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Une opportunité en or pour les cryptomonnaies ?

par Brian Armstrong*

SAN FRANCISCO – À l’heure où l’humanité entière se mobilise contre le Covid-19, chacun s’interroge sur les changements qui vont faire suite à la crise. Alors que les entreprises s’empressent de s’adapter au nouveau monde de la distanciation sociale, la pandémie accélère une tendance déjà inexorable vers le commerce numérique. Ce changement plus large doit comprendre en outre l’adoption généralisée de devises numériques, qui offrent des protections financières et de la vie privée plus solides aux consommateurs.

Durant la majeure partie du XXe siècle, le cryptage était réservé aux besoins de la sécurité nationale. La cryptographie a aidé les Alliés à gagner la seconde Guerre mondiale, puis à protéger les communications secrètes pendant la Guerre froide. Jusqu’en 1992, les États-Unis, en matière de sécurité nationale, n’avaient pas autorisé l’exportation de technologies cryptographiques. La communication chiffrée n’était pas largement disponible, et quiconque l’utilisait était supposé avoir quelque chose à cacher.

Mais à partir des années 1990, les premiers entrepreneurs d’Internet ont commencé à demander que le cryptage soit utilisé dans le commerce électronique, en soutenant qu’il était nécessaire à la protection des numéros de carte de crédit, des mots de passe et d’autres informations saisies en ligne. Il s’est avéré que la même technologie de cryptage qui avait été créée dans des laboratoires universitaires – où la confiance et la collaboration régnaient – pouvait être utile à tout le monde.

Les responsables politiques et les forces de l’ordre américaines se sont d’abord dérobés à cette tendance à un cryptage généralisé. À leur avis, la protection de la vie privée pour tous signifiait la protection de la vie privée pour les terroristes, les trafiquants de drogue et les blanchisseurs d’argent. Comme l’a déclaré le directeur du FBI Louis J. Freeh au Congrès en 1994, préserver la capacité du gouvernement américain à intercepter les communications sur Internet était «la question numéro 1 des forces de l’ordre, de la sécurité publique et de la sécurité nationale à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui».

Le débat sur le cryptage de bout en bout fait encore rage. Mais surtout, les attentes des consommateurs ont changé depuis les années 1990. La grande majorité du trafic sur Internet est à présent cryptée, et la plupart d’entre nous sont habitués à rechercher l’icône du cadenas verrouillé dans notre navigateur avant de saisir des informations sensibles. Des applications populaires comme WhatsApp, Telegram, iMessage et Signal ont permis de normaliser de messageries privées qui ne laissent pas d’accès à des tiers.

Mais il reste un domaine de notre vie où la vie privée n’est pas encore la norme : nos renseignements financiers personnels. Selon la loi, les sociétés financières sont tenues de recueillir des renseignements personnels sur leurs clients. Ces renseignements sont finalement stockés sur des bases de données en ligne, où elles représentent une cible tentante pour les pirates informatiques. En 2017, la société de notation Equifax a révélé qu’une violation de données avait révélé les informations sensibles de plus de 147 millions de consommateurs, soit un peu moins de la moitié de la population américaine. Cela faisait suite à une violation similaire en 2013, lorsque des pirates informatiques ont obtenu les noms, les numéros de carte de crédit et d’autres informations appartenant à des dizaines de millions de clients de Target.

Heureusement, une solution est en vue. Les cryptomonnaies tiennent la promesse de créer un système financier plus ouvert, avec un accès mondial, des transferts de fonds instantanés, des coûts inférieurs et des protections considérablement améliorées de la vie privée des consommateurs. Quand le Bitcoin a remporté ses premiers succès, bien des gens ont supposé à tort qu’il s’agissait d’une monnaie anonyme. En fait, en tant que technologie blockchain, il utilise un grand livre public qui enregistre une trace numérique de chaque transaction. Les sociétés d’analyse de blockchain aident donc à présent les forces de l’ordre à repérer les criminels qui pensent avoir brouillé les pistes. Des bureaux de change de cryptomonnaie comme Coinbase ont mis en place quant à eux de solides programmes anti-blanchiment et de connaissance clientèle qui rivalisent avec ceux de n’importe quelle institution financière.

Plusieurs développements plus récents des technologies de cryptomonnaie promettent de faire passer la vie privée des consommateurs au niveau supérieur, et ils ne vont pas manquer de susciter la controverse. Premièrement, les «monnaies privées» (privacy coins) comme Zcash et Monero offrent de nouveaux protocoles de cryptomonnaie qui rendent chaque transaction intraçable. D’autres cryptomonnaies aspirent à reproduire ces caractéristiques, et même JP Morgan étudie les transactions privées par le biais de sa cryptomonnaie Quorum. Ce changement rappelle un peu l’époque où les sites Web ont quitté le HTTP pour adopter le HTTPS en tant que norme mondiale : cette dernière permet aux consommateurs de savoir que leurs informations sont protégées par défaut.

Deuxièmement, les portefeuilles de crypto monnaie non teneurs de compte (non-custodial cryptocurrency wallets) permettent désormais aux clients de stocker leurs propres clés privées (qui permettent de déplacer des fonds) au lieu de compter sur un tiers. En ne stockant pas réellement les fonds des clients, les fournisseurs de portefeuilles non teneurs de compte visent à se positionner comme des sociétés de logiciels plutôt que comme des institutions financières soumises à la réglementation. Dans le passé, les portefeuilles non teneurs de compte exigeaient un certain degré de sophistication technique pour fonctionner, ce qui limitait par là même leur utilisation. Mais tout comme les applications de messagerie cryptées, elles deviennent de plus en plus accessibles à un marché de masse.

Ces innovations n’ont pas manqué d’inquiéter les banques, les organismes de réglementation et les services de police. Mais tout comme l’Internet avait besoin de cryptage pour permettre le commerce numérique, les cryptomonnaies ont besoin de protections de la vie privée pour débloquer leur pleine puissance et leur potentiel. Qu’il s’agisse de se prémunir contre les régimes autoritaires, les collecteurs de données ou les criminels, la meilleure façon de s’assurer que des données financières sensibles ne soient pas piratées consiste à éviter d’avoir à les collecter en premier lieu.

Améliorer les protections financières des consommateurs ne signifie pas laisser le champ libre aux criminels. Les services de police disposent encore d’une large gamme d’outils, allant des citations à comparaitre à l’encontre de bureaux de change, jusqu’à l’examen des conversions de cryptomonnaies en billets de banque et réciproquement (qui vont probablement rester des goulets d’étranglement à l’usage des services de police). Et ces échanges continueront d’être réglementés en tant que services financiers, que les consommateurs utilisent des monnaies privées ou des portefeuilles non teneurs de compte.

Après avoir vu les États-Unis bénéficier énormément de la création des principales entreprises Internet dans le monde, de nombreux pays travaillent aujourd’hui à attirer la prochaine génération d’entreprises de cryptomonnaie. Pour les pays qui envisagent de prendre des mesures dans le domaine de la cryptomonnaie, la meilleure approche, comme toujours, va consister à trouver un équilibre entre maintien de l’ordre, cybersécurité, confidentialité, innovation et compétitivité économique.

Les consommateurs d’une société libre vont toujours exiger et s’attendre à des niveaux raisonnables de confidentialité. Nos vies financières ne font pas exception. Heureusement, les cryptomonnaies peuvent résoudre certains des problèmes les plus épineux des services financiers. Alors que nous anticipons sur la reconstruction économique après la crise du COVID-19, nous devons permettre à ces technologies de croître.

*Co-fondateur et PDG de Coinbase, un important bureau de change de cryptomonnaie basé à San Francisco