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Pour une rééducation à l’art d’interroger

par Kamel DAOUD

Dans les amphithéâtres, face à des journalistes, un public, en tant qu’écrivain, on en rêve à la fin du débat comme d’une jouissance : la question parfaite. Courte, précise, nette dans son élan et soucieuse d’atteindre la réponse de l’interrogé. Ce n’est pas toujours évident. Le cas est, parfois, celui du cafouillage, des versions longues qui vous désespèrent ou des commentaires sans fin sur votre conférence. C’est une sorte d’enfer et de jeu de séduction, pour certains, que faire face au public quand on s’y habitue. Car on y découvre, à la fin de la prestation, les redondances de la scène, partout où l’on va : l’homme qui annonce qu’il ne va poser de question mais seulement ajouter une précision. La femme qui va raconter sa vie, plongeant la salle dans la gêne, le lecteur qui va s’enfoncer dans sa propre mémoire, patauger, vous faire signe de loin, créer des sables mouvants autour de sa pensée puis se noyer sous vos yeux, vous laissant le soin de déchiffrer sa question. Et, le pire, le même à chaque fois qui lève la main pour expliquer qu’il n’a pas de question et qui le fera si longuement qu’il vous épuise définitivement. Redoutable embuscade du sens qui prend en otage les présents, la langue dans son infinie grammaire, le temps imparti pour la conférence et la possibilité de construire du sens et une réponse.

Mais ce ne sont que des cas. Le rituel est le même, avec ses belles rencontres, ses hésitations au départ du débat promis, l‘admirable courage de la première personne qui pose la première question, main hésitante, corps tendu, âme téméraire et volonté ferme. La bousculade des débatteurs vers la fin, l’arbitrage par la huée si celui qui pose la question tarde à en trouver, rires et séduction. On y arrive, parfois, avec des livres, en repart avec des idées.

Question adjacente, post-rencontre en général, posée par un accompagnateur : n’êtes-vous pas fatigué par les mêmes questions qui reviennent ? Réponse : non. Ce ne sont pas les questions qui fatiguent, mais leur absence, l’interlocuteur qui ne pose pas de question de justement en dérivant avec panique sur ses propres idées confuses. Pour le reste, la mécanique pour surmonter la routine des rencontres est simple : trouver une réponse encore plus précise, à chaque fois. Il y a mille variantes à la question «Pour qui écrivez-vous ?». Ou celle de «Pourquoi vous écrivez en français ?». Ou celle «qu’est-ce qu’un roman ?». Cela permet de réfléchir à haute voix, ne pas s’ennuyer et vivre la rencontre comme un déchiffrement de ses propres mystères et raisons. Les écrivains adorent des questions séduisantes comme celle de «Quels sont les auteurs qui vous ont influencé ?». On s’y offre le luxe de se choisir des ancêtres. Un droit que les peuples n’ont pas toujours. C’est parfois de là que le chroniqueur puise les sujets de ses chroniques. D’où l’importance de la Question, le fantasme sur la question courte, parfaite, acérée comme les silex anciens. Celle qui vous déstabilise, vous fait tanguer, amuse votre intelligence assoupie et vous pousse à imaginer des réponses qui remettent en jeu votre corps et vos convictions.

Qui pose, au final, cette question magnifique ? En général et d’expérience ce sont les écoliers, les jeunes lecteurs, les très jeunes lecteurs souvent. Avec ceux-là, on ne peut pas user du dictionnaire pour faire dédouaner le mensonge par l’érudition. Ils en sont encore à la précision, et pas encore contaminés par le souci de construire des vérités. Tout cela pour aboutir à un autre rêve : est-il possible, un jour, de nous former à poser les bonnes questions, les questions parfaites comme on nous forme à prétendre aux réponses et même à les subir ou les imposer ? Est-il possible d’imaginer un hymne à l’interrogation comme on fait l’éloge théologique des grandes réponses ? Peut-être est-ce là l’une des définitions du fameux bonheur philosophique ou de la démocratie sereine.