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Donner un esprit de corps aux villes et aux régions

par Arezki Derguini

Avec le resserrement des contraintes marchandes par l'effet de la réduction des ressources publiques et de la croissance des besoins, la fonction d'intégration sociale du marché et de la redistribution publique se réduit. Une partie de la population va sortir du marché, une autre s'y maintenir péniblement et une troisième se trouver davantage sollicitée par le marché et l'État.

La protection publique, même si elle se soucie des catégories les plus démunies, ne pourra pas leur porter grande assistance. La cohésion sociale ne pourra être préservée que par un resserrement des relations sociales qui auront à remédier à la défaillance du marché et de l'État.

Un resserrement des relations sociales doit donc pouvoir pallier au resserrement des relations marchandes et de redistribution publique. Quand nous disons relations sociales, nous pensons aux relations familiales et de proximité. C'est l'autonomie individuelle qui était accordée par le marché et qui a été généreusement portée par la redistribution publique qui sera le plus affectée. Aussi la société, la classe moyenne en particulier, va-t-elle souffrir de son désir d'autonomie individuelle qui la pousse vers plus de marché. On peut affirmer que la disposition sociale de la classe moyenne à plus de libertés est largement déconnectée de son champ de possibilités. Elle a été soutenue par une politique de dépense publique qui va bientôt faire défaut. Retrouver son champ de possibilités alors qu'elle est à contre-courant sera d'autant plus pénible que cela lui apparaîtra comme une simple régression. La classe moyenne pourrait être alors exposée à une contraction sévère. Or une telle contraction si elle ne peut pas être comprise dans une cohésion sociale plus large aura des conséquences peu calculables.

S'attacher à ce qu'elle puisse changer de disposition par elle-même en s'investissant d'une nouvelle manière devrait être le grand souci de la classe politique. En fait, la perte d'autonomie qu'elle va ressentir est cette pseudo-autonomie dont jouit le salarié subordonné avec son pouvoir d'achat. La véritable autonomie ne réside pas dans l'indépendance, mais dans l'interdépendance.

Les agents le savent bien, leur autonomie réside dans celle dont il dispose dans leur réseau d'interdépendances. Elle dépend de l'étendue de leur réseau et de leur capacité d'action. L'individu atomisé consumériste n'est pas autonome.

En matière de capacité d'action, il est plutôt caractérisé par l'impuissance. L'autonomie du producteur réside dans sa capacité de progression dans sa chaîne de valeur.

La cohésion de la société tient dans la cohésion des trois étages de la vie sociale et matérielle : la vie non marchande, la vie marchande concurrentielle et la vie marchande monopolistique (F. Braudel). La contraction de la vie marchande va nécessiter son aplatissement et une expansion de la vie non marchande pour préserver la cohésion d'ensemble. La croissance de la population ne pourra ni être absorbée par le marché ni entretenue par la dépense publique si une telle modification de la structure de la vie matérielle est refusée.

Ce à quoi l'on assiste aujourd'hui va à contre-courant d'une telle politique. Les besoins de la puissance publique la poussent à aller au plus vite vers de nouvelles ressources qu'elle croit pouvoir trouver chez les grandes entreprises qui concentrent les ressources et produisent des profits appréciables. Une telle propension publique approfondirait la crise en augmentant les ressources de l'étage supérieur de la vie marchande par réduction des ressources de la vie marchande de base.      

Au lieu d'un aplatissement de la vie marchande, on assisterait à un étirement qui au lieu de permettre une croissance inclusive conduirait une partie de la population à l'exclusion quasi définitive du marché. Cette vision à court terme de la puissance publique serait donc antisociale. Au lieu d'élargir la vie marchande et la base fiscale, elle les réduirait.

Une vision à long et moyen terme doit comprendre une révision de la structure de la vie matérielle en même temps qu'une transformation des dispositions de la société. Car à moyen terme le pétrole et le gaz ne pourront pas pallier aux déficiences de l'État et du marché. Et les grandes entreprises ne doivent pas concentrer les ressources, mais piloter la valorisation de l'ensemble des ressources. Elles ne doivent pas reproduire les liens de dépendance extérieure, mais développer les liens d'interdépendance intérieurs. Nous peinons à décliner une politique de court terme articulée à une politique de long terme. Celle que l'on suit aujourd'hui a tendance à la ruiner.

Le resserrement des relations sociales, une renaissance de la vie non marchande et un aplatissement de la vie marchande, signifie que le don doit sous-tendre davantage l'échange et la redistribution publique si l'on veut préserver la cohésion sociale. On s'en convaincra facilement si l'on considère l'impôt de solidarité comme un don d'une partie de la société à une autre.

Dans un papier antérieur, j'ai soutenu que la disposition au don[1] doit être une disposition de toutes les catégories sociales pour pouvoir être celle de l'une d'entre elles.

Le don n'est pas une tendance spontanée de la société marchande, son consentement à l'impôt non plus, s'il n'est pas aussi une disposition de la société non marchande qui la comprend et l'inspire. Société marchande et société non marchande ne sont pas étanches. L'esprit marchand n'est pas pur d'un esprit non marchand. Max Weber accordait à l'esprit protestant un certain esprit marchand. L'esprit féodal est présent dans l'entreprise marchande.

Un même esprit peut posséder les deux sociétés lorsque la vie non marchande englobe la vie marchande. On peut aller jusqu'à soutenir que c'est l'absence de cet esprit non marchand qui limite l'expansion de la vie marchande. Ce n'est pas de la relation marchande que naît la confiance. C'est l'étroitesse des intérêts marchands (on dit le gain facile) qui limite l'expansion de leur sphère.  

Aujourd'hui nous pouvons dire que l'un des résultats de l'État postcolonial est d'avoir réussi à entretenir l'esprit mercantile dans l'ensemble de la société. La loi de la société marchande saisie hors de la société non marchande est celle de la symétrie et de la clôture des comptes. Chacun veut pouvoir être quitte de chacun, disposé d'un pouvoir d'achat indépendant oubliant les interdépendances qui sont à son origine.

Toute la société doit donc être animée par une telle disposition au don, faire preuve d'une préférence pour un futur collectif plutôt que pour un présent individuel : chacun doit pouvoir être confiant pour prêter son surplus.

Si la famille et le collectif de proximité ne se prêtent pas, ne produisent pas de confiance mutuelle, on ne peut pas demander aux couches nanties de prêter aux couches démunies. Il faut donc avoir une certaine confiance en soi et en l'avenir pour qu'une telle propension ne soit pas réfrénée. On ne se prête que si l'on s'accorde un avenir commun. De ce point de vue, on voit bien que les transformations doivent être effectuées dans la société et par la société, qu'une politique publique qui n'incite pas à de telles fins a peu de chance d'être inclusive et non autoritaire.

Il y a donc de grands risques pour que le resserrement des contraintes marchandes aboutisse au divorce de la société et de la puissance publique (s'appuyant sur les grandes entreprises), des classes moyennes et des couches sociales démunies (ne disposant pas d'un esprit et d'un horizon d'attente communs).

La privatisation ne peut que scinder les populations si elle n'est pas comprise dans une stratégie de long terme de restructuration de la vie matérielle et de transformation des dispositions sociales. La privatisation doit être pensée comme possibilité d'individualiser les comptes et non pas comme celle de soumettre la vie matérielle aux intérêts privés et d'abandonner l'intérêt général aux mécanismes d'une compétition aveugle ou monopolistique. L'individualisation permet effectivement une meilleure reddition des comptes en même temps qu'une meilleure prise de corps et par conséquent une meilleure comptabilité nationale et une meilleure dynamique d'ensemble. Mais individualisation des comptes n'est pas synonyme de privatisation, seulement lorsque cela est préférable pour une comptabilité d'ensemble cohérente et inclusive. Dans le cadre d'une croissance inclusive, chacun doit pouvoir disposer d'une activité et d'un compte. C'est sur cette base qu'il faut individualiser les comptes : certains seront publics, d'autres seront collectifs ou privés de manière que les ressources humaines et naturelles soient les mieux valoriser. Car la croissance inclusive n'a pas pour objectif d'accumuler du capital physique, de concentrer ce capital dans les mains d'une minorité. Mais d'accumuler du capital matériel et immatériel qui valorise les ressources humaines et naturelles.

Si les dispositions sociales ne se transforment pas en même temps que se modifie la structure de la vie matérielle, autrement dit si la société ne réinvente pas ses relations de coopération et ses compétitions, ne croit pas en un avenir commun et ne s'entraide pas, les riches ne pourront penser qu'à leur avenir et la puissance publique ne pouvoir s'appuyer que sur eux. Certains doivent croire que la dictature est derrière nous. Quand la classe politique est défaillante, la place est faite pour des leaders charismatiques.

Quand la société n'a pas d'autre choix que de plonger dans l'inconnu, elle fait advenir ce qu'elle peut. Il y a fort à parier que dans notre cas, ce qui adviendra d'abord sera une prolifération d'« entrepreneurs de la violence » en même temps qu'une « tribalisation » de la société.

S'il m'est permis d'être un peu cru, je dirais que nous sommes en face de la question suivante : comment vont advenir les nouvelles « tribus », les nouveaux corps sociaux qui vont refaire la solidarité ?     Dans la violence et ses entrepreneurs ou dans la coopération sociale ? L'effort de solidarité nationale dont nous avons besoin et qui sera plus pressant à l'avenir, que nous éprouvons déjà avec la crise du coronavirus, ne peut pas être obtenu par les échelles réduites, celles des relations de proximité, si elles ne s'emboîtent pas jusqu'à l'échelle nationale. On le constate avec la crise du coronavirus, la solidarité n'est pas obtenue. Elle ne sera pas obtenue par un resserrement de la loi sur les comportements si elle ne s'accompagne pas d'une autodiscipline sociale. Un tel resserrement constituerait un nouvel indice du divorce de la société et de la puissance publique, de la collusion de celle-ci avec les puissances de l'argent. Entre les échelles des relations de proximité et celle nationale, il manque des échelles intermédiaires. Celle des régions et de leurs pôles urbains qui souffrent particulièrement aujourd'hui. Leur « désordre » de créateur devient destructeur.

Une des priorités dans les transformations des dispositions sociales et de la vie matérielle est la création d'un esprit de corps des régions et de leurs pôles. Pour ce faire, il n'est pas nécessaire de recourir au « tribalisme », mais seulement à la coopération et à la compétition sociales. Aider les citoyens à co-opérer, à construire leurs interdépendances, à les mettre en cohérence et à entrer en compétition dans la réalisation d'objectifs communs ou identiques. La crise du coronavirus manifeste l'individualisme, le divorce de la liberté individuelle de celle collective, l'absence de la coopération sociale. Elle révèle l'état d'esprit des villes et des régions. Dépressif, palpable dans le corps médical combattant coincé entre la pression sociale et le manque de ressources. C'est d'un autre déploiement des forces et des ressources qu'il devrait être question. On a abusé du politique que l'on a érigé comme l'art de la tromperie. L'État dit moderne faussement transcendant, ne dit pas ce qu'il fait, ne fait pas ce qu'il dit, ne peut pas aligner les intérêts de la société. Il masque leur divergence, jusqu'à la déchirure pour ensuite se rappeler le fondement qui l'a institué. L'État est aujourd'hui interpellé dans son fondement. L'armée constitue-t-elle une instance transcendante ou un prolongement de la société ?

Bien sûr, les corps institués ne peuvent pas rester en l'état. Ils doivent eux aussi être gagnés par les nouvelles dispositions sociales qui leur permettront de partager le même esprit avec les nouveaux corps. L'émergence de nouveaux corps durables appelle une restructuration de l'ensemble de la société, un redéploiement des ressources.         

L'éducation, la santé, le travail et une partie de la sécurité doivent revenir aux régions. Il n'y aura pas d'effort national sans efforts régionaux. Vouloir tirer l'effort national d'autres ressources ne pourra que distendre la solidarité sociale. L'effort économique des entreprises sera réduit s'il ne s'appuie pas sur l'effort social.

Une stratégie à long terme doit repenser les interdépendances des milieux sociaux, des villes et des régions pour leur donner une cohérence, des corps.         

La société ne refuse pas de faire corps, d'aligner ses intérêts, elle n'y trouve pas son intérêt. Il est patent au travers de l'exemple des nations que la puissance collective accroit la liberté individuelle.      

Le divorce des libertés individuelles et collectives est le signe de l'impuissance collective. Il faut pour de telles prises de corps, un tel alignement des intérêts, comme nous l'avons soutenu ailleurs que l'État cesse de se penser sur le modèle monarchique transcendant qui se propose d'être le principe d'association des individus. De toutes les façons, il n'est plus en mesure de l'être.

Il faut penser à ce que la société peut faire et bien faire en se mettant à son niveau. Il faut encourager ses bonnes dispositions, réfréner celles qui trompent son apprentissage et l'engagent dans des impasses. Il ne s'agit pas de définir une stratégie à long terme par des experts, mais d'aider la société à se comprendre et comprendre le monde pour se transformer. C'est des dispositions sociales qu'il est question, des dispositions qui évolueront constamment pour produire un esprit commun, des institutions fonctionnelles et des habitudes sociales pertinentes. Et non pas d'un plan sorti de laboratoires scientifiques étrangers à l'expérience sociale. Car c'est de l'expérimentation sociale qu'émergeront les nouvelles dispositions et préférences collectives, en elle qu'elles se fortifieront ou s'affaibliront. Ce n'est pas la loi édictée par le haut qui forme les coutumes et mœurs de la société. Elle ne peut qu'inciter, qu'informer. Son succès ou son échec ne dépendent pas d'elle. Positivement et dans une société qui se serait défait de l'État transcendant, héritage de la monarchie de droit divin, la loi prolonge, codifie les habitudes sociales, leur donne des institutions pour les mettre en cohérence et les protéger.

L'État postcolonial dans le prolongement de l'État colonial a poursuivi l'atomisation de la société parce qu'il a disposé des ressources de l'État monarchique. Il a stimulé l'individualisme, les habitudes non collectives pour défaire les anciens corps. Mais au contraire de l'État monarchique il n'a pas pu donner corps aux villes et aux classes sociales. Il a encouragé cet individualisme que nous déplorons à l'heure de la crise du coronavirus. L'incivisme des « citoyens » a été patent du sommet à la base de la société. La contamination a été générale, corruption au sommet et désobéissance à la base. La Houkouma mziya a régné derrière dawlat al qânoun. On ne peut pas déplorer l'absence de civisme chez ceux qui n'ont pas l'habitude de se considérer comme des citoyens. La citoyenneté passe par la possibilité de faire corps et de se rendre des comptes. On a d'abord été citoyen d'une assemblée (village), d'une ville (la cité Etat), puis celui d'un État. Il apparaît que notre vision du marché n'est plus en mesure de faire une économie qui donne un corps à la société. Les interdépendances marchandes et étatiques n'arrivent plus à entre-tenir les individus. Le marché se globalise, les sociétés non seulement ne suivent pas, mais s'ouvrent à de nouvelles divisions. La nation perd sa prise sur sa cohésion et sur le marché. La «société des individus » s'essouffle et se fragmente. Les classes que le marché développe n'ont plus leur capacité d'intégration sociale. Le monde du travail n'est plus en mesure de faire contrepoids au monde des capitaux, il se fragmente, se scinde en main-d'œuvre inutile, banale et hyper qualifiée. La représentation politique devenue superficielle a perdu ses bases.

Note

1- Je considère, selon nos traditions, le don comme un échange différé, un prêt plutôt qu'un don gracieux qui n'en serait que la limite. On prête à qui l'on ne demande pas d'intérêt, dont on peut attendre le remboursement et au remboursement duquel on peut renoncer. Le don ne nous fait pas quittes, libres, il nous fait solidaires. Tant que la classe moyenne associera liberté et consommation et non pas liberté et capacité d'action, une transformation de ses dispositions sera difficile.