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Comment faire progresser l'égalité ?

par Arezki Derguini

Notre société a anciennement contenu l'inégalité du monde dans celle de l'inégalité hommes-femmes. L'inégalité aujourd'hui déborde ce cadre. Elle oppose autant les hommes que les femmes.

La division sociale du travail ne reproduit, ni la division traditionnelle (sexuelle) du travail, ni la division moderne de classes. La structure sociale n'est pas encore stabilisée. Le monde capitaliste d'aujourd'hui fait de la lutte contre l'inégalité hommes-femmes comme sa lutte idéologique par excellence, comme la pointe de la lutte pour l'égalité. Faire progresser l'égalité dans notre pays sans ignorer une telle lutte idéologique ni une telle inégalité réelle est un véritable défi. Nous assistons à un début de différenciation : une partie de la société (dont les ménages disposant de deux revenus) réussit à pallier les défaillances des services publics, une autre (dont les ménages à revenu unique) n'y parvient pas. La société consentira-t-elle avec le développement du marché à l'approfondissement de cette divergence ou au contraire se reprendra-t-elle ?

Égalité en général et égalité des hommes et des femmes

Après l'échec du socialisme qui sanctionne comme l'échec de la société sans classes, le monde qui aspire à plus d'égalité a fait de l'égalité des hommes et des femmes son credo. La période de croissance économique antérieure a fait oublier les inégalités de classes que la polarisation du marché du travail risque de remettre au goût du jour.

Dans les sociétés les plus égalitaires, telles les sociétés scandinaves qui font maintenant référence et sont caractérisées par une forte participation des femmes au marché du travail, des services publics de qualité, un dialogue social développé, la situation entre hommes et femmes reste inégalitaire. La dernière mesure envisagée pour renforcer l'égalité des hommes et des femmes consiste à mettre en œuvre un congé parental individualisé et non transférable dont le principal effet serait de mettre fin à la stigmatisation des femmes sur le marché du travail [1].

Dans une société comme la nôtre l'application d'une telle mesure ne bénéficierait pas des mêmes conditions d'application, bien au contraire : dégradation des services publics, faible participation des femmes au marché du travail et absence de dialogue social. Comment alors faire progresser l'égalité en général et celle particulière entre les femmes et les hommes ?

L'égalité est un sentiment social auquel se mêle un sentiment de distinction. Ils se complètent lorsque le sentiment général est que le progrès social domine. On peut être l'égal de plus distingué que soi. Ils s'opposent lorsque la différenciation sociale devient critique, lorsque les riches s'enrichissent et les pauvres s'appauvrissent. Dans le premier cas, le désir d'égalité avec le monde se trouve alors généralement partagé. Dans le second cas, la société se scinde en deux parties : l'une désirant vivre à l'image du monde, appartenir au monde, la seconde se battant pour une égalité interne, pour appartenir à une société. On peut soutenir que ces deux sentiments ont tendance à s'associer ou se dissocier chez les individus et les groupes sociaux selon des dispositions sociales variées. Ce qu'il nous faut relever c'est le rapport que peuvent entretenir les deux désirs sociaux, celui d'appartenir au monde et celui d'appartenir à une société, ce dont sont affectés les plus nantis et les plus démunis et la distance qui les sépare. Ces désirs d'appartenance vont-ils s'associer ou se dissocier, servir la progression de l'égalité ou la desservir ?

Comment peut être décrit le sentiment d'égalité entre hommes et femmes, aujourd'hui, dans une société comme la nôtre qui comme beaucoup de sociétés est animée par ces sentiments d'égalité et de distinction, mais se trouve dans une situation objective particulièrement défavorable lorsqu'on la compare à celle des sociétés scandinaves ? Ce désir d'égalité entre hommes et femmes qui s'impose dans les sociétés riches peut-il être en mesure d'être largement partagé par une société où le sentiment selon lequel le travail des femmes vole celui des familles , lui dispute la priorité ? La cause en revient à la faible participation des femmes au marché du travail qui divise les femmes elles-mêmes et leurs désirs d'égalité. Les plus nombreuses n'ayant pas accès au marché du travail, ou y ayant renoncé, craignent que ce principe d'égalité menace le revenu de leur ménage. À leurs yeux, le principe d'égalité hommes-femmes accroit les inégalités entre les femmes et au sein de la société. Il est contre-productif. Le droit bénéficiant alors aux femmes des catégories sociales supérieures. Pour que l'égalité entre les femmes et les hommes puisse participer de la progression de l'égalité en général, il faudrait qu'un tel sentiment d'égalité soit soutenu par une politique qui revalorise le travail des femmes en général relativement au travail masculin.

Il faut donc se demander si l'égalité de droit entre les hommes et les femmes renforce ou atténue les inégalités sociales dans une société se caractérisant par une faible participation des femmes au marché du travail. Il est certain que l'indépendance financière des femmes renforce leur liberté de choix, mais peut-elle concerner plus qu'une minorité de femmes appartenant à des milieux favorisés (couches supérieures, grands centres urbains) ? La faible participation des femmes au marché du travail ne permettra pas à cette mesure européenne de faire progresser l'égalité des hommes et des femmes étant donné l'état général du travail dans notre société. La satisfaction du désir d'égalité entre les femmes n'étant pas satisfait. On peut au contraire soutenir qu'une politique favorisant les ménages sur les individus serait plus égalitaire. Elle s'attaquerait à des inégalités sociales plus larges. Elle réduirait cependant les inégalités entre les femmes par le bas. Sauf que dans la conjoncture idéologique mondiale, une telle politique serait inacceptable étant donné qu'elle priverait la partie des femmes qui souhaiterait accéder au marché du travail d'une telle possibilité. On parlerait d'atteinte aux libertés individuelles. Il s'agit d'élargir la liberté d'accès au marché du travail et non la réduire. Nos jeunes filles n'ont pas été studieuses pour être privées d'une telle liberté. Elles pourraient aller la chercher ailleurs pour les plus favorisées. Comment faire progresser l'égalité dans ces conditions ?

La réponse consiste à affirmer qu'il faut tout autant faire avancer l'autonomie financière des femmes et des ménages, la liberté que les ménages et les femmes ont de choisir la vie qu'ils ou elles désirent. Encore faudrait-il que la société s'accorde sur les désirs qu'elle veut réaliser.

Revenons à la mesure suédoise du congé parental individualisé et non transférable qui vise à faire des hommes des personnes aussi « risquées » que les femmes quant à leur disponibilité. Avec un tel congé, l'employeur ne peut plus considérer que les femmes présentent plus de risques d'indisponibilité que les hommes. Il ne pourra plus penser qu'à un certain moment, la venue d'un enfant, il pourra disposer de ses hommes employés et pas de ses femmes. L'égale disponibilité des hommes et des femmes, étant donné la bonne qualité des services publics, n'opposerait plus femmes choisissant une carrière professionnelle contre femmes choisissant la vie familiale. Si l'employeur fait sien le souci de partage de la charge domestique par les ménages, s'il internalise ce souci comme facteur de bien-être de ses employés, la compétitivité de son entreprise devra compter sur d'autres facteurs. Il pourrait penser qu'en partageant ce souci avec ses employé(e)s, employeurs et employés se sentiraient plus proches les uns des autres et pourraient partager d'autres soucis. L'effet d'une telle mesure apparaît comme accroissant la confiance mutuelle (le capital social) et par conséquent les performances collectives de l'entreprise et de la société sous un bon leadership.

L'effet d'une telle mesure aura un effet social, accroissement de la confiance sociale, et individuel, accroissement de la liberté des individus de choisir la vie qu'ils souhaitent. Il ne faut pas oublier que cette mesure à elle seule ne peut pas obtenir de tels effets. Elle suppose un mouvement social tendant vers plus d'égalité et de liberté qu'entretiennent des individus transformant leurs comportements entre femmes, entre employeurs et employés et entre hommes et femmes.

La base de comparaison avec notre société est maintenant possible : ce n'est pas un droit, une mesure particulière importée, donc détachée de notre état social, qui va permettre une progression générale de l'égalité dans la société algérienne, mais la progression de la confiance sociale et de la liberté de choisir en ce qu'elles améliorent la qualité de la coopétition sociale. On relèvera le lien qu'entretiennent confiance sociale et liberté de choisir individuelle. La confiance des individus s'accroit à mesure de leur liberté de choisir. La question revient donc à se demander dans quelles conditions la confiance sociale (la liberté de choisir étant comme sa condition d'existence), peut progresser.

La cause de l'égalité et la polarisation du marché du travail

La participation au marché du travail peut paraître insoluble dans une société et un monde actuels comme ils vont. Elle pose le problème du travail en général dans le monde et dans notre société, de la revalorisation du travail en général et du travail féminin en particulier. Les conditions de production modernes caractérisées par une polarisation du marché du travail ne sont pas idéales de ce point de vue. Si les sociétés riches font du combat pour l'égalité des hommes et des femmes leur credo, ce combat ne semble pas être sur le point d'être gagné. Pour le moment, ces sociétés se donnent comme bouc émissaire les étrangers. Ce ne sont pas les femmes qui volent aux ménages leur travail, mais les étrangers. Sentiment que contredisent quantité d'études[2]. De la difficulté d'assurer un accès à tous au marché du travail, les femmes sont les premières à en en pâtir dans les faits, de manière plus qualitative que quantitative cependant. Les étrangers occupent les emplois dont ne désirent pas les autochtones, hommes et femmes. Alors que faire ? Ce n'est probablement pas du côté du marché du travail dominé par une polarisation du travail que l'on fera progresser la cause de l'égalité. Il faut admettre que les conditions du marché du travail mondial ne sont pas en faveur d'un plein emploi ni d'une structure de l'emploi équitable qui permettraient une transformation radicale de la participation des femmes au marché du travail. Les États-nations semblent renoncer à de tels objectifs de transformation du marché du travail pour rabattre leur compétition autour de la domination de ce marché mondial polarisé.

Dans notre cas, pour qu'il puisse y avoir une large participation des femmes au travail, il faudrait que cette participation puisse améliorer le taux d'emploi global et sa répartition sociale. Si l'on veut un tableau complet, l'amélioration de l'égalité devra supposer aussi une certaine équité dans la répartition de la qualité de l'emploi. La polarisation du marché du travail n'a pas encore créé le statut d'inégalité entre le travail qualifié et un nouveau genre de travail domestique, mais il devient de plus en sensible qu'elle constitue une des causes de la déchéance du politique et de la réactualisation de la division de classes. Car s'il faut bien répartir le travail entre les hommes, les hommes et les femmes, il faut bien répartir aussi la qualité de l'emploi ou donner le sentiment que cette qualité est bien répartie socialement. Dans la conjoncture mondiale de polarisation du marché du travail en emplois hautement qualifiés et en emplois bassement qualifiés, on ne peut ignorer ce problème.

On peut donc soutenir que ni l'égalité de fait entre les hommes ni celle entre les hommes et femmes ne peuvent être obtenues par le marché du travail soumis au cours technologique actuel. La globalisation, la mécanisation et l'automatisation actuelles ne peuvent pas améliorer la progression de l'égalité et de la justice sociale. Pour faire bref, on dira que la progression de l'égalité se heurte à la polarisation du marché du travail. Seule une certaine dépolarisation du marché du travail combinée à une bonne mobilité sociale peut encore faire progresser la liberté et l'égalité sociales.

L'interdépendance des croyances

Dans notre société le désir d'égalité est puissant, mais il s'arrête souvent sur le seuil de l'égalité entre hommes et femmes. Beaucoup feront appel aux croyances transcendantales (religieuses et quasi religieuses) pour expliquer la division de la société sur ce point. Je pense que pour la majorité des adversaires de l'égalité entre hommes et femmes la justification islamique n'intervient qu'a posteriori étant donné les conditions du marché du travail. Elle « résume » la croyance non religieuse que la participation des femmes ne ferait qu'aggraver la situation des ménages. Elle en est une radicalisation qui ferme le débat pour constituer un camp politique.

Le défaut du dialogue social qui oppose des croyances transcendantales en est une cause sérieuse. Ce qui unit ces « croyants » c'est la prise de position selon laquelle leurs croyances se réduisent à leurs croyances transcendantales qui ne se discutent pas.

Ce que l'on ne voit pas, c'est que les croyances « sacrées » ne sont pas indépendantes des autres croyances. Les couches sociales les plus défavorisées qui peinent à assurer un revenu à un membre du ménage, pour marquer leur rupture et leur camp, s'opposent « religieusement » aux couches sociales plus favorisées qui peuvent avoir deux revenus dans le ménage. La menace sur les revenus de la société que nous avons connue après la chute du prix du pétrole à la fin des années 80 a radicalisé la division de la société en modernistes qui veulent accéder à la société moderne et des « traditionalistes » qui refusent une telle évolution sociale parce qu'ils en seraient exclus. La politique de réconciliation nationale a fait un traitement superficiel de l'opposition. Vouloir réduire cette opposition à une « guerre de religion » est très réducteur et manipulateur. Dans les faits, elle sépare une partie de la société qui est en faveur d'une certaine évolution sociale et intégration mondiale, d'une autre qui les refuse. Séparation qui peut aller sous un traitement militaire jusqu'à la rupture sociale et la guerre civile. Sous domination militaire et sans espace de construction d'un dialogue des croyances (au sens de motifs d'action d'abord et non de dogmes), une évolution de ce genre était prévisible. Traiter en profondeur les causes de la division de la société aurait consisté à redonner à ces deux parties/partis de la société un horizon commun. Ne pouvant pas transformer l'état social, le régime militaire n'a pu que mobiliser les croyances existantes les unes contre les autres pour les neutraliser.

La croyance religieuse s'appuie sur une croyance historique qu'elle « transcende ». On peut donner quelques exemples. Ceux qui ne croient pas en l'avenir peuvent avoir une plus forte propension à croire en un au-delà, une utopie. Ceux qui ne croient pas en la justice du monde ont une plus grande propension à croire dans le Jugement dernier. Ceux qui croient que la société est juste (les blancs nord-américains) ont une plus grande propension à accepter l'inégalité sociale qu'ils rapporteront au mérite des individus que ceux qui n'y croient pas (les Afro-Américains). Une propension, non pas une nécessité. Les différentes croyances doivent se soutenir pour pouvoir stabiliser les rapports internes et externes de l'individu. Se focaliser sur les seules croyances transcendantales pour expliquer les rapports entre les individus et les sociétés c'est résumer de manière lapidaire les rapports qu'ils entretiennent avec eux-mêmes et le monde. Cela consiste à séparer les dispositions sociales des situations objectives qui les rendent possibles.

Séparer les croyances transcendantales des autres croyances sociales et oublier leur interdépendance est donc une erreur. L'expérience religieuse n'est qu'une partie de l'expérience. Les croyances ne sont pas indépendantes les unes des autres, elles se tiennent pour former une disposition globale de l'individu ou de la société quant au rapport à soi, au monde et aux autres. Les différentes croyances doivent s'équilibrer et se polariser pour disposer à l'action réfléchie[3]. Elles n'entretiennent pas cependant toujours les mêmes rapports ; les croyances centrales qui irradient sur les autres, quand elles existent, ne sont pas toujours les mêmes. La centralité, « immanente transcendance », s'acquiert par la place qu'acquiert une croyance dans l'équilibre et la polarisation des différentes croyances. Elle n'est pas nécessairement une croyance transcendantale, donc une croyance a priori, elle peut « transcender » pratiquement, a posteriori, les autres croyances par la place qu'elle prend dans l'équilibre et la polarisation des autres croyances. Une croyance religieuse peut perdre ce statut central et continuer d'exister à côté des autres, entretenir avec elles des rapports divers. On peut aller à la mosquée pour avoir une bonne routine qui équilibre sa vie et mentir, médire, avoir une foi relâchée, en sommeil ou autrement qualifiée, dans le jour du jugement dernier. On peut jeûner sans prier, jeunes, vieux, femmes et enfants, comme il est de pratique courante, et ce pour des raisons diverses. Ou ne prier que le vendredi et le mois de ramadan.

À leur naissance, avant leur acquisition d'une position centrale, les religions révélées déséquilibrent l'ensemble des croyances auxquelles elles s'adressent. Elles s'installent parmi elles, combattent les unes, confortent ou renforcent les autres. Une croyance religieuse révélée s'adresse aux croyances historiques, elle fait avec pour gagner une position centrale. Et la conservation de leur position dépend de leur contribution à l'équilibre et la polarisation de l'ensemble des croyances. Toutes les croyances religieuses ne parviennent pas à une position centrale, transcendantale. Le christianisme associé au colonialisme ne pouvait pas accéder à une telle position. La croyance religieuse peut pratiquement perdre sa position transcendantale, si elle ne se transforme pas avec la transformation des autres croyances. Le christianisme a dû renoncer au consentement des conjoints pour marier des esclaves et former une société chrétienne en Amérique du Sud au XVII° siècle[4]. Si la croyance religieuse compte sur la force militaire pour préserver sa position, elle peut alors être déchue par une révolution, les autres croyances ne pouvant plus la supporter. Le christianisme supporté par la force militaire et non par les autres croyances a été déchu par la Révolution française.

Il faut distinguer entre la prétention théorique d'une croyance à la transcendance, sa capacité théorique et sa capacité pratique à occuper une position centrale de fait. Il faut ensuite voir que la position de transcendance acquise n'est pas indépendante de sa capacité théorique et pratique à transformer les autres croyances, à les équilibrer et à les polariser. La capacité théorique étant vérifiée par la capacité pratique. Il faut même supposer qu'elle doive transformer ses capacités avec la transformation des capacités des autres croyances, pour accéder à une telle position ou la conserver.

Les croyances religieuses représentent une vision du monde. On appellera ici religion toute vision du monde. La Science est une religion, lorsqu'elle prétend donner une vision globale du monde, lorsqu'elle ne fait pas de place à un au-delà de ses croyances. Une vision du monde est toujours plurielle et incomplète bien que prétendant le contraire, elle peut offrir des nuances considérables du fait de sa dépendance vis-à-vis de croyances plus précises. Car la justification des croyances est toujours soumise à contestation par le changement de l'état social. On peut distinguer par exemple parmi les croyants d'une religion des croyants pratiquants selon divers degrés de ferveur, des croyants non pratiquants et des athées de même culture par exemple. Ces différences traduisent les différents rapports qu'entretiennent entre elles les diverses croyances. Chacune s'efforce d'opérer a posteriori une certaine compréhension, toujours inachevée et incomplète, de différentes et particulières croyances sociales. Les différentes croyances cristallisent en quelque sorte dans une vision du monde qui en retour s'efforce de les surdéterminer sans le pouvoir totalement.

Il faut aussi distinguer le cas des sociétés qui n'arrivent pas à ordonner leurs croyances, à disposer de doctrine sociale et politique. Une croyance centrale peut-être formalisée dans une Constitution, à l'image de la Constitution américaine.

Du dialogue social et de la continuité des croyances

C'est l'intolérance entre les croyances qui a formé des camps politiques antagoniques, a permis une radicalisation de la société. Mais avant de parler d'intolérance, il faut parler de la continuité et de la discontinuité entre les diverses croyances. Car l'intolérance suppose une discontinuité radicale des croyances. On fera l'hypothèse qu'il n'y a pas de discontinuité radicale entre les différentes croyances sociales d'une société relativement homogène. On donnera comme exemple d'homogénéité sociale, les sociétés scandinaves et comme exemple de société hétérogène, les sociétés postcoloniales. Les premières sociétés se distinguent par la qualité de leur dialogue social, qualité qu'il faut rapporter à leur capital social et leur capacité d'intégrer le dialogue du monde avec lui-même. Elles apportent des réponses aux questions du monde. Les secondes échouent. En effet, le dialogue social est difficile dans les dernières sociétés, car il est pris dans un dialogue mondial désordonné qui les dépasse et les submerge.

Dialogue mondial qui se réduit souvent dans les sociétés postcoloniales à un dialogue mineur entre l'ancienne métropole coloniale et la société décolonisée. Le dialogue social est aussi difficile en Algérie qu'en France, car il met en jeu des histoires du monde plus étendues, plus profondes et moins bien déterminées. Le rapport au monde des sociétés scandinaves est historiquement resté suffisamment stable et déterminé. Ceux de l'Algérie et de la France sont beaucoup plus heurtés. Il faut penser à la guerre des religions en France, pour comprendre la représentation qu'elle a de la religion en général, mais pas pour penser la représentation qu'en ont les Algériens ; à l'opposition entre Français et Musulmans sous le colonialisme pour comprendre ensuite la constance que la France entretient avec l'Islam et que les Musulmans entretiennent avec la France. Le rationalisme transcendantal et le positivisme logique de la pensée française (qui ont substitué la Science, une religion laïque au catholicisme), ainsi que son expérience historique, lui font prendre son histoire de la religion pour l'essence de la religion. L'opinion ne se détache pas de son expérience historique, malgré l'évolution du savoir beaucoup plus familier avec une approche comparative de l'histoire des religions. De plus, on ne saurait séparer son point de vue universaliste de son point de vue impérial, impérialiste. Elle aspirait à dominer le monde et donc à soumettre celui-ci à son point de vue. Elle a du mal aujourd'hui à renoncer à un tel point de vue. Philosophie (rationalisme transcendantal et positivisme logique) et Histoire (expérience historique) finissent ici par faire la paire.

Il n'y a donc pas de discontinuités réelles entre les croyances sociales. Ce qui les distend c'est l'espace et le temps qu'elles brassent et qui les séparent. Les discontinuités réelles sont le fait de la distance sociale et historique qui sépare la formation des croyances. Le dialogue est possible si on se donne la peine de parcourir de telles « distances ». Les Algériens ignorent l'histoire de la France, les Français veulent enfermer l'Islam et les Musulmans dans le passé. L'intolérance résulte de temps pressés, mais aussi de l'opposition d'intérêts qui en s'appuyant sur ces distances et en les court-circuitant, ont tendance à s'exclure et à se combattre. Aujourd'hui que le monde s'est rapproché, le public saute par-dessus ces distances quand elles ne sont pas court-circuitées par des raccourcis intéressés.

Par ailleurs, il faut voir que cette distance entre le débat mondial et le débat social a été une justification pour la dictature, puis une garantie. Entrer en guerre contre sa société a souvent visé à éviter une guerre plus coûteuse contre les puissances dominantes. L'interruption du processus électoral en Algérie en 1991 et le renversement du président Morsi ont quelque chose à voir avec ce rapport entre le débat social et le débat mondial. La distance qui sépare l'investissement dans le travail diplomatique de l'Algérie et celui dans le débat social est frappante. Tout se passe comme si, il fallait entraver ce dernier pour engager le premier, que le débat social et celui mondial se disputaient des ressources exclusives. L'inconséquence d'une telle politique est aujourd'hui patente, le travail diplomatique a perdu sa justification sociale.

Les croyances sacrées sont donc en général sous-tendues par des croyances historiques, l'oublier c'est refuser le débat, c'est opposer des croyances sacrées qui par définition s'excluent mutuellement. Ce que l'on rejette alors c'est le fait que toutes les croyances se tiennent et que la centralité d'une croyance ne peut plus être postulée comme au temps des idéologies totalitaires. Car alors que l'on ne pouvait pas discuter des croyances sacrées, le savoir et l'expérience humaine permettent aujourd'hui de discuter ce qui les justifie : pourquoi les autres croyances lui offrent-elles sa position centrale, à quelles justifications pratiques tiennent les croyances qui la soutiennent ? Car de manière générale les croyances sont justifiées par la qualité de leurs accomplissements pratiques qu'il est possible de soumettre à un examen critique, un débat raisonné et argumenté.

On voit donc comment le dialogue mondial peut « parasiter » le dialogue social dans les sociétés postcoloniales et la « surcharge » (idéologique et pratique) qu'il peut imposer à ces sociétés. Le sujet de l'égalité entre les hommes et les femmes est un sujet du monde avant d'être celui d'une société. Comme le fut celui de l'indépendance nationale, faut-il le rappeler. Les sociétés les plus égalitaires sont celles qui ont réussi à faire du dialogue social une affaire autochtone. Mais elles sont aussi celles qui ont mis le rapport au monde au centre de leur existence, de leur survie. Un peu comme les petits pays de Scandinavie ou d'Asie orientale. Elles ne se sont jamais ou presque conçues sans le monde, elles ont toujours été dans le monde et à côté de lui, ni n'avaient la possibilité d'être durablement au-dessus. Dépendantes du monde, la question a toujours été pour elles comment de petites nations pouvaient faire de cette dépendance une affaire profitable ou la moins asymétrique possible.

Nous, algériens, sommes dans un autre cas de figure : nous découvrons notre dépendance au monde et de manière négative. Nous sommes entrés dans le monde à reculons. Nous y sommes, mais séparés de nos conditions d'existence. Avant le colonialisme, notre monde, comme suffisant à lui-même, tournait le dos au monde, à la mer (F. Braudel). Nous ne devons pas sous-estimer cette disposition, ce rapport au monde, qu'il nous faut transformer. Au lieu de cultiver l'émigration, nous nous en sommes protégés. Nous avons privilégié nos ressources minières sur celles du monde. Nous sommes désormais pleinement dans le monde, il s'agit maintenant de ne pas être complètement subjugués, de se désensorceler. Une nouvelle mobilisation générale et un nouvel ordre de combat pour utiliser une métaphore plus expressive sont nécessaires pour sortir de la grande nuit (A. Mbembe). Nous devons donner une réponse africaine, la réponse décolonisée d'une Afrique postcoloniale aux questions du monde. Aux exemples pris par Acemoglu et Robinson (2012), il faut opposer l'exemple du Botswana à celui du Mexique. La progression de l'égalité passe ici par une reconquête de la confiance sociale. Il s'agit donc de focaliser sur les voies concrètes de progression de la confiance sociale plutôt que sur un droit dont l'application resterait incertaine.

Notes

[1] Congé parental - le modèle scandinave n'est pas si idéal. http://www.slate.fr/story/157558/conge-parental-maternite-femmes-scandinavie-suede-danemark-carriere-salaire

[2] Les immigrés, fardeau ou manne économique ? https://www.cairn.info/revue-projet-2013-4-page-22.htm

[3] Voir le paradoxe de l'âne de Buridan. Les croyances ne peuvent pas neutraliser durablement l'action, mais elles le peuvent longtemps.

[4] Un catholicisme colonial : le mariage des Indiens et des esclaves au Brésil, XVIe-XVIIIe siècle. Charlotte de Castelnau-L'Estoile. PUF, 2019