Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Une cérémonie pas comme les autres

par Ghania Oukazi

Jamais une cérémonie de prestation de serment n'a été autant sous haute surveillance comme celle qui a intronisé, jeudi dernier, Abdelmadjid Tebboune comme président de la République.

Ce jour-là a été vécu comme un calvaire par les Algérois, notamment ceux qui habitent ou travaillent aux alentours du palais des Nations de Club des Pins situé à l'est de la capitale. Tôt le matin, les dispositifs des différents services de sécurité se sont mis en place d'une manière ostentatoire y compris tout au long du tronçon autoroutier limitrophe où un jalonnement de policiers a attiré l'attention de tous les usagers. Les invités de la République devaient se présenter au palais des Nations à 8h30 mais les journalistes accrédités pour couvrir l'évènement bien plus tôt. Une fois arrivés à l'entrée qui leur est habituellement réservée, ces derniers se sont tous étonnés de se voir retirer leurs téléphones mobiles avec l'obligation de les déposer auprès de la sécurité. C'est la première fois dans l'historie récente des prestations de serment présidentiel que les médias se font « dépouiller » d'un de leurs instruments de travail. Ce jour-là, les agents de sécurité ont été instruits de le faire pour en évidence empêcher les télévisions privées de filmer et diffuser en direct les différentes étapes de la cérémonie de prestation de serment. Pire encore, tous les journalistes, une fois à l'intérieur du palais, ont été parqués dans un espace réduit et ont été ainsi interdits d'accès à l'aile par laquelle transitaient les officiels et différents invités pour rejoindre la salle de conférence. Drôle de comportement vis-à-vis d'une presse à laquelle le nouveau président promet «une liberté sans limites exceptées celles de la loi. » Seules les caméras de la télévision publique avaient ce jour-là le droit de filmer tout ce qui se déroulait au palais des Nations, dans ses espaces externes et en particulier son arrivée et ses pas sur le tapis rouge au rythme de « Djazaïrouna ya bilad El djodoud (Notre Algérie, patrie de nos ancêtres) ». Aucune autre caméra ou aucun appareil de photographie n'ont eu droit à immortaliser les séquences protocolaires du nouveau président. Autre interdiction absurde, les journalistes et photographes n'avaient pas le droit d'accéder au centre de la salle de conférence où ils ont l'habitude de s'approcher des officiels pour les besoins de leurs couvertures médiatiques. Les agents de sécurité veillaient au grain pour que personne d'entre eux ne puisse s'y faufiler. A la fin de toute la cérémonie, les représentants des médias ont été enfermés jusqu'au départ de tous les officiels du palais des Nations.

Les dégâts collatéraux d'une cérémonie

La tradition dans ce genre d'événement voulait -jusqu'à ce changement brusque et sans raison-, que tout le monde attende de sortir jusqu'au départ du président. Les journalistes ont été ainsi «ghettoïsés» dans un espace qui manquait de la moindre visibilité du carré officiel. La salle de conférence n'était pas comble comme elle le fut de tout temps pendant les interventions du président Bouteflika « parce que Tebboune a exigé de ses services de n'inviter du milieu des organisations et associations satellites du pouvoir que celles véritablement traditionnelles, celles anciennes qui ont été créées au lendemain de l'indépendance », nous renseignent certains concernés. Toutes les autres en ont été exclues même si beaucoup d'entre leurs responsables ont frappé à toutes les portes pour pouvoir figurer parmi les invités des toutes premières de Tebboune président de la République. Rompu aux arcanes du pouvoir, il sait pertinemment que les personnels politiques et tous les courtisans se bousculent pour qu'ils soient placés dans sa cour. C'est une tradition nationale. «Il devra d'ores et déjà se méfier de ceux qui lui profèrent les belles paroles, il va être encerclé sans qu'il ne se rende compte, il ne doit pas oublier comment il a été élu et dans quelles conditions, il devrait faire appel aux compétences même celles qui ont servi sous Bouteflika, le temps et la complexité de la situation ne permettent pas de s'encombrer de critères qui enfoncent le pays dans un passé revanchard pour l'empêcher d'avancer, » soutiennent des observateurs. Dès la fin de la cérémonie, sortir de la zone d'Etat Club des Pins était pratiquement impossible. Bloqués par les gendarmes pour laisser passer les convois des officiels, les citoyens se sont retrouvés bloqués dans une circulation routière étouffante. Une fois libérés, les véhicules allaient dans tous les sens, les klaxons fusaient de toute part, tout autant que la colère et les insultes. Le tout se passait sous les yeux de gendarmes dépassés par une cohue d'un désordre indescriptible... En prononçant jeudi dernier son discours-programme, le président de la République a réitéré, entre autres engagements, sa promesse de « faire financer par l'Etat les campagnes électorales des jeunes pour qu'ils puissent se porter candidats aux différentes joutes électorales à venir et pour qu'ils ne deviennent pas la proie de l'argent sale, » a-t-il dit. Il est très curieux que le président pense à puiser dans les caisses de l'Etat, donc de l'argent public de la collectivité nationale, les frais de campagnes électorales où « ghaïta et galal » occupent les devants des scènes. Son engagement de faire payer par l'Etat tout rapatriement de dépouilles d'Algériens morts à l'étranger ne s'explique pas non plus quand on sait que de nombreux ressortissants, notamment en France, cotisent avec quelques euros seulement auprès d'associations spécialisées dans le domaine pour s'assurer qu'il soit fait le moment fatal.

Les diplômes du chômage

Aider dans cela les plus démunis d'entre eux comme les retraités aux faibles pensions ou les chômeurs serait plus judicieux pour un Etat qui n'a jamais su convaincre ses ressortissants de faire rentrer leur argent pour aider l'économie nationale à se relever, faute de n'avoir jamais réfléchi aux mécanismes qui les aideraient à le faire sans encombres bureaucratiques ou suspicieuses.

Le chef de l'Etat n'a par ailleurs, lors de ses deux interventions depuis qu'il a été élu, à aucun moment évoqué une réforme profonde de l'école avec tout ce que cela suppose comme reconstruction de ses fondements au préalable d'une révision globale de ses programmes ainsi que l'éloignement des forces de blocage qui l'ont transformée en un conglomérat de fonctionnaires qui s'est accommodé du moindre effort et d'aptitudes calculées sur « le seuil (el aataba) » strict de programmes scolaires systématiquement suspendus durant ses nombreuses et longues périodes de débrayage. S'il a promis aux jeunes d'à peine 25-26 ans d'âge de faire partie du gouvernement, il doit aussi savoir qu'ils ont été à une école quasiment inculte qui les a envoyés vers une université qui délivre plutôt des diplômes du chômage. Au-delà de sa disponibilité à tourner la page d'un passé rancunier, Tebbboune n'a pas su cacher son sentiment vindicatif à l'égard de Nouredine Bedoui qui a supporté la mission de 1er ministre dans un contexte qui lui a été des plus hostile. Que ce soit lors de la conférence de presse du vendredi 12 décembre ou son discours à la Nation du jeudi dernier, à aucun moment il ne lui a rendu hommage. Abdelkader Bensalah l'a fait avec beaucoup d'égard à la personne d'un Bedoui avec lequel il a partagé les pires moments de sa carrière de commis de l'Etat. L'on dit de sources sûres que Tebboune alors candidat avait été informé que le 1er ministre avait instruit les walis pour soutenir Azzedine Mihoubi. Mohamed Laagab, celui qui été l'un des animateurs principaux de sa campagne électorale, l'avait clairement dit quelques jours avant l'élection. «Laissez Bedoui faire ce qu'il veut, nous, nous avons le peuple avec nous, » avait-il lâché devant des responsables. Les usages de l'Etat obligent cependant à respecter toutes ses institutions et ses instances. Le 1er ministre et son gouvernement en font partie.

Leur rendre hommage le temps d'une cérémonie aurait été un gage de réconciliation et un signe rassembleur qui n'obligent en rien le nouveau locataire du palais d'El Mouradia à en faire des alliés puisqu'ils devaient démissionner quelques minutes plus tard.

Les signes de la rancune

D'autant que l'un des B qu'est Bedoui, que les manifestants traînent tous les vendredis dans la boue, a fait partie d'un carré de responsables retenus presque de force à leurs postes respectifs pour garantir le caractère constitutionnel que le chef d'état-major de l'ANP faisait valoir à chaque occasion. Le 1er ministre a même été pendant tout ce temps le souffre douleur du 1er B (Bensalah) à qui il devait rendre compte du travail qu'il effectuait sous la pression de la rue et les injures et insultes de ceux qui pensent qu'ils incarnaient tous les deux le pouvoir. Bensalah a tenu dans ces conditions lamentables au détriment de son état de santé assez faible. Son émotion et sa gorge serrée à sa prise de parole le jeudi dernier n'en faisaient aucun doute. Le limogeage du ministre de l'Intérieur, Salah Eddine Dahmoune, Tebbboune le veut selon certaines sources comme un signe de soutien aux manifestants qui lui en veulent pour avoir lâché des propos qu'ils ont jugés indécents à leur encontre. Mais les plus avertis rappellent que Dahmoune a été secrétaire général de Bedoui alors ministre de l'Intérieur. Les deux hommes se sont côtoyés avant au ministère de la formation professionnelle où l'un était ministre et le second un haut cadre. Ce dernier l'est resté jusqu'au jour où il a été envoyé auprès de Bedoui alors ministre de l'Intérieur, par Nacer Bouteflika. Les recoupements laissent croire encore une fois à un esprit revanchard qui pousse Tebboune à se débarrasser tout de suite de ceux qui ont participé de près ou de loin à son limogeage précoce du poste de 1er ministre qu'il a occupé en 2017 pendant seulement 80 jours. Les rancœurs d'un passé récent sont ainsi intactes et semblent régenter quelque peu les actions du nouveau président de la République.

La formation du prochain gouvernement sera indéniablement le signe le plus significatif de la démarche tracée à Tebboune pour redéfinir une gouvernance dévoyée par la rapine et les tricheries. Son choix de désigner Sabri Boukadoum comme 1er ministre par intérim brouille quelque peu les cartes. Il serait dommage que Boukadoum diplomate carriériste se retrouve enfermé au palais Dr Saadane alors qu'il serait plus rentable dans les arènes de la diplomatie. En tenant à être candidat indépendant, Tebboune semble refuser de s'encombrer de relais partisans qu'ils soient proches du pouvoir ou ses opposants. A moins d'un compromis bien ficelé, il serait plus rentable pour son règne présidentiel de faire triompher la compétence comme critère absolu à la construction de « l'Algérie nouvelle » dont il fait référence.