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Tunisie: Vers un nouveau gouvernement ?

par Tunis : Kmar Bendana

Ce qui se passe en Tunisie se déroule à une allure si rapide, depuis 2011, qu'on a du mal à distinguer les moments significatifs. Depuis cet été, ça va encore plus vite : BCE meurt d'une intoxication en juillet ; les élections prévues pour le dernier trimestre 2019 sont précipitées sur un mois, entre septembre et octobre ; la présidentielle fait sortir Kaïs Saïd d'un angle mort, la représentation des partis à l'ARP est éclatée avec un recul des islamistes, une forme plus extrémiste que ces derniers, apparaît au parlement, les forces dites «modernistes» sont plus atomisées que les autres, des tractations font de Rached Ghannouchi -le chef de 40 ans d'Ennahdha, contesté à l'intérieur de son parti- le président de l'ARP... La réalité politique tunisienne est en plein malaxage, sans rien qui tienne assez longtemps (même en apparence) pour qu'on puisse en lire des aspects dans la durée. D'où la difficulté d'exposer cette seconde phase post-élections 2019 de choix de chef du gouvernement.

Une procédure constitutionnelle

Dite «le gouvernement du président», l'étape résulte du rejet de la formation de Habib Jemli par l'ARP, le 10 janvier. Choisi en novembre par le parti Ennahdha qui a remporté 54 sièges sur 217, le candidat islamiste a récolté 76 voix pour et 134 voix hostiles. Le résultat rassure sur les acquisitions et tractations de voix apparues au sein de l'ARP, tout en ouvrant sur une opération inexpérimentée par la classe politique tunisienne, une de plus.

La Constitution est certes mise en vigueur, son application fournit, au moins, une rampe procédurale, mais ce passage à l'épreuve nourrit l'impression de précipitation. L'opacité est loin de se réduire, les éléments d'information manquent, ils ne sont ni fournis par les instances agissantes ni fabriqués par les analystes, les outils n'existant pas. On n'a pas de journalisme fiable et la liberté d'expression récemment acquise n'a pas permis de construire des canaux suffisamment sains pour produire des repères et des cadres d'analyse. Les observateurs sont ballottés par une situation flottante et il n'est pas facile de se positionner et/ou de vérifier intuitions et hypothèses. Les réseaux sociaux qui ont servi à pluraliser l'opinion sont davantage un champ de bataille qu'un espace d'échange et de réflexion. Facebook contient des échos mais n'est lisible que de façon anecdotique et clivée.

Ce chef de gouvernement choisi par K. Saïed est une surprise eu égard aux paramètres établis et même au choix des partis, consultés -par écrit- par le président de la République. La procédure et son résultat constituent une brèche originale pour l'avenir immédiat, plutôt embrouillé. Dans ce contexte peu ou pas informé, l'imprévu a quelque chose d'avantageux car il déconcerte ; l'inattendu fausse des calculs, déstabilise des projets faciles ou prétendument acquis. Les calculateurs se trouvent essentiellement du côté des détenteurs de privilèges et prébendes et qui ne cherchent qu'à garder les acquis, les positions de pouvoir ou de contrôle. On sent que la corruption se propage et même si on en parle, on voit qu'elle se maintient, se fragmente, se fait parfois à l'aveugle, contribuant à faire monter la nature et le nombre des irrégularités depuis 2011. Tout le monde éprouve dans son quotidien un affaiblissement de l'Etat et des capacités du contrôle institutionnel (éducation, transport, santé, sécurité.... sont en pleine crise). A titre d'exemple, on traverse une vague d'insécurité diffuse, liée à la petite criminalité certes mais significative d'une crise de confiance dans les forces de l'ordre, d'une incapacité à renouveler les règles du travail policier et de sa relation à l'espace public et au citoyen, d'une impuissance à gouverner. L'absence de réformes se fait cruellement sentir et la Cour constitutionnelle, empêchée depuis presque 5 ans, reste le symptôme symbole de la résistance des institutions (l'ARP en tête) à s'adapter aux besoins et exigences de la société, en désordre, certes, mais également en attente de régulation.

Ce que l'on sait d'Elyes Fakhfakh

Visible depuis quelques jours, le préposé à la formation du nouveau gouvernement montre jusque-là les signes d'un homme qui «fait de la politique» avec les données du moment : après Habib Jemli, choisi par Ennahdha, qui a accumulé en 2 mois des bévues d'amateur sans vision ni repères, on se sent dans une autre communication, en tous cas face à une meilleure considération de l'intelligence citoyenne attentive à l'actualité politique.

Le personnage vient de la veine renouvelée du courant qu'on appelle «socio-démocrate» tunisien, ancien Mouvement Démocrate Socialiste (MDS) fondé par Ahmed Mestiri en 1978, repris par Mustapha Ben Jaâfar dans les années 2000 et actif après 2011. E.F. rejoint cette tendance (Takattol = Front pour le Droit, le Travail et les Libertés) en 2005 ; il n'est donc pas un «membre historique» du parti, il porte moins les engourdissements d'une mouvance, somme toute, sculptée avec/par des personnalités «anciennes». A 48 ans, il semble moins embarrassé par des réflexes marqués par une politique alourdie par ses contradictions internes. Il s'est, du reste, montré plus réactif, moins susceptible/sensible aux attaques de «traîtrise» des électeurs/observateurs après le «consensus de la Troïka» (2011-2013). On se souvient du deal décrié du Takattol avec les islamistes qui a permis de composer la première alliance de pouvoir, sans empêcher les assassinats politiques ni la crise d'autorité de l'Etat. Après l'armistice de 2014, la roue a tourné, le réel et les magouilles ont repris leur droit, sans qu'on ait eu le temps de réaliser l'utilité et les limites d'un accord qui a évité une guerre civile et dilué l'hégémonie des islamistes. Ce n'est pas rien mais insuffisant pour faire advenir une vie politique équilibrée et saine.

E. Fakhfakh est dans la roue du pouvoir depuis 2011. Il a connu deux expériences (= revers ?) de gouvernement depuis 2011, en tant que ministre du Tourisme et des Finances. Malgré la déroute de son parti, il s'est présenté comme candidat à la présidence en 2019, précipitamment, presque par défaut et se sachant perdant. Il a ainsi expérimenté un apprentissage à vif des rapports de force, des discours et des acteurs en présence. Il a traversé une propédeutique de l'action politique, dans une phase où la Tunisie a besoin de nouveaux profils et de trouver des manières de fendre l'inertie entretenue par la méfiance et la peur de s'engager dans l'inconnu. Le pays tourne, en effet, autour d'un personnel politique vieillot, prudent, calculateur et/ou corrompu, sinon rouillé par des considérations d'équilibre qui font le jeu des spéculateurs et des gens de l'ombre. Le pouvoir judiciaire toujours aux ordres reflète bien l'inaptitude du système à punir les excès, empêcher les dépassements, faire respecter le droit.

Un paysage brouillé

Le choix de ce chef de gouvernement par Kaïs Saïed, le 20 janvier brouille le paysage. Le président de la République est aussi en pleine tempête diplomatique avec les événements en Libye et la pression turque. Ballotté par une actualité tourmentée, peut-être manipulé par ses «conseillers» - son frère est notoirement islamiste -, il multiplie les gestes compassionnels sur le plan intérieur et dans ses contacts de terrain. Même s'il bénéficie d'une légitimité électorale remarquable (élu à 72,71% de voix), ses pouvoirs sont limités et il doit apprendre à composer avec le temps et les règles imposées par la fonction. On ne sait pas ce que peut donner le couple Saïed / Fakhfakh mais la configuration risque d'affaiblir Ennahdha (Rached Ghannouchi plus précisément) en instaurant une dynamique qui oblige les acteurs à soupeser les possibilités, à négocier des solutions concrètes, à envisager des alternatives.

La situation contraint le monde politique à être sur le pont, à recomposer, à chercher figures et issues. Comme un jeu d'échecs, la vie politique est traversée de coups successifs qui peuvent changer la donne à tout moment, mener vers des ricochets, susciter des actes non habituels, des bonds inopinés, des rebonds surprenants, toucher les équilibres.

Le chef de gouvernement présumé vient du monde économique et de la direction d'entreprises. Au cours de la campagne présidentielle, il a exprimé des orientations pas toujours sauvagement libérales et se dit favorable aux libertés individuelles. S'il est élu, il pourra peut-être en mettre quelques-unes à l'œuvre, alors qu'en tant que promesses de président, elles restaient virtuelles... Tirera-t-il profit de sa position dans le prochain appareil exécutif pour renforcer la direction des libertés individuelles qui souffrent justement d'un manque d'application dans les faits ? Sur ce plan, les débats sont vifs mais la Tunisie tangue sans des avancées institutionnelles sûres ni des traductions concrètes et visibles sur le terrain.

Le pays traverse des turbulences et la situation économique reste funambulesque. Aucun choix de responsable d'équipe n'est idéal ni définitif. Les premiers pas à faire en direction des institutions et du respect de la loi sont des signaux attendus. Ce chef de gouvernement tiendra-t-il sa promesse d'un exécutif plus réduit et d'un taux féminin de ministres plus respectueux de la réalité sociale et gestionnaire du pays ? Les «pourparlers» qui peuvent durer un mois sont déjà entachés d'exclusion ; le parti Qalb Tounès (2ème de l'ARP avec 38 sièges) est déclaré hors de la formation gouvernementale à venir. La procédure engagée n'échappe pas aux rapports de force souterrains et des tractations occultes.

Le gouvernement de Fakhfakh conserve des chances de passer à l'ARP car les députés (plus du tiers doivent leur place à l'arithmétique des plus forts restes, donc sans vraie légitimité sur le terrain) ne peuvent courir le risque d'une autre élection. Pour la suite, rien n'est garanti, mais c'est au moins ça de gagner contre les spéculateurs et les bénéficiaires derrière les écrans.