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Lettre à la mer

par El-Houari Dilmi

«A vous les Anciens, oui, je sais que vous m'écoutez, là où vous êtes. Je veux vous dire que le pays va mal. Un peu comme un gigantesque appareil téléphonique portable qui sonne sans arrêt, mais personne ne veut plus répondre. Depuis longtemps déjà. Même son «proprio», qui l'a acheté avec son propre argent, est occupé à tendre l'oreille ailleurs; oui, le pays de mes aïeux paraît comme plongé dans une «nature morte», tant que rien ne bouge.

Ni en haut, ni en bas, ni à droite, ni à gauche. Seuls quelques gesticulateurs invisibles continuent de secouer un cocotier, vidé de sa sève nourricière. J'ai appris dans ma tendre enfance que l'homme vrai est celui qui met ses actes là où il met ses mots. Une belle «devise» qui ne vaut plus un sou dans la tête «encombrée» de ceux qui ahanent à tirer la charrette nationale, en supportant les bœufs sur leurs épaules voûtées. Mais qui mieux que l'auteur «oublié» du «Phénomène coranique», pouvait mieux parler du complexe du colonisé et de la «prédisposition atavique» de certains peuples à se faire monter sur le dos, se laisser mettre des œillères sur les yeux, et n'avancer -de quelques pas hésitants»- qu'avec des aiguillons plantés dans la croupe. Oui, il y a longtemps que l'Algérie, mon pays, vole à sa propre découverte, en fouillant dans sa mémoire frelatée. Né un jour sans lumière, le pays de Zabana survit jusqu'à l'âge adulte, avec un point d'interrogation en guise de nez pointu. Oui, je sais que tu me comprends. Le pays, comme un khammès, porte sur son dos voûté le blé «argenté» de son maître et jette quelques scories au petit peuple affamé. Je me souviens encore de ma dernière leçon, avant que le stylo ne me distance définitivement : la leçon raconte l'histoire de cette pauvre chamelle, à laquelle son «proprio» nomade, dans son voyage vers la fin du monde, voulut faire porter sur son dos anguleux la tente et ses tréteaux, son troupeau de chèvres et de moutons, sa marmaille de douze enfants et trois bébés, son harem de dix douces moitiés édentées, son outre sans fond, et sa propre collection de dentiers en faux ivoire. Arrivé quelques kilomètres plus loin, la pauvre bête de somme, accablée jusqu'aux dents, se mit à trébucher, puis à chialer comme pisse de vache, avant de s'affaler sur le sol sec comme un roc, avec un gros sourire en guise de testament.

Oui, je sais que vous m'écoutez : le «proprio», peiné par la morte subite de sa chamelle, prononça, paumé en plein désert, une poignante oraison funèbre à la mémoire de sa pauvre bête, sacrifiée sur l'autel des charges trop lourdes à porter. Sur sa tombe, le «proprio» inconsolable écrira, avec des larmes d'un caïman pris comme un rat, à peu près ceci : «Ici repose ma chamelle, écrasée par le poids inutile de ma vie, la surcharge de mon âge, la lourdeur de mon cœur, et la terrible vanité de ma mort». Après son départ annoncé, avec la solitude d'un cadavre, le «proprio» entendit une voix sépulcrale lui susurrer à l'oreille : «La douleur peut durer 50 ans ou plus encore, alors que la mort, cette «délivreuse», ne dure qu'un furtif moment. Rien que ça... Venez sauver le pays SVP ! Ça ne peut plus attendre... Bien à vous les Anciens, reposez en paix».