les Algériens (les «dominés», les FSNA, Français de souche nord-africaine, disait-on) décidés à se débarrasser, une fois pour toutes et par tous les moyens, du colonialisme qui les avait réduits à n'être que des figurants sur leur propre terre.

Des chiffres qui parlent d'eux-mêmes : d'un côté, sur un total de 71 personnes (d'origine européene) tuées dans le Constantinois, 42 l'ont été à El Alia et Ain Abid... et le reste dans une douzaine de centres et sur les routes qui y menaient. De l'autre côté... le total des victimes civiles algériennes des représailles qui ont suivi entre le 20 et le 25 août a été, selon les évaluations officieuses de militaires français, de 7 500 (tous identifiés comme «hors la loi»... et ce, afin de camoufler le massacre aveugle ). Mais, comme les représailles... «à chaud mais également à froid», se sont élargies à d'autres régions et ont duré des semaines et des semaines... ce sont plus de 12 000 Algériens (hommes, femmes, enfants) qui ont été tués. «Dans la formulation des bilans, seuls les Européens ont droit à la reconnaissance et au respect des comptabilités exactes. Tous, militaires et civils européens armés, sont réputés «massacrés». Quant aux civils algériens, tués par les militaires (et les civils) français, leur identification personnelle n'a pas été jugée nécessaire, car tous, armés ou non armés, sont identifiés comme «hors la loi».

Ombres non comptabilisées, «elles sont ensevelies dans les mémoires de leur proches». Le bull-dozer ayant servi à combler les fosses communes au stade de Skikda reste, encore aujourd'hui, le témoin le plus effrayant... d'une tentative de génocide, d'un véritable crime contre l'humanité. Comme en 45. Comme tous les massacres ayant accompagné la «conquête» coloniale.

Avis : Un livre poignant et douloureux. Une enquête menée avec minutie, sur le terrain, à travers des documents et des témoignages. A lire par beaucoup de nos auteurs et chercheurs, historiens ou mémorialistes afin de voir un travail «bien fait», rigoureux et sérieux.

Extraits : «Tant que les mémoires s'affrontent, la terminologie pose problème» (p 10), «Les mémoires ont droit au silence. En revanche, la diffusion de récits hasardeux, irrespectueux de la vérité, rend le silence délétère. Dans ce contexte, l'établissement des faits apparaît comme le seul recours. Car les victimes, toutes les victimes, ont droit à l'Histoire» (p 15), «Le couteau n'appartenait pas seulement à l'imaginaire, il était aussi l'arme des humiliés, des isolés qui se révoltaient. Avec le développement du nationalisme, le fusil s'est, peu à peu, imposé.

Le fusil, arme du colonisateur, est devenu l'arme des combattants du Fln» (p 51), «La recherche de la vérité se nourrit de réflexions, d'analyses, de critiques. Ce qui ne peut être précisé ne doit pas être paré des attributs de la vérité «(p 159), «Sans même remonter aux journées qui ont suivi le 8 mais 1945, depuis l'insurrection du 1er novembre 1954, chacun savait en Algérie que la moindre contestation de l'ordre colonial provoquait une répression démesurée. Préventive ou punitive, cela n'importait guère, elle s'imposait et prenait les formes extrêmes» (p 194), «La vie des Algériens ne tenait qu'à un fil. Militaire ou civil français, chacun pouvait le couper selon sa volonté» (p195)