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Après le 1er tour des présidentielles en Tunisie, que choisir ?

par Tunis : Kmar Bendana

Le duo à première vue surprenant du 2ème tour des présidentielles en Tunisie renferme des significations. Les 49% des 7 millions d'inscrits (3.465 mille contre 3.339 mille en 2014, alors que les inscriptions ont augmenté de 33%) ont choisi Kaïs Saïed et Nabil Karoui. Des sondages avaient annoncé le résultat depuis début 2019 mais cela n'a pas empêché la multiplication des candidatures, la dispersion des rangs ni l'absence de débat autour de questions de sécurité et de diplomatie, au cœur des prérogatives présidentielles. Incrédulité ? Indifférence ? Boycott ? Il faudra se pencher sur ces deux tiers de la population tunisienne qui n'ont pas participé, en plus du chiffre de 23.000 votes blancs exprimés.

Des garde-fous ont balisé le jeu électoral : une loi (avril 2011), une commission indépendante (ISIE), 13.834 bureaux de vote, près de 60.000 scrutateurs, plus de 4.000 observateurs et une palette de 26 candidats dont 5 qui se sont présentés en 2014, le chef du gouvernement et son ministre de la Défense, le vice-président du Parlement et huit ex-ministres. Pour autant, les deux candidats distingués par le vote (18,4% et 15,58%) ne viennent pas de nulle part. Présents depuis longtemps sur le terrain et par les médias, ils invitent à regarder attentivement la roue électorale en action.

Kaïs Saïed, surgi d'un angle mort ?

Juriste constitutionnaliste de 61 ans, Kaïs Saïed s'est fait connaître par ses expertises radiophoniques et télévisées, entre 2012 et 2013, au moment de l'écriture de la Constitution, promulguée en janvier 2014. On se souvient de l'universitaire dans les sit-in de Kasbah 1 (janvier 2011) et Kasbah 2 (février 2011) qui appelé au boycott des élections et de la Constituante ; il n'a pas voté en 2011, 2014 et 2018. Sa voix et son phrasé deviennent familiers grâce à une langue classique pleine de références scolaires et savantes qui lui confèrent une personnalité originale. 45% des 620.711 voix pour Kaïs Saïed ont un niveau secondaire ou universitaire et 37% appartiennent à la catégorie d'âge des 18-35 ans. L'expert dégage un niveau intellectuel, les références de son discours passant de l'histoire arabo-musulmane à celle de la Tunisie. Fort de son autorité savante, il mène une campagne discrète, faite de contact direct sans bénéficier d'appuis matériels identifiés, pas même de la subvention de l'ISIE. En août 2019, avant de se présenter à la candidature à la présidence de la République, il déclare avoir perdu les 10.000 appuis nécessaires à son enregistrement : il parvient cependant à les rassembler le dernier jour grâce à une conjonction de solidarités. Ce qui signifie que l'homme est loin d'être isolé. Son train et style de vie sont simples et dénués de tout soupçon d'enrichissement.

Il dit ne pas avoir de compte facebook, ses admirateurs et soutiens diffusant ses interviews et avis sur des points de la vie politique et juridique (sur la constitution devant la Commission des droits et libertés de l'Assemblée Nationale Constituante en 2012 ainsi qu'à propos des mobilisations de l'oasis de Jemna et d'El Kamour en 2017). Il déclare avoir voté blanc en 2019 afin de laisser le «peuple» décider et défend l'idée d'un pouvoir décentralisé.

Diverses interprétations courent sur le compte de ce candidat inattendu, sans parti et considéré pour son intégrité. On le dit ultra-conservateur (contre les libertés individuelles et l'égalité de l'héritage) et connecté aux Ligues de Protection de la Révolution, proches du parti salafiste Et-tahrir. Un ancien militant gauchiste surnommé «Ridha Lénine» déclare être son ami et compagnon en même temps que le parti Ennahdha lui apporte son soutien. Pour d'autres, KS serait au centre d'une opération d'intervention sur les votes similaire à d'autres expériences électorales (Trump, le Brexit). Le fait est que les réseaux sociaux sont poreux à des calculs de profils et d'influence et que l'espace virtuel tunisien est d'autant plus une friche qu'il s'est considérablement développé après 2011 (on estime le nombre des abonnés facebook à 7 millions environ).

Nabil Karoui, Robin des bois versus Berlusconi

Nabil Karoui, 56 ans, est moins énigmatique et apparemment plus connu. Sa trajectoire ressemble à celle des magnats des médias qui contribuent à fabriquer le pouvoir puis veulent s'en emparer. Après un passage par Canal Horizons en 1992, il fonde un empire publicitaire avec son frère Ghazi, puis crée Nessma Tv le 20 mars 2005, l'année où Zine El Abidine Ben Ali organise son Sommet Mondial sur la Société d'Information (SMSI, décembre 2005). Cantonnée dans le sport et le divertissement, Nessma cible le marché maghrébin et cultive une politique de feuilletons sud-américains puis turcs, doublés en dialectal. Après 2011, il participe à la promotion médiatique de Béji Caïd Essebsi et intègre le noyau fondateur du parti Nida Tounès fondé par BCE en 2012 pour contrebalancer l'hégémonie islamiste. Il monte un système de relais d'information avec des radios régionales sans autorisation, et continue à émettre malgré tous les rappels de payer, sans obéir à la loi. Depuis 3 ans, le patron de Nessma Tv a abandonné le Conseil d'administration de la télévision pour se consacrer à une action caritative à travers les différentes régions de Tunisie. Il commence à sillonner le territoire, apportant à des populations abandonnées des aides de toutes sortes, des opportunités d'emploi, des conversations et des gestes d'empathie. Il construit une image de bienfaiteur et d'intervenant proche de populations qui l'adoubent comme un homme de bien et en témoignent par la parole et le geste, judicieusement captés par sa télévision omniprésente. Exploitant le marché, les besoins et les goûts du public, les maux individuels et la psychologie collective de la société tunisienne, il prend le temps et les moyens de faire exister et agir son personnage : l'homme brisé par le décès de son fils se tourne vers la charité et le souci des pauvres dont il découvre l'existence et la désespérance. Il suit et fait parler devant les caméras les bénéficiaires et des témoins de son action re-distributrice. Il investit en temps et en gestion pour aider les pauvres, en le faisant savoir et scénariser. Son mérite est d'avoir déniché les lieux et les cibles d'une aide publique laissée vacante, servi en cela par un savoir-faire de publicitaire, captant les besoins et ciblant les solutions. Le story telling et l'émotion constituent le cœur de son métier de publicitaire tandis que l'actualité tunisienne lui donne l'occasion de connaître le cercle des politiques côtoyés à Nida Tounès qu'il quitte en 2016.

Afin de se présenter aux présidentielles, l'homme d'affaires crée en juin 2019 le parti Qalb Tounès (Cœur de la Tunisie) et son frère brigue la position de tête de liste des législatives de la région de Bizerte dont ils sont originaires. L'immunité que confèrent les postes de président et de député fait partie de la stratégie globale.

Comme Kaïs Saïed, Nabil Karoui parvient à toucher des catégories exclues : 40% des votants sont illettrés. Il étreint les vieilles dames, s'assoit dans les cafés, organise la distribution des colis et des repas, organise des caravanes de soins, fait retaper des taudis, trouve des emplois grâce à ses réseaux et à la sympathie que sa philanthropie suscite sur son passage. Ce faisant, il remplit un vide laissé par les pouvoirs publics qui réalisent tardivement son influence dans la Tunisie profonde. Son train de vie, ses réseaux, sa femme apparaissent après son emprisonnement; celle-ci séduit les médias par sa maîtrise de la communication et des codes langagiers, surgissant à un moment idéal pour être entendue et admirée comme une épouse solidaire, clairvoyante et combative.

La bulle médiatico-politique en question

Paradoxe du deuxième tour : aucun des deux candidats ne passe à la télévision ni à la radio. Nabil Karoui, en prison depuis le 23 août, ne peut pas prendre la parole ; sa télévision (en principe interdite), son équipe et son épouse se chargent du travail de propagande. Kaïs Saïed est, de son fait, peu présent dans les médias tunisiens pendant la campagne. Depuis sa victoire, il distille interviews et apparitions, son élection ayant été le fruit d'une communication virtuelle, orchestrée par des partisans jeunes, instruits et très connectés.

L'un comme l'autre interrogent un système médiatique qui a contribué au capital de chacun. Proches par leur choix d'investir le terrain et leur action de proximité, ils défient et percent la bulle médiatico-politique. Ils ont sillonné la Tunisie, Karoui avec ses caméras tandis que Saïed pratique la parole et le débat directs. Les préférences du premier tour expriment un refus des politiques publiques menées depuis 2011. Les attentes économiques et sociales qui ont déclenché les événements de décembre 2010/janvier 2011 n'ont pas trouvé de réponse. Les aspirations à l'emploi et au changement ont été balayées par les débats autour de la Constitution, du régime politique et de l'identité. La «Révolution» a remodelé la classe dirigeante qui ne s'est pas attaquée aux inégalités et discriminations qui ont secoué l'ancien ordre. Au fil des années, on note une valse de responsables, des enrichissements impromptus, des privilégiés se conduisant comme des hors-la-loi, des bénéficiaires sélectionnés par les alliances d'intérêts. Grâce à la liberté d'expression, les pratiques sont plus visibles aux TunisienNEs en même temps que les infractions et dépassements se multiplient au grand jour. Les électeurs savent l'ampleur de la corruption (la Tunisie a été sanctionnée par le GAFI, groupe d'action financière intergouvernemental) ; elle est au cœur des discours des concurrents, alors que leurs financements ne sont pas clairs.

Le désaveu de la classe politique ramène au slogan « le peuple veut » que les élites aux commandes après 2011 ont perdu de vue. L'aspiration à la dignité et à la propreté est d'autant plus malmenée qu'elle est confrontée à une justice obscure. L'appareil judiciaire qui était à la solde du parti unique avant 2011 poursuit ses actions opaques, sans réforme des lois, de la fiscalité ni des procédures de jugement. L'emprisonnement de Karoui pour fraude fiscale et blanchiment d'argent, à la veille des élections, est politiquement nuisible. Son arrestation précipitée (son dossier judiciaire date de 2016) fait de lui une victime de l'injustice que tout le monde réprouve. Nabil Karoui incarne ce ressenti et en devient le symbole à cause d'une décision judiciaire trouble et mal pesée. Sa posture de candidat s'en trouve renforcée en droit tandis que son image gagne en romantisme. Il se retrouve second favori de la course au poste de président de la République (525.717 voix).

Votes et non votes du 1er tour des présidentielles tunisiennes de 2019 sont à lire comme un remise en cause pacifique des gouvernants et des partis depuis 2011. Le fonctionnement politique qui régit le pays ainsi sanctionné par les urnes parviendra-t-il à se réformer après cette secousse ? Les élections législatives du 6 octobre seront la prochaine réplique.