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De la hogra à la harga: Les boat people algériens inquiètent le monde

par Chaalal Mourad

«En Europe, le phénomène du boat-people maghrébin (haraga) doit interpeller encore plus le politique, le sociologue que le sécuritaire. Quelque chose ne tourne pas rond de ce côté-ci de mare nostrum. Dans nos pays, la harga et la hogra (injustice) sont devenues voisines de palier. Un phénomène qui ne s'arrêtera pas tant que la rive sud ne bénéficiera pas, elle aussi, d'un espace de droit, de liberté et de bien-être, qui permettra aux peuples désespérés de respirer et d'aspirer à un avenir meilleur et plus juste, sous des Etats de droit, ne serait-ce que sous une configuration minimale»

La migration est l'une des questions politiques les plus cruciales à l'échelle planétaire. Selon l'OIM, l'organisation internationale pour les migrations, le monde compte 257 millions de migrants, dont 33.400 réfugiés sont arrivés en Europe par la mer rien qu'en juin 2018. Au mois d'août, 1.190 sont arrivés en Italie, en Grèce et en Espagne qui représente à elle seule, 47% du total des arrivées en Europe. Il est a noter que les officines consulaire européennes sont pour quelque chose dans la prolifération de ce phénomène, en rendant l'accès au visas quasi impossible.

Ceux qui veulent faire de l'Europe une forteresse bien gardée s'étonneront, une fois les portes hermétiquement closes, qu'il y a entre leurs murs plus de migrants que s'ils y avaient ouvert les portes bienveillamment et avec discernement. Au moins, tout cet argent de la harga aurait été canalisé d'une façon ou d'une autre. En effet, derrière le drame des haragas se cache un commerce juteux profitant à des passeurs presque organisés en filières. La traversée de la Méditerranée coûte désormais très cher.

Cette vague de migrants qui empruntent la mer au péril de leurs vies dans des embarcations de fortune et en surcharge, nous rappelle les boat people. Cette vague de migrants Sud-Vietnamiens qui quittaient leur pays les années 70 après la chute de Saigon et l'installation du régime communiste. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés estimait alors que parmi les millions de réfugiés, 200.000 à 250.000 ont péri. Les rescapés étaient parqués dans des camps à Hong Kong, derrière des barbelés dans des conditions inhumaines. Fait marquant de la fin de la guerre froide que les autorités vietnamiennes ne pouvaient dissimuler et, bien sûr, instrumentalisé à outrance par les médias occidentaux.

Des intellectuels de renom comme Jean-Paul Sartre, alors fort âgé, se rallient à la cause des boat people. D'autres lancent l'opération «Un bateau pour le Vietnam» en affrétant un cargo «L'île de lumière». Mission humanitaire en mer de Chine qui donnera naissance à l'association «Médecins du Monde». En 2006, des stèles seront érigées à Genève et à Liège à la mémoire des victimes et en reconnaissance à l'égard des pays d'accueil.

Par extension, le mot boat people sera utilisé dans d'autres circonstances comme à Cuba. La presse anglophone a étendu ce terme aux réfugiés économiques issus d'autres régions tandis que la francophone l'utilise pour les migrants maghrébins qui traversent la Méditerranée. Les guerres et les conflits au Proche-Orient, d'Afghanistan et du Maghreb ont été un facteur aggravant. La harga, mot qui signifie en dialecte local «brûler», comme on brûle un stop ou un contrôle de police. Bien que les raisons soient différentes d'un pays à un autre, le phénomène migratoire de masse, surtout dans notre pays, stigmatise les esprits car il prend désormais des proportions tragiques.

La décennie noire (1991-2001) a été marquée par un exode interne qui a complètement défiguré le paysage démographique de nos villes. C'est un fait. Cependant jamais l'on a vu une migration de masse, du type boat poeple que durant les années post-terrorisme. Apparemment les années Ansej, Cnag et Angem n'ont pas convaincu une certaine jeunesse à les prendre au sérieux et rester investir dans leurs pays. Pis encore, certains équipements destinés à la pêche et acquis dans le cadre de ces dispositifs, tels que des bateaux de 4,80-7 mètres et des moteurs de 25-40 chevaux auraient été revendus à des passeurs pour des prix dérisoires puis impliqués dans la harga. L'argent Ansej serait en partie injecté dans le circuit de la harga par certains bénéficiaires qui, dès le début, n'avaient pas l'intention ni la volonté de mener à terme leur projets ou qu'ils aient échoué pour des raisons que l'on connaît tous. La harga est intérprétée comme un phénomène de mode pour le pouvoir, d'une jeunesse en quette de changement et de «Zehw», mais en prenant de l'ampleur ces dernières années, des implications politiques non avouées dérangent le régime sous la pression d'une instrumentalisation politique de l'opposition.

Ces dernières années, l'Algérie est classée parmi les dix premiers pays d'origine de migrants clandestins arrivés aux frontières extérieures de l'Union européenne (UE). Soumise à un flux migratoire subsaharien qui visait l'autre rive de la Méditerranée via le Maroc ou la Libye, notre pays n'était qu'une terre de transit. Mais ces dernières années, l'Algérie se retrouve au cœur de ce phénomène aussi embêtant pour son régime politique que pour la vision bouteflekienne d'une Algérie pacifiée et prospère. En toute état de cause, quelque chose ne tournait pas rond dans ce pays.

Le phénomène boat poeple algérien venait remettre en question la gestion de ce pays et l'état de bien-être tant prophétisé, devenu réalité pour une minorité du peuple qui le défend bec et ongles mais pas pour les autres. Pour un pays classé 18e producteur de pétrole au monde et 3e en Afrique avec une importante réserve de gaz et un potentiel solaire inimaginable, une population jeune et le 10e plus grand au monde, le 2e en Afrique. L'Algérie est 4,2 fois plus grande que la France et 4,7 fois plus grande que l'Espagne. C'est gênant pour le régime de justifier cet exode en masse de son peuple, toutes générations confondues, malgré un paternalisme poussé à ses limites.

Les années 90 ont été la scène d'un pèle-mêle politique qui a incité tout le monde à mettre son nez dans nos affaires internes. Les uns sous prétexte de se défendre contre le terrorisme islamiste, les autres pour préserver le caractère pseudo-laïc de l'Etat et la pluralité cultuelle et culturelle. Les autres pour préserver la foi et l'arabité, plus que jamais menacés, à leurs yeux, par un courant francophone éradicateur.

Bouteflika s'est présenté alors comme l'homme de la situation, le De Gaulle algérien. Ce dernier qui a fait sortir la France du bourbier algérien. Bouteflika avait pour mission de sortir l'Algérie de son isolement diplomatique. Il savait exactement ce qui se passait dans le pays et il développa sa propre stratégie qui consista à ne pas affamer les loups, en vidant la bergerie ni faire pleurer le berger, en donnant tout le cheptel aux loups et éviter surtout les attaques frontales. Il lança alors la concorde civile, puis la Charte pour la paix et la Réconciliation nationale. Un édifice juridique venu, théoriquement, effacer les séquelles de la tragédie nationale. Mais qu'en est-il de la mémoire, des disparus, de la hogra qui continue encore et toujours ? Tout comme la peur, la hogra (l'injustice) venait seulement de changer de camp et de mains ? Pouvait-il faire mieux, pouvait-il faire plus ? Avait-il la volonté pour le faire ?

Contrairement à feu Chadli qui, suite aux événements d'octobre 88, a cru comprendre que le peuple voulait la démocratie, Bouteflika, plus pragmatique, n'a jamais cru que celle-ci était une priorité pour le peuple. Pour lui, le peuple réclamait, surtout et avant tout, l'arrêt du couteau, des massacres en masse puis à être relogé, en plus la pluralité n'a emmené que désastre au peuple et au pays. Bouteflika s'est donc donné une mission ambiguë, celle de sauver le peuple et le régime à la fois. Un régime qui a pourtant sacrifié Chadli mais qui a eu du mal à se défaire de Bouteflika.

Fatigués par dix années de sang, de larmes et de peur, les Algériens acceptent finalement la paix selon la configuration Bouteflika. Mais avaient-ils le choix ? Leur sécurité contre leur liberté fut l'œuvre magistrale des années Bouteflika. Toutes les libertés ont été cédés, sauf les libertés politiques. Pour certains, Bouteflika s'est inscrit dans la même logique sécuritaire des tenants du pouvoir des années 90 mais version revue et corrigée.

Malheureusement, le terrorisme des années 90 céda place une violence urbaine sans précédent. L'incapacité des pouvoirs publics d'agir sous prétexte des droits de l'homme et pour préserver la paix sociale fut déconcertante. Au moment où celles-ci s'en donnent à cœur joie à tous les zèles contre des journalistes, des gens d'esprit, des faiseurs d'opinion, des lanceurs d'alerte et des blogueurs.

Vol d'enfants, corruption à tous les niveaux, violence urbaine, étaient l'emblème de la nouvelle Algérie, certes «pacifiée» du terrorisme, mais jetée en pâture à bien d'autres maux non moins odieux. En cette Algérie, on ne peut régler un aspect anodin de la vie quotidienne sans faire intervenir une connaissance, verser un pot-de-vin ou quémander un droit fondamental. «A3ichet Ethelal», une vie quémandée et suppliée.

Pour la nouvelle génération, cela était inadmissible. Cette «hogra»injustice, ne pouvait rimer qu'avec la «harga», mot proche. La seule échappatoire pour chercher son bonheur sous d'autres cieux, plus cléments, plus justes, mais surtout, plus humains. L'Algérien se noie, se suicide, s'immole, mais personne ne cherche à comprendre ni à discerner la part de chaque causes. L'Algérien, ne voulant plus verser le sang des siens, a choisi de jouer sa vie au poker, car il n'a pas aimé sa vie au point de craindre la mort !