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Voici l'esprit, le souffle de la Révolution

par Arezki Derguini

La crise va constituer une véritable épreuve pour le pays. Elle va mettre en tension ses relations sociales et ses institutions. Comment allons-nous la traverser ? On attribue souvent les succès de la lutte contre l'épidémie du coronavirus en Asie au fait que ces sociétés ont connu de précédentes crises sanitaires [1]. Leurs sociétés auraient ainsi acquis un certain nombre de réflexes. Une personne avertie en vaut deux, dit-on. Pour les sociétés qui n'en ont pas fait l'expérience, l'épreuve peut constituer un véritable choc. Elles ne veulent pas y croire au départ, réagissent tardivement, puis avec le choc sont comme tétanisées. Quand elles reprennent leur esprit, il peut être déjà trop tard. Il faut laisser passer la vague. Aussi peut-on dire que les véritables leçons ne peuvent être tirées qu'après la crise. Et nous savons qu'après la crise du coronavirus, il faudra affronter une crise économique et sociale aux effets amplifiés par la crise du coronavirus. Nous savons qu'il nous faudra consommer moins d'énergie fossile, mieux dépenser quant au secteur de l'habitat et de l'enseignement supérieur [2]. Si nous devons subir la crise du coronavirus, car il est difficile de se prononcer quant aux attitudes que vont adopter la population et les autorités publiques, il faudrait peut-être nous demander dans quel état nous voudrions nous retrouver au sortir de la crise alors qu'il nous faudra engager de profondes réformes. Car la crise qui va passer ne va pas nous permettre de retourner dans l'état qui l'a précédée ni l'état futur ne pourra lui ressembler. Il ne faut probablement envisager la crise du coronavirus séparément de la crise économique et sociale, car les effets de la première vont s'ajouter aux effets de la deuxième. Nous sortirons de l'une pour entrer dans l'autre. Comment donc sortir de l'une et entrer dans l'autre ? Les deux crises peuvent aussi se télescoper. Nous ne serions pas sortis de l'une que nous serions déjà dans l'autre. Cela dépendra en grande partie de la politique des pouvoirs publics. Ils peuvent en effet inscrire le traitement de l'une dans le traitement de l'autre ou les séparer. Quant à la société, nous pouvons dire que son épreuve sera celle de la solidarité. Sortira-t-elle de la crise plus solidaire ou plus fragmentée ? Cela ne sera pas sans effet sur la politique publique et les rapports de forces politiques.

Nous pouvons dire dès à présent que ce que va mettre en jeu la crise du coronavirus se retrouvera aussi dans ce qui sera mis en jeu par la crise économique.

Dès à présent, les universités sont fermées. Rouvriront-elles leurs portes comme elles le faisaient avant ? Le ministère de l'Enseignement envisageait il y a peu des velléités de réforme en préparation de vraies réformes. Comme pour d'autres biens ou services, il s'agira de mieux cibler les subventions. Le modèle de la Chine pourrait être la référence : des études supérieures payantes avec des bourses aux étudiants d'origine modeste et des crédits pour les étudiants de classes moyennes. Que la Chine nous ait précédés dans une telle politique de trois décennies pratiquement n'est pas sans signification, elle tient principalement dans la différence de légitimité d'exercice (croissance économique) du parti qui a conquis l'indépendance du pays. Une telle politique des universités a permis de dégager les ressources pour l'émergence d'universités de qualité dans le cadre d'une économie en expansion. Elle a été confortée fondamentalement par une relation organique du savoir et du pouvoir et donc de l'université et de l'industrie. La persistance de la gratuité de l'enseignement supérieur en Algérie est justifiée par l'absence d'une telle relation. Une politique d'enseignement supérieur de qualité exige un effort social qui doit être soutenu par la croissance économique.

Académisme versus pratique réflexive

Une relation fondamentale qui va être mise en tension par la crise est celle du savoir et du pouvoir. Je vais soutenir ici qu'au plan subjectif, pour modifier la relation du savoir et du pouvoir les professionnel.le.s du savoir doivent abandonner l'académisme hérité de l'école française. Le savoir n'est pas contemplation d'un monde extérieur, il est savoir de laboratoire avec ses expériences et ses équipements, ses financements, ses collectifs et leurs coopétitions. Il est savoir à faire : il est creux s'il n'apprend pas à faire. Il y a unité du savoir et du pouvoir : savoir vraiment c'est pouvoir effectivement. La société de classes s'efforce d'en faire la propriété d'une classe. Notre savoir est-il pouvoir ? Oui, mais il est pouvoir des autres. Le savoir subjectif que nous importons aussi massivement que nos marchandises ne possède pas son savoir-faire objectivé, il nourrit notre propension à importer.

Au cœur de la crise sanitaire que nous allons traverser se trouve la question de l'autorité. Pas de transmission de savoir sans autorité, pas d'autorité si le savoir ne se transforme pas en pouvoir : la boucle est bouclée. La société ne pourra pas adopter le bon ordre de combat si elle ne fait pas de la crise du coronavirus son affaire, si elle ne se donne pas des autorités compétentes et une stratégie convaincante. Ordonner sans être obéi, sans savoir ce qui peut être fait, et donc sans pouvoir faire corps aura de graves conséquences. La désagrégation de la société poursuivra son cours. Ce choc doit être l'occasion d'un sursaut. Il faudra faire avec le « désordre » de la société, autrement dit être dedans, aider les milieux à se connaître, à définir ce sur quoi ils doivent compter ou changer et à adopter les conduites adéquates. Avec les épidémiologistes, professionnels du savoir médical, ne vous situez pas au-dessus de la société, mais en son sein. C'est avec son savoir qu'il faut faire, que votre savoir se transformera en pouvoir faire.

L'académisme nous rattache à des débats, à des consensus scientifiques, qui ne nous concernent qu'indirectement et de loin. Il retourne le savoir à son centre d'accumulation d'où il doit nous revenir sans être conçu pour nous. Ils nous concerneraient, si nos débats n'y étaient pas portés qu'à la marge, si les débats mondiaux comprenaient vraiment nos débats. Quand je dis nous, je veux dire nos pratiques réflexives, notre réflexion sur nos pratiques. Nous, professionnels de la réflexion désirant accumuler un savoir, ne pouvons le faire que si la société s'en approprie. Car d'une classe qui accumulerait savoir et pouvoir, sur le mode occidental, nous ne pourrons pas disposer pour nous tirer d'affaire.

Renonçons donc à l'académisme pour une pratique réflexive qui soit réflexion de la société sur elle-même, en tant que professionnels établis dans des rapports de travail qui permettent à la société d'accumuler un savoir, d'échanger les expériences et les savoirs avec le reste du monde. Nous constituerons ainsi des milieux d'accumulation des savoirs et d'échange avec le reste du monde.

L'académisme nous fait graviter autour de centres d'accumulation du savoir dont la dynamique générale nous échappe. Nous ne faisons qu'importer du savoir, nous n'en produisons pas pour nous-mêmes, sur nous-mêmes et sur les autres. L'état de la division sociale du travail actuelle révèle que nous n'y avons pas de place. Nos institutions de savoir sont déconnectées de nos milieux sociaux et économiques parce que nous avons importé des institutions ainsi conçues par la société de classes : séparer la société de sa pensée et monopoliser le savoir par une classe. Administration et société sont séparées, la première pensant l'autre dans une tâche impossible : penser la société et le monde comme s'ils pouvaient lui être donnés, comme s'efforcent de le faire les centres mondiaux d'accumulation du savoir. Comme si l'administration pouvait être au-dessus de la société et du monde comme des maîtres. L'administration postcoloniale ne peut que rater sa mission. Pas étonnant que nous retrouvions la société postcoloniale en dessous du monde.

Se penser même de manière imparfaite, dans le mouvement de la société et du monde, est beaucoup plus simple. Il nous suffirait de bien tenir au mouvement de la société (dans le monde), de penser que nous sommes dedans, au-dessus, mais non en dehors, parties prenantes, mais non maîtres, et que nous n'avons pas besoin de tout savoir du monde et de la société pour nous diriger.

La science classique a prétendu dominer le monde en s'appropriant des lois qui le dirigeraient. Dieu se serait effacé, retiré du monde en le confiant à des lois et aurait accordé à l'homme le pouvoir de se les approprier. Translation de pouvoir : Dieu est mort d'avoir accordé son pouvoir aux hommes. Portés par le mouvement de la société et du monde, nous pourrions nous orienter, si nous voulions bien nous tenir à eux. Pourquoi ne voit-on pas le totalitarisme de la Science qui pose le monde comme objectif et extérieur et prétend le dominer ? Pourquoi ne voit-on pas que le socialisme d'État qui prétend s'être débarrassé de la passion privée de posséder, de s'être armé de la Science, porte ce totalitarisme à une extrême ?

La société militaire qui se pose à l'extérieur de la société et le tient sous la contrainte physique n'a-t-il pas quelque chose avoir avec le mode de penser de notre scientifique classique ? Ce despote éclairé. La société n'est-elle pas vue comme un objet extérieur dont la Science, la Raison, doit découvrir les règles qui la gouvernent à son insu pour la diriger ? Si l'on ajoute qu'à la différence du capitalisme qui reconnaît l'ouverture du monde et des principes à son dynamisme (liberté, lutte de classes) et que le socialisme ne lui accorde que le principe de Raison, on comprend que la société militaire puisse refuser à la société de se différencier, la société ayant été vidée de son principe dynamique, de son principe de différenciation. La société postcoloniale constitue un avatar de la société moderne, une mauvaise caricature.

La société militaire ne se concevant pas comme le produit d'une différenciation de la société, ne reconnaissant pas de principe de différenciation à la société, elle ne peut permettre à la société de se différencier, elle ne peut pas l'accompagner dans son processus de différenciation. Elle récuse le fait que des centres d'accumulation du savoir puissent émerger en dehors d'elle. Elle n'a pas encore fait son constat d'échec : pas de capitaines pour se transformer en capitaines d'industrie, pas de compétences pour se transformer en autorités civiles. Ce n'est qu'en se replaçant dans la société qu'elle pourra partager ces centres d'accumulation avec elle.

L'académisme fait partie de l'État importé, il importe la pensée, s'appuie sur des autorités de pensée sans autorité locale, pour administrer de l'extérieur la société. L'administration militaire a pu faire l'économie des autorités locales et recourir à des autorités extérieures parce qu'elle en avait les ressources matérielles. Elle est maintenant placée devant un défi : se mettre aux ordres des institutions internationales et de leurs experts pour se décharger ou bien abandonner sa posture d'extériorité et entrer dans une dynamique de recomposition de la société et de refondation des institutions. L'académisme lui permet d'importer de la pensée, de conjurer une division sociale du travail interne, une différenciation sociale qui ferait de l'activité professionnelle (intellectuelle et économique) un organe de la société. Toutes les constructions institutionnelles procèdent d'importations et ne peuvent s'en détacher. La société reste orpheline, sans autorités réelles pour lui commander.

La religion de la société de classes, qui a confié la gestion des croyances sociales à une classe, est ce sur quoi a embrayé l'autorité des professionnels du savoir. Une religion d'État qui a connu d'abord une différenciation de ses corps religieux (voir l'histoire des universités européennes) ensuite une mutation de ses corps avec la bourgeoisie. La religion (ou les croyances) des sociétés segmentaires n'a pas eu besoin d'État ni de professionnels du savoir détachés de la société.

L'autorité des professionnels du savoir des sociétés segmentaires a été gagnée dans la pratique réflexive de la société. Elle ne peut être la fille et l'alliée de la contrainte physique sur la société, ni de la vision du monde d'une classe dominante. Elle ne sera pas héritière de l'autorité de « prêtres » gestionnaires des croyances sociales et de la mémoire. Elle n'héritera pas de leur posture. La société segmentaire[3] qui réfléchissait ses pratiques n'avait pas besoin d'une classe comme centre d'accumulation du savoir, mais de professionnels inscrits dans ses réseaux pour gérer une telle accumulation. Chacun pouvait fixer le savoir acquis dans ses pratiques et le transmettre par elles. Les pratiques de chacun étant investies d'un savoir que tous ne possédaient pas théoriquement, mais que tous transmettaient pratiquement. Savoir et faire (pouvoir) n'étaient pas séparés. Les institutions coloniales et postcoloniales les ont disjoints dans la société du travail pour les réunir dans la classe propriétaire.

Pour se constituer en centres d'accumulation du savoir, les professionnels du savoir devaient et doivent participer à la mise à l'épreuve du savoir social, des croyances sociales. Leur existence et leur reconnaissance viendra de la capacité de la société à se bien conduire, à bien définir ses fins et ses moyens et à bien les ajuster, autrement dit de sa capacité à produire et à accumuler un savoir pertinent pour la société, sur elle-même et sur le monde.

L'académisme est, a été, fortement associé à une demande de savoir étatique. C'est une boîte à outils de l'État. Il adresse toujours ses offres au Prince, considérant la société d'un point de vue extérieur, comme un tout qu'il se donne. Une réalité extérieure objective. La société ne s'y pense pas, elle y est pensée. Objet de pensée et non-agent de pensée. Elle n'accumule pas de savoir, elle est dirigée à son insu ... par des lois objectives que des experts maîtrisent. Le monopole de la contrainte physique avec la bourgeoisie se différencie. De militaire elle devient budgétaire, monétaire et financière. On s'adresse désormais aussi aux riches. L'académisme ne peut pas saisir pourquoi la société segmentaire ne le comprend pas, ne lui obéit pas. Il n'est pas dans une relation de compréhension avec la société, mais dans une double relation d'extériorité/de domination et d'étrangeté. Adepte de la Science, il aspire à dominer son objet, à le diriger et à le mettre en valeur. Pour ce faire, il met la société en passivité, lui fait adopter des us et des coutumes d'un côté et en extrait des lois objectives de l'autre qui la conduiraient à son insu et auxquelles elle doit se soumettre. Dans les sciences sociales qui visent en général à rationaliser le comportement humain (bien se comporter) à l'image de la science économique (mi-descriptive et mi-normative), celles-ci aident la société à objectiver ses habitudes, à automatiser ses comportements, à fabriquer ses mécanismes, ses lois de comportement. Il faut se comporter (le consommateur, le producteur et l'Etat) ainsi pour maximiser/optimiser ceci ou minimiser cela. La bonne conduite suppose une passivité de la société, une rationalisation de son activité orchestrée par la Science.

Mais comme l'académisme ne participe pas des débats de la société segmentaire, il n'a pas de prise sur ses comportements. Ce que nous disent les « marchés informels ». Le monopole de la contrainte s'y relâche localement, mais l'enserre. L'extériorité de la société du savoir, fille de la société de classes, qui se manifeste par une séparation de la Science et de la pratique réflexive de la société, est redoublée dans les sociétés segmentaires par l'étrangeté de la Science et de la société savante. « Ça ne passe pas entre enseignants et enseignés » entend-on souvent chez les universitaires. La société segmentaire n'a pas été dressée, comme dirait Nietzsche, aux mêmes dispositions et habitudes que la société de classes.

Dans la société segmentaire, la société de la Science qui fait partie à l'origine d'une pratique réflexive monopolisée par une classe n'est pas produite à sa place. Pas de place pour elle dans une société maintenue dans l'indifférenciation. Ici la société dominante n'est pas en mesure d'animer la compétition sociale. Dans la société segmentaire, on ne pense pas à sa place, on pense avec elle. Penser à sa place a été l'acquis d'une classe sociale de sociétés guerrières conquérantes qui ont conforté le monopole de la contrainte dans ses mains. Toute la société s'est mise à ses ordres quoiqu'en récalcitrant parfois. Car toute société, pour économiser son temps et son énergie, tend à automatiser ses gestes ; automatisation qui lui rend le monde plus familier et qu'elle peut confier à une classe si elle y trouve son avantage. Ce qui peut lui échapper c'est que cet avantage peut-être de plus ou moins courte durée. En confiant cette tâche de rationalisation à une classe, elle perd de son contrôle sur elle-même. Elle fait alors confiance à une classe pour conformer son avenir.

Savoir subjectif et savoir objectivé

Il nous faut distinguer, aussi bien sur le terrain de la crise sanitaire qu'en général, entre savoir subjectif qui est porté par l'individu et savoir objectivé qui est matérialisé dans des objets, des machines et des logiciels. Prenons l'exemple de la stratégie de lutte contre le coronavirus COVIR19. La société de classes industrielle combat le virus avec des moyens industriels, organisationnels dont ne dispose pas la société segmentaire. Même après avoir copié son organisation à partir du monopole de la contrainte physique (État westphalien), nous ne sommes pas parvenus à obtenir l'efficace d'une telle organisation. Cela est criant quant à l'industrie. Le savoir est resté séparé de la société, il ne s'est pas transformé en pouvoir, en savoir-faire et capacités. Nos imitations ont donné de pâles copies, elles ont plus accru nos demandes que nos offres, car nous faisait défaut un fonds de savoir sur lequel on accumulerait.

Illustration de cette thèse : le savoir occidental est enrichi par le fonds de savoir des sociétés extrême-orientales. La copie japonaise, coréenne et chinoise finit par supplanter l'original occidental. Illustration contraire : quand nous copions la stratégie de lutte contre le coronavirus de la France, de la Corée ou des Pays-Bas, nos moyens de réalisation se révèlent insuffisants et nous sommes poussés à importer ou manquer de ressources au lieu de les créer. Car, il nous est moins coûteux d'importer le produit fini que nous voulons copier que de le produire nous-mêmes. Mais cela n'est pas tout à fait objectif, nous l'avons souhaité aussi. Notre taux de change qui a arrimé notre consommation à nos importations procède de notre volonté de ne pas nous confronter à la concurrence internationale pour obtenir de la production mondiale la part de notre travail. Il résulte de notre défiance à l'égard de notre savoir-faire. Ce n'est pas notre savoir-faire que nous avons appris à travailler. C'est aux hydrocarbures que nous avons confié la tâche de nous attacher au monde. Nous avons d'abord compté sur le travail pour copier le monde, mais pas dans la perspective de prendre notre part de la production mondiale grâce à lui. Nous avons en fait imité des institutions et des organisations sans vouloir vraiment nous affranchir du travail des autres. On a prétendu que ces copies d'institutions, d'organisation allaient commander au travail et non que le travail social allait se les approprier, en faire ses outils. Pas étonnant que ces dispositions aient fait l'affaire de nos importateurs gâtés/gâteux, en même temps que celle des consommateurs. Tant pis pour le futur et nos producteurs que l'on a renoncé à mettre à la tête de nos compétitions.

Ceci étant, on peut dire que tout compte fait, la fin de tout corps social est d'adopter une stratégie qui lui permette de développer ses propres capacités. Oublions pour un moment les tendances à la monopolisation qui peuvent l'habiter. Face à la crise sanitaire, il s'agira de développer d'abord ses propres défenses, ses anticorps, qui détermineront sa capacité à s'incorporer des ressources alliées. Tout corps social s'efforcera de produire des anticorps qui l'immuniseront contre l'épidémie. Par anticorps, il s'agit de comprendre des cellules biologiques autant qu'artificielles. L'industrie sanitaire qu'il faut considérer comme une objectivation du savoir-faire qui prolonge le corps social[4] fait partie de ses défenses. Or le savoir-faire de notre corps médical ne dispose pas de l'objectivation matérielle qu'il suppose. Comment pourrait-il vaincre l'épidémie sans les équipements de ce savoir-faire ? Notre savoir-faire médical ne pourra que demander les moyens qui lui manquent. Comme ils lui manqueront, il sera débordé. La société souche de notre savoir-faire subjectif pourra exporter son savoir-faire objectivé, ses équipements et ses médicaments, nous ne pourrons que l'importer comme nous avons importé le savoir, si notre pouvoir d'achat en pétrodollars le permet. Combien d'individus infectés par le coronavirus pourront-ils alors être testés, traités ? Il faudra réduire sa voilure, seule une minorité pourra bénéficier des bienfaits de la Science, si la Recherche n'entre pas en jeu et active de nouvelles ressources. La vraie recherche, celle que chaque citoyen concerné peut mettre en action par ses capacités, individuellement et collectivement.

Il faut donc que la société réfléchisse sur la meilleure manière de combattre l'épidémie en tenant compte de ses moyens, en les valorisant. Dans la société passive, beaucoup de ressources sont détruites faute d'être réutilisées, d'autres sont mises en dormance faute d'être utilisées. Il s'agira alors de les récupérer ou de les activer. Dans la société segmentaire, ce sont les capacités de toute la société qui doivent réfléchir, être impliquées dans le combat contre le coronavirus. Et les capacités ne peuvent pas être abstraites du combat. Un combat qui peut être mené par la société. Les capacités d'un combat que peut mener une société. Pouvoir c'est faire. Voici l'esprit, le souffle de la Révolution : mettre en action les capacités d'un combat que la société peut mener. C'est la seule façon de développer ses ressources. Car elle ne dispose pas d'une division sociale du travail efficace qui puisse l'en dispenser. On ne réfléchira pas à sa place, quand on le fera, ce sera pour lui proposer des solutions qui excéderont les capacités qu'on lui reconnaît. Elles ne seront pas celles du combat qu'elle peut mener. Elle ne peut compter que sur des compétences qui réfléchiront avec elle, sur ses capacités, des capacités qu'elle doit comprendre. Pour vaincre le virus, elle aura besoin de développer une immunité de manière spécifique. Il ne faut pas entendre immunité au seul sens biologique, mais aussi technique et organisationnel. L'Algérie ne peut pas faire la guerre au virus et en triompher avec les moyens humains et matériels des Pays-Bas, de la France ou de la Corée du Sud. Elle peut s'instruire de leur expérience à condition qu'elle s'appuie sur un savoir propre, le savoir de ses puissances d'agir. Ce n'est pas en se reposant sur la technique qui objective la puissance d'agir des sociétés de classes industrielles, leur organisation, que la société segmentaire pourra vaincre le virus. Elle doit développer sa propre organisation, ses techniques, sa stratégie et son propre ordre de combat. Nous n'avons pas acquis notre indépendance avec les avions de l'armée française. La ressource humaine aura plus d'importance que la ressource matérielle [5]. On ne peut pas se contenter d'imiter les sociétés industrielles pour combattre le virus, le corps social ne peut développer qu'une immunité qui tiendra toujours de ses capacités. Les vraies capacités de la société doivent monter au front, faire autorité pour établir l'ordre social de combat. Le pétrole n'étant plus en mesure d'entretenir les anciens pouvoirs, il faut se résoudre à établir de nouvelles autorités. Bien sûr, le pouvoir politique pourra toujours faire appel à une légitimité internationale pour se préserver, on ne pourra pas polémiquer avec lui, mais le sol sur lequel il repose pourrait se dérober.

Plutôt que de compter sur un système sanitaire performant, des traitements coûteux, une discipline sociale, des rôles sociaux qui ne sont pas les nôtres, il faut compter sur la mobilisation des puissances réelles de notre société auxquelles celles étrangères ne peuvent être qu'adjointes. Nous avons échoué à décharger la population de son alimentation, de son éducation et de sa santé. Le pouvoir d'État va-t-il toujours faire croire qu'il est en mesure de s'en charger selon sa tradition ? Que ses institutions sanitaires, que ses capacités logistiques vont pouvoir face aux besoins de la société ? Que son action ne va pas finalement se résoudre à « immuniser » une minorité de la population ? Celle qui pourra être dite essentielle ? C'est tout ce que lui permettront de réaliser ses capacités si la société avec tous ses compartiments ne révèle pas ses capacités et ne s'engage pas dans le combat. Car c'est son combat qui révèle ses capacités. Lui fera-t-on confiance ou continuera-t-on à lui opposer le pouvoir institué par le monopole de la violence ? Il faut remettre le pouvoir (d'agir) dans la société, l'aider à se recomposer pour qu'elle se donne ses puissances d'agir. L'État alors qui la représente aux yeux du monde pourra se dire à la hauteur. Il lui faudra pour cela renoncer à sa tradition : monopoliser, s'attribuer tous les mérites.

Ce n'est donc pas au malade d'aller aux structures sanitaires existantes, elles ne pourront ni le détecter ni le soigner. C'est aux soignants, aux puissances d'agir d'aller à la société, pour l'aider à s'organiser, à se prémunir et s'immuniser contre le virus. Il faut aider la société à se commander, plutôt qu'à vouloir la commander à partir de centres dont elles se défient, qui ne peuvent plus lui commander parce qu'ils ne peuvent plus rien lui offrir en échange. Le malade doit être détecté par son milieu, traité dans son milieu, celui hospitalier ne faisant que le prolonger. Nous ne sommes ni la Chine, ni la France, ni la Corée. Quel milieu (famille, voisinage) voudrait qu'un de ses membres soit contaminé et contaminant ? En d'autres termes les éléments du milieu hospitalier et médical et autres milieux combattants, doivent se disséminer dans le milieu social dans lequel ils pourront trouver des ressources en mesure de démultiplier leur puissance d'agir. A suivre...

Il faudrait aussi que la société et l'État puissent les protéger, protéger leurs proches. Le milieu échangerait alors son rôle : instruire et coordonner les luttes des milieux sociaux contre le virus et plutôt que prétendre tout porter sur ses épaules et s'enfoncer dans sa crise. Le milieu médical pourrait faire autrement avec la société plutôt que d'être de simples détaillants de l'industrie pharmaceutique mondiale. L'épidémie du coronavirus exige une mobilisation intensive du secteur de la santé, mais pas seulement. Les casernes comme milieu fermé pourraient constituer le champ d'une contamination contrôlée, ses soldats ou policiers pourraient constituer une force d'intervention et d'interposition entre les personnes vulnérables et le reste de la société. Les cités universitaires de même. Pourquoi laisser des retraités sortir de chez eux et faire la chaîne pour percevoir leur pension ? Les consignes doivent pouvoir être appliquées, les conditions d'application doivent donc être définies. Le combat de la société ne comprend pas que des civils. Policiers et militaires y ont par définition une bonne place. On pourra ainsi recueillir les informations du milieu social et des milieux de contamination surveillés, contrôler l'épidémie, permettre aux épidémiologistes de dresser une carte épidémiologique et une stratégie de combat avec les parties prenantes de l'action sanitaire. Tout cela suppose évidemment une participation active de la société[6], de la société au sens large, dans tous ses compartiments.

Faisons ici une petite expérience de pensée en partant du principe qu'on ne mobilise pas une société en lui demandant de respecter des consignes ou d'obéir à des ordres. Encore que pour lui donner des ordres en mesure d'être exécutés, il faudrait qu'elle soit organisée, qu'elle fasse corps. On la mobilise en général en la motivant. Le motif ici engagé serait celui de la dignité et de la fierté. Ceux-là peuvent accepter bien d'autres motifs. Il s'agirait de demander aux collectivités locales et régionales de s'engager dans une compétition dans la lutte contre le coronavirus, avec une coopération des différents secteurs. Il serait demandé quelles collectivités peuvent faire la preuve de la plus grande résistance à l'épidémie, lesquelles d'entre elles peuvent faire preuve d'exemplarité pour la collectivité nationale ? Quelles sont celles qui mobiliseront le mieux leurs ressources dans un tel combat ? Il n'est déjà plus là question de tout faire porter au corps des soignants et plus tard des militaires. La collectivité qui aura connu le plus de décès ne sera pas la plus fière. Celle qui aura le mieux résisté pourra servir d'exemple. Cette compétition pourrait nous livrer de bien précieuses leçons pour les réformes futures. Elle illustrerait un combat de la société contre le coronavirus qui demain inspirerait un combat contre un autre type d'épidémie. Car c'est de la solidarité sociale qu'il sera question dans cette compétition, de la capacité à faire corps aux capacités humaines et aux moyens matériels de toute la société. Quoi de plus précieux qu'une société qui a appris à combattre ensemble pour préparer des combats futurs, pour affronter les crises futures ?

Ce peut-être là aussi l'occasion de repenser nos universités, d'en faire le lieu non pas pour enseigner la Science, mais pour y pratiquer la Recherche. Il s'agirait de les ouvrir à ceux qui ont des demandes de savoir précises ou à préciser ; ceux qui veulent savoir, apprendre du monde, pour faire ; qui font déjà, veulent faire ou mieux faire, cherchant comment fait le monde pour mieux faire ce qu'ils font ; où viennent ceux qui ont des offres à faire, qui cherchent des gens pour former et recruter, pour faire avec eux. Ouvrons les aux gens expérimentés qui ont pu faire et viennent partager leur savoir-faire, leur expérience, qui viennent dire ce que les autres peuvent attendre d'eux, le savoir qui peut les aider à mieux faire.

Pas de rupture entre étudiants et enseignants, entre demande des « étudiants » et offres des « enseignants », mais continuité graduée, mais apprentissage et recherche collective, enseignement d'un savoir-faire en train de se faire, transmission d'un fonds de savoir-faire collectif à l'appui. L'université, l'art et l'industrie partageant les équipements, les expériences. L'université ne peut pas être suréquipée et l'industrie sous-équipée et inversement. Aujourd'hui les « étudiants » ne formulent aucune demande, ils ne sont pas venus à l'université pour améliorer un savoir-faire et un revenu anticipé.

L'Etat a formé pour ses besoins, en séparant industrie et université. Il a importé les enseignants et leur enseignement d'un côté et des usines clés en main d'un autre et cloisonné ces deux importations dans des organisations différentes au lieu de les mettre ensemble à la tâche. Il n'a pas livré ces usines et cet enseignement au « phagocytage » de la société pour qu'elle puisse se les assimiler, les transformer en une mémoire, une technologie. La société n'a pas démonté l'équipement qu'elle a importé pour le remonter par elle-même jusqu'à en décomposer, recomposer, fabriquer les pièces ; elle n'a pas recollé l'enseignement à l'équipement. Elle n'a pas pu transformer les savoirs importés en savoir-faire, elle n'a pas refondu le savoir disloqué en savoir subjectif et savoir objectivé dans le creuset de sa propre expérience. Elle n'a pas pu s'équiper. La formation étatique n'a pas fleuri, elle s'est étiolée dans une industrie séparée de la Recherche. Ses besoins se sont taris, elle ne sait plus pourquoi former. Elle laisse vivre la jeunesse dans l'illusion d'un emploi futur.

Les étudiants viennent d'une société et le savoir d'une autre qui est venu sans son équipement, que des enseignants transportent, importent séparé de son équipement, de son savoir objectivé. Savoir qui ne leur permettra pas de savoir faire. Ni la société ni les universités ne sont équipées de l'équipement des sciences. Comment pourraient-ils avoir une autre demande que celle d'un emploi public bureaucratique ? Ils sont suspendus aux offres de l'État qui hélas ne peut plus en produire.

L'offre ne peut être qu'un prolongement de la demande, sa projection dans le futur. C'est la condition que l'on dit de solvabilité. Ce n'est pas à l'offre de configurer la demande, mais l'inverse. Je fais ceci, je demande si je peux faire cela ou pas, si oui, comment ? La loi de Say, l'offre crée sa demande, était valable dans un monde où l'offre occidentale pouvait créer sa demande mondiale et développer une offre excédentaire. Pour équilibrer son offre et sa demande aujourd'hui, il faut que l'excès de l'offre qui tire la croissance s'inscrive dans une demande future. J'épargne et investis aujourd'hui pour consommer demain. Que je produise ce que je vais consommer ou ce qui va me permettre d'acheter autre chose. Les Allemands peuvent produire des machines-outils et consommer des vacances à l'étranger. Il faut donc renverser la loi de Say, c'est la demande qui détermine l'offre. La loi de l'offre de Say n'étant qu'un cas particulier de la loi de la demande, celui d'un contexte où la demande mondiale était « élastique » pour l'offre occidentale.

Aujourd'hui que la concurrence mondiale est sortie de l'Occident, qu'il ne lui est plus possible de formater la demande, l'offre excédentaire occidentale perd sa demande. De plus, la concurrence mondiale conduit à une concentration plus forte du pouvoir d'achat, l'offre ne crée plus sa demande. Avec l'automatisation croissante, l'énergie à bon marché, la demande se réduit en même temps que l'offre s'accroit. L'offre ne distribue plus les revenus qui la rachètent. Il faut abandonner les énergies fossiles qui ont rendu une telle concentration possible non pas à cause de la biosphère seulement, mais aussi à cause de la répartition du pouvoir d'achat mondial : ceux qui produisent ne peuvent plus faire racheter leur production. Que vont faire la Chine et l'Allemagne de leurs excédents commerciaux ? Faire consommer le monde à crédit ? Ce que fait la Chine, mais jusqu'à quand ? L'Amérique rue dans les brancards et elle ne sera pas la seule. L'Allemagne va-t-elle consommer les machines-outils qu'elle exportait en Chine ? C'est là un signe avant-coureur de l'insolvabilité grandissante du monde.

Mettons fin au cloisonnement entre les études et le travail, la conception et l'exécution, l'offre et la demande. Le marché n'est pas réglé par des lois objectives (valables en tout temps et en tout lieu), mais par des mécanismes qui résultent de la rationalisation automatisation de comportements sociaux, de la congruence d'habitudes, de propensions et de préférences sociales : habitudes et propensions à consommer, à importer, à épargner, à travailler, à investir etc. ; préférences pour le présent ou le futur, l'individuel ou le collectif, l'égalité ou l'inégalité, etc. Il n'y a pas de dichotomies entre économie, psychologie et société. « Réencastrer » l'économie dans la société, c'est rendre à l'économie son infrastructure psychologique et sociale.

Cessons donc de rompre l'expérience en deux temps, apprendre d'abord, travailler ensuite, afin qu'une classe ne puisse pas s'approprier le savoir de la société, le monopoliser, et une autre en être privé. Au monopole d'une classe sur les moyens de production s'attache le monopole du savoir, des moyens subjectifs de s'en approprier. Nous avons reconduit le modèle de classes français qui apprend à une classe à se distinguer, distinction qu'elle doit tirer de sa capacité à diriger le monde et à justifier la soumission de sa classe prolétaire. Le mode de formation français reproduit un système de classes. Les sociologues français, dont P. Bourdieu, l'ont répété à en lasser l'auditoire. Il faut voir que cette disposition à la monopolisation des ressources est à la racine du système de classes. Les dénonciations d'une telle réalité butent sur la structure de la société de classes. Une fois que l'on a confié la propriété à une classe et privé le reste de la société, on a beau réformer, ajuster offre et la demande de travail, c'est juste pour conforter la domination des propriétaires, seuls vrais citoyens comme au temps de la cité grecque. La démocratie occidentale, globalement, n'a pas réinventé la démocratie grecque : elle a toujours ses mineurs, ses nouveaux esclaves (plus nombreux non humains qu'humains il est vrai) et ses métèques (immigrés). Ces derniers sont mieux entretenus, mais ils ne disposent pas d'eux-mêmes. Les femmes peuvent disposer de leur corps, mais c'est pour mieux le vendre à la classe des propriétaires. Tant qu'elles peuvent mieux le vendre, il n'y a pas de mécontents. On peut avoir plusieurs femmes sans être polygames. Ecce homo.

Nous avons importé cette séparation (du savoir subjectif et du savoir objectivé) d'une société de classes (où la relation de classes est inscrite dans la division fondamentale du travail entre guerriers et paysans d'où sortira le monopole de la violence) dans une société segmentaire qui ne se reconnaît pas une telle division sociale du travail. Division d'une société qui concentre la propriété dans les mains d'une classe pour commander au travail d'une autre propriétaire de son seul travail. Elle n'a donc pas d'effet productif. La fraction de la société qui croit avoir vocation à devenir une classe n'a pas la légitimité de classe qui s'acquiert par la conquête des marchés extérieurs, par la capacité à animer la coopétition sociale. Sa fonction de classe n'étant pas justifiée, elle ne peut pas commander au travail[7]. La société segmentaire n'a pas entretenu une classe de guerriers pour sa sécurité. Elle ne lui a concédé ni le monopole de la violence ni celui de la propriété. Chez elle, pas de monarque de droit divin, duquel pouvait procéder toute la propriété, duquel tous les êtres vivants pouvaient être les sujets. Pas de monarque qui possède les objets et commande aux objets vivants obéissants, dont le travail, et distribue ses pouvoirs. Pas de monarque qui concède ses droits.

Nous n'avons pas besoin de compartimenter l'expérience du travail, comme nous n'avons pas besoin d'une classe pour commander au travail. Nous avons besoin d'apprendre à faire aussi bien que les autres. Et le plus rapidement possible, sur la plus grande échelle possible. Ici la liberté d'entreprendre ne sera pas la liberté d'une classe, mais celle de chacun où en contrepartie cette liberté ne sera pas utilisée contre les autres pour les priver d'une telle liberté. Cette liberté ne sera pas en théorie celle de tous et en pratique celle de quelques-uns. Cette liberté ne sera pas privative, mais associative. « Ce que je fais tu peux le faire », on se demandera seulement s'il vaut mieux le faire ensemble ou séparément, de la même manière ou différemment. Nous n'avons pas besoin de confier nos décisions de production, de répartition et de consommation à une classe. Si le marché doit être automate pour réduire l'indécision, permettre une certaine prévisibilité, il sera nôtre automate. Il nous faut repenser nos institutions et nos marchés. Nous pouvons coordonner nos actions, nos décisions, autrement et bien mieux que cela n'a été fait dans le passé industriel occidental par l'entremise d'une classe. Les résultats des prévisions seront toujours supérieurs aux prévisions (dans le passé on citait souvent le cas du Japon) quand la décision n'est pas séparée de l'exécution, quand les « moyens » de réalisation pensent aussi. Il faut certes une certaine autonomie de la pensée par rapport à l'action qui accompagne la formation des centres d'accumulation du savoir, mais sans confondre autonomie et transcendance. Les intérêts d'une classe ne dicteront pas ce que doit décider la collectivité. Les intérêts d'une partie de la société, d'un corps social particulier par exemple, composent l'intérêt général avec les autres corps sociaux, la société s'accordant sur le développement de tel corps et de tel autre. Nous voulons apprendre, noble sentiment, mais prendre quoi et pour quoi faire. Apprendre se situe dans la chaîne d'expérimentation ou de réalisation de la production, dans une production présente entre une production passée et une production future. J'apprends ce que je fais, je cherche ce que je peux en faire de mieux.

Revenons à la crise sanitaire et relevons comment la Corée du Sud avec ses moyens de communication a pu juguler la progression du coronavirus. Le sens collectif, la discipline de la société a permis à la messagerie de mettre en communication toutes les personnes qui ont été en contact avec une personne infectée. Chacune s'est ensuite portée à la connaissance des autorités médicales. La chaîne de transmission a tout de suite été établie par la population : « celui qui sait (qu'il a été infecté), informe celui qui ne sait pas (qui a pu recevoir le virus) ». Sans la technologie de la Corée du Sud, si nous laissons tomber notre indifférence les uns à l'égard des autres, si nous coopérons soigneusement, nous pouvons établir les chaînes de transmission du virus, l'isoler et nous immuniser sans trop de frais. La société aura bien fonctionné. En Corée du Sud, ce ne sont pas les moyens qui ont décidé, c'est la capacité de la société de faire corps avec ses moyens face au virus.

La propagation du virus à partir d'un bar d'une station de ski en Autriche aux pays voisins ne pouvait pas avoir lieu chez elle. Le maire de la ville d'Autriche n'en a pas appelé à la population pour établir la chaîne de transmission, il a pensé qu'il suffisait d'isoler le porteur et son environnement. Résultat, le porteur a diffusé le virus aux pays voisins. Les autorités autrichiennes parlent de négligence, il faut parler de réflexes sociaux inadaptés aux nouvelles possibilités technologiques. Mr le maire a l'habitude de décider à la place des autres, ce pour quoi il est élu, et les porteurs ne sont pas « investis » d'une responsabilité sociale.

Liberté d'entreprendre signifie adhésion de la société à l'entreprise, l'entreprise partie prenante de la société. Elle est certes de propriété privée, mais de propriété non exclusive. Moi consommateur, client ou travailleur, je ne suis pas propriétaire, ni actionnaire de l'entreprise, mais je suis partie prenante, nous sommes associés à parts inégales certes, mais associés quand même. Si je n'achète pas, tu ne vends pas. Si tu me maltraites patron, je te rendrai la pareille dira le trravailleur. Nous y gagnons tous. Nous ne sommes pas dans un jeu à somme nulle. Nous nous tenons les uns les autres et la chaîne est déterminée par la qualité de son maillon le plus faible. C'est pourquoi les sociétés égalitaires sont les plus performantes. Du reste, une société peut être colonialiste, raciste et se croire égalitaire, se croire égaux en interne et supérieurs en externe. Les deux aspects pouvant même se renforcer. L'Amérique peut fonctionner sur ce mode, elle fonctionne ainsi avec les descendants de l'esclavage. La France avec le colonialisme et les descendants des anciens colonisés.

Et puis cher.e.s étudiant.e.s, il faudrait choisir, quel travail prendre d'abord puis quelles études mener ensuite pour l'améliorer. Travailler d'abord, étudier ensuite ou alterner travail et études, ce pourrait être un idéal. Ou étudions sur « chantier » (travaux pratiques, apprentissage par projets). Pourquoi continuez à vouloir un diplôme que l'État vous délivrera, mais qui vous aura fait perdre votre temps, la fonction publique n'étant plus en mesure de vous employer et le privé n'étant pas associé à votre formation ne peut vous employer  ? Du reste il n'en a nul besoin. Pourquoi mettre la fonction publique en défi de vous employer ? Et le discours de la fonction publique est en train de changer, elle ne promet plus un emploi, mais une aide pour créer votre emploi. Parmi vous très rares sont ceux qui réussiront à créer leur propre entreprise, beaucoup échoueront à créer leur emploi, le reste se retrouvera subordonné sans protection sociale[8].

Une telle disposition sociale cependant ne peut pas être spécifique aux jeunes, aux étudiants, elle doit être une disposition de toute la société. Il faudrait d'abord que toute la société se répartisse entre des activités et que chaque activité puisse envisager son avenir, son besoin de formation. Il faut que toute la société puisse imaginer son futur en s'appuyant sur son présent. Les jeunes ne peuvent pas décider pour eux-mêmes, ils buteront sur le « marché » que la société a fait. On ne peut pas décider pour eux non plus. Ils doivent s'accorder avec la société, représenter son futur.

On ne repensera donc pas l'université en l'isolant du mouvement de la société, en ne repensant pas les autres institutions (l'entreprise, l'administration publique, les associations) qui permettent à la société de s'accorder. Mais mettre la jeunesse sur des projets en mesure de créer un mouvement de masse, inclure les étudiants dans le combat contre le coronavirus par exemple, peut aider la société à se repenser. La lutte contre le coronavirus peut être l'occasion d'une mobilisation de masse qui pourrait en inaugurer d'autres. Il faut dès à présent donner un rôle actif à la jeunesse, la jeunesse civile et militaire, c'est elle qui peut raccourcir ou allonger la période nécessaire à une immunisation. C'est bien du futur de la société dont il y sera question, de leur futur. Les gestes barrières, la distanciation ne doivent pas empêcher les gens de travailler, de s'associer. Ils doivent pouvoir le faire pour s'immuniser contre le virus, réduire les coûts du combat, mais aussi pour faire face plus tard à la crise sociale, économique et politique qui vient et qui risque de les affecter en premier lieu. Le chômage des diplômés en témoigne. Si on offre les bataillons d'étudiant.e.s, des bataillons de militaires et d'agents e sécurité, aux bataillons de soignants et d'épidémiologistes[9] et si la société adopte un ordre de combat avec eux, on triomphera de cette crise et serions bien armés pour affronter les suivantes. Car nous aurions commencé à penser par nous-mêmes, avec nos ressources et non celles des autres dont nous ne pouvons pas disposer. La jeunesse, la société ne doivent pas sortir affaiblies de la crise sanitaire. Elles ne pourraient pas faire face à l'après-crise sanitaire. Elles doivent en sortir renforcées. Pour ce faire, il faut nous mettre à la hauteur de la société de ses capacités, les valoriser plutôt que de les détruire, pour fabriquer notre immunité. Ces capacités révélées, nous serons plus forts pour affronter les crises à venir qui autrement risquent de nous achever.

Notes :

[1] La crise du coronavirus SRAS en particulier qui démarre en Chine en 2002 et s'étend à toute l'Asie en 2003.

[2] Voir A. Benachenhou, L'Algérie, sortir de la crise. Alger. 2015

[3] J'opposerai dorénavant systématiquement société de classes et société segmentaire pour marquer la différence entre la majorité des sociétés africaines et les sociétés européennes. Je définirai notre société comme une société segmentaire brouillée par les dispositifs importés de la société de classes européenne.

[4] L'objet technique comme prolongement du corps. De Leroi-Gourhan, à Bernard Stiegler en passant par Gilbert Simondon.

[5] Comme l'affirme le Pr Abdelaziz Tadjeddine, chef du service épidémiologie et médecine préventive à l'hôpital pédiatrique de Canastel, Oran. http://liberte-algerie.com/actualite/letat-doit-utiliser-ses-epidemiologistes-336359

[6] « Personne ne sachant quand ce cauchemar s'arrêtera, le plus sage est de s'organiser pour le long terme en faisant participer au mieux tout le système de santé à un combat qui pourrait être long et douloureux et en faisant confiance en la maturité des Algériens, sachant bien entendu que rien, et surtout pas le confinement, ne pourra se faire sans eux. » Voir l'Appel des professeurs en médecine au président de la République. https://www.liberte-algerie.com/contribution/appel-des-professeurs-en-medecine-au-president-de-la-republique-336424

[7] Après l'échec de l'industrialisation, la société dominante ne commande plus au travail. Elle s'efforce de commander à ses sous-traitants, mais ses sous-traitants ne sont capables de commander au travail que dans certaines niches qui leur sont soigneusement aménagées. Il y a profit, profit de rente, mais pas de rapport d'exploitation du travail. Le travail n'est pas soumis au capital.

[8] Voir les publications de Sarah Abdelnour. « L'entreprise de soi », un nouveau mode de gestion politique des classes populaires ? https://www.cairn.info/revue-geneses-2014-2-page-27.htm

[9] « L'Algérie, qui a formé des bataillons d'épidémiologistes qui sont même dans des daïras reculées comme Bougtob, Oued R'hiou ou du côté d'Illizi, n'utilise pas pleinement ses ressources qualifiées et compétentes, et qui peuvent aider dans ces moments de difficultés majeures ... «on est face à un défi», alors que de jeunes épidémiologistes algériens, connaissants bien le contexte «chacun sur son territoire, dans son bassin de population», formés pour suivre et investiguer sur une épidémie, «sont aujourd'hui en jachère». Pr Abdelaziz Tadjeddine op.cit..