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L’avertissement italien

par Harold James*

PRINCETON – Patrie de l’Empire romain et de la Renaissance, l’Italie a longtemps été à l’avant-garde des évolutions culturelles en Europe et en Eurasie occidentale. Mais elle a longtemps aussi incarné le déclin politique. L’ouvrage classique d’Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, paru à la fin du XVIIIe siècle, fut après tout conçu comme une mise en garde aux bâtisseurs d’empire contemporains.

La stagnation économique de l’Italie après le début du XVIIe siècle eut également valeur de paradigme. Au XIXe siècle, le critique John Ruskin adjurait ses compatriotes et la société mercantile britannique de méditer au destin tragique de Tyr et de Venise. Considérant cette dernière « dans la dernière période de son déclin », il décrit le « fantôme étendu sur le sable de la mer, si faible, si tranquille, si dénuée de tout, sauf de son charme, qu’on peut, en contemplant son pâle reflet dans la lagune, se demander quelle est la cité, quelle est l’ombre » [Les Pierres de Venise, trad. Mathilde Crémieux, 1920].

Vint l’après Seconde Guerre mondiale : l’Italie symbolisait la féconde intégration européenne. Le pays inventa un style culturel dont l’influence, aujourd’hui encore, n’a pas d’équivalent, notamment dans le domaine de la mode, où il jouit d’une autorité mondiale. Partout sur la planète, les magasins de luxe, les rues des quartiers chics et les aéroports sont garnis de boutiques où les créateurs italiens (sinon les produits italiens) brillent en devanture.

Mais aujourd’hui, l’Italie donne, une fois encore, le mauvais exemple. Depuis les élections générales de mars dernier, la vie politique du pays fascine et terrifie les observateurs internationaux. Le gouvernement d’alliance des populistes de droite et de gauche conduit nombre d’entre eux à se demander si ce genre de coalition relève du hasard ou traduit la faillite politique et intellectuelle de la mondialisation néolibérale.

L’Italie aurait commencé, dit-on, de diverger du reste de l’Europe (pour ce qui concerne le revenu par habitant) soit après la ratification du traité de Maastricht, en 1993, soit avec l’adoption de l’euro, en 1999. Mais ces repères chronologiques cachent une transformation plus profonde de l’Italie moderne. Car le début des années 1990 fut aussi marqué par la désintégration du vieux système bipartisan italien, le centre-droit des démocrates chrétiens et le centre-gauche des socialistes ayant succombé au scandale de corruption Tangentopoli [et au déclenchement d’une série d’enquêtes judiciaires, qui reçurent le nom d’« opération Mains propres » – Mani pulite].

Derrière la corruption apparaissant en gros titres, on pouvait comprendre que la vieille idée du partage des responsabilités n’avait plus cours. Ainsi la dissolution des deux principaux partis italiens engendra-t-elle une corruption plus généralisée encore – et plus institutionnalisée –, que l’ancien Premier ministre Silvio Berlusconi incarna. Promoteur immobilier, doublé d’un magnat des médias et du divertissement, Berlusconi combinait au spectacle d’un maniaque de l’infidélité entouré de jeunes femmes sexy une politique populiste fondée sur les baisses d’impôts et une sympathie affichée à l’égard de pétro-États autocratiques comme la Russie. Le style politique de Berlusconi – mélange de bouffonnerie narcissique et de vénalité débridée – était un trumpisme avant la lettre.

La révolution politique italienne ne fut pas le fruit du hasard, mais d’une évolution sociale bien particulière, qui remonte à ce que les Italiens ont appelé les « années de plomb », celles de la décennie soixante-dix. Cette période et ses conséquences actuelles forment la toile de fond du roman d’Edoardo Albinati La Scuola cattolica, bientôt traduit en anglais [inédit, à ce jour en français], un texte long, digressif, et qui a connu un magnifique succès.

Albinati mêle la description pointilliste et l’analyse sociale en profondeur. Après avoir enseigné plusieurs années en milieu carcéral, à Rome, il peut s’inspirer d’une foule de témoignages de première main et brosser une coupe transversale de la société italienne. Le roman a un caractère presque autobiographique, car il avance par cercles concentriques autour du « massacre du Circeo », un assassinat et des viols d’une extrême sauvagerie commis en 1975 par d’anciens camarades de classe de l’auteur, qui les avait connus dans une école privée fréquentée par les enfants de la grande bourgeoisie.

Albinati se sert de cet épisode historique traumatique pour analyser la désintégration de la bourgeoisie italienne et le déclin de la religion traditionnelle. Il raconte l’inutilité des hommes dans la société contemporaine. Pendant presque toute l’histoire humaine, la force physique des hommes, leur agressivité et leur habileté au combat se sont traduites par une domination sociale et politique incontestée. Mais à l’ère des rapports de pouvoir dans l’entreprise, ce sont celles et ceux qui sont le plus aptes à évoluer au sein de relations sociales complexes et qui y déploient le plus de créativité qui l’emportent.

Cette transformation sociale profonde laissa aux hommes le sentiment permanent d’une menace, les incitant à montrer désespérément leur masculinité. Ayant joui dans leur prime jeunesse des privilèges sociaux attachés à l’après-guerre, il se trouvèrent soudainement réduit à l’insignifiance – un genre inutile, comparable, pour reprendre les mots d’Albinati, à la queue d’un lézard qui remue quelques secondes encore après qu’on l’a coupée. Beaucoup réagirent par la colère et la violence. Certains tentèrent de transférer dans la fréquentation des mouvements néofascistes une forme agressive de masculinité, tandis que d’autres rejoignaient des groupes d’extrême-gauche pris dans leur propre culte de la violence.

Dans le monde décrit par Albinati, l’argent prend une importance particulière. L’extension de nouvelles libertés à une plus vaste classe d’individus laisse entendre que tout est possible, à condition qu’on en ait les moyens. Albinati admet, à contrecœur, que les « spores du marxisme » l’ont amené à cette conclusion. Mais elle est inexorable : l’argent crée l’illusion d’une plus grande liberté et il en est ainsi devenu, toujours plus, le critère de définition du monde contemporain. Si le roman d’Albinati se déroule en Italie, c’est bien ce monde qui en est le sujet, et l’auteur laisse ouverte la question de savoir s’il est possible d’échapper à la poursuite effrénée du profit personnel où se fonde le malaise social et politique qui prévaut aujourd’hui.

Après sa chute, il ne fut pas possible de rétablir l’Empire romain, et il fallut presque mille ans à la péninsule Italienne pour qu’elle redécouvre son héritage classique. Le message d’Albinati mérite qu’on le prenne au sérieux : pour susciter aujourd’hui une nouvelle Renaissance, il faudra démystifier le culte de la liberté et renforcer les critères du partage des responsabilités dans la vie politique, économique et sociale.

Traduit de l’anglais par François Boisivon
*Professeur d’histoire et de relations internationales à l’Université de Princeton et senior fellow au Center for International Governance Innovation.