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Le tourisme entre rationalité et aliénation(*)

par Nadir Marouf*

Dans la rubrique «A la une» de ce Quotidien du 11 août dernier, j'achoppe à un article tout à fait factuel sur les brimades dont sont victimes les touristes algériens en Tunisie: cela concerne aussi bien les conditions d'accueil hôtelier que celles de la restauration, notamment l'actualité au menu.

Le même article souligne que les touristes de la rive nord de la Méditerranée connaissent un sort nettement meilleur.

Il est fort probable que cette discrimination n'ait rien à voir avec la «crédibilité», au sens littéral du terme, sachant par ailleurs que l'Algérien lambda ne lésine pas sur le portefeuille quand il voyage à l'étranger, en tant que touriste s'entend.

Ce qui vient d'être relaté peut être interprété dans le registre de la morale, voire de la civilité. Celle-ci relève de deux registres, celui d'une tradition hospitalière maghrébine millénaire, notamment en milieu populaire, et celui de la formation hôtelière concoctée par les éducateurs ad hoc confinant à un artéfact relationnel. Ce deuxième registre domine dans les pays où le savoir-faire en matière d'économie touristique nous ferait pâlir de jalousie. Si l'on peut se féliciter de l'excellence des prestataires touristiques des pays voisins, cela peut confiner au «formatage» comme dans tous les cas de formation exogène, voire de transfert de modèles comportementaux. Il en ressort quelquefois des mises en scène caricaturales, pour ne pas dire ridicules.

Un soir à Hammamet

Je voudrais à ce titre apporter quelques témoignages de mes pérégrinations tunisiennes et marocaines. Tunisiennes d'abord : la scène se passe dans un bar-restaurant, prolongé d'une terrasse arborée d'oliviers, dans le périmètre touristique de Hammamet. J'étais convié au Congrès de l'Association Internationale de Sociologues de Langue française, en septembre 1971. Un certain nombre d'entre nous désiraient prendre un rafraîchissement sur cette belle terrasse, après la plénière vespérale. Il y avait du beau monde : je cite au hasard Jaques Berque, Georges Balandier, Edgard Morin, Jean-Paul Charnay, Jean Duvignaud, etc. Nous étions une vingtaine de consommateurs potentiels. Nous entendions une musique de valse très forte qui sortait d'une taverne attenant à l'établissement. Visiblement agressés par ce son, nous avons demandë au maître d'hôtel s'il était possible d'écouter du malouf tunisien, qui aurait fait corps avec le paysage ambiant et qui, de surcroît, aurait été bien reçu par le personnel. La valse continua de plus belle, nos boissons étaient à peine commandées quand Duvignaud, un vieil ami de la Tunisie, se dirigea vers la taverne pour faire couper le son.

Il fut éconduit brutalement par le maitre d'hôtel qui lui dit : «je ne veux pas mécontenter nos clients allemands pour vous faire plaisir». Fâchés et surpris à la fois par cette fin de non recevoir, nous avons abandonné nos commandes (elles n'étaient pas encore servies), quittions les lieux, quand un malabar bloqua la sortie pour nous obliger à payer la note avant de sortir. Duvignaud téléphona à cet instant à son ami Ayarari, alors ministre de l'Enseignement supérieur, qui prit soin d'interpeller le directeur de l'établissement. Nous frôlions l'incident diplomatique, à cause d'un malouf auquel la fine fleur de la sociologie mondiale n'a pas eu droit...Reste la question de savoir pourquoi la gent allemande, consommant le soleil radieux de Hammamet, ne trouvait rien d'autre pour honorer les lieux que de s'abreuver de bière au son des valses munichoises!...Ce qu'il faut retenir de cette histoire, c'est que les gardiens du Temple (touristique), n'y trouvaient rien à redire, au contraire des intrus que nous étions à leurs yeux, et surtout des fauteurs de trouble !...

Midi à Oujda

Professeur à l'Université d'Oran, il m'arrivait d'être invité par nos collègues marocains pour une manifestation scientifique, séminaire ou colloque. Mai 1984, c'était l'époque de feu Brarhi: les missions à l'étranger étaient très bien gérées. Pour le Maroc, je préférais me déplacer avec mon véhicule personnel, pour visiter le pays.

La DGSN, prévenue par notre ministère, signalait le passage du missionnaire à la frontière de Zoudj Bghal. Je débarque à midi à Oujda, décide d'y déjeuner avant de foncer sur Rabat. Je descends à l'Hôtel de France, une relique de style colonial à mi-chemin entre Jonnart et Lyautey. Très peu de monde, trois ou quatre tables occupées. L'une d'elles était occupée par un couple français (en tout cas européen francophone). La dame interpelait le maître d'hôtel à propos de la facture dont elle semblait contester le montant. Interpellation non seulement bruyante, mais d'une grossièreté humiliante pour le pauvre homme qui devait peser 130 kg tout en muscles. Le spectacle est surréaliste, elle criant, lui se courbant pour lui chuchoter à l'oreille. Contre toute attente la dame finit par se taire, puis payer. Au moment où le couple se dirigeait vers la porte de sortie, je n'ai pu me retenir : «Vous nous avez polluë les oreilles avec vos cris alors que visiblement vous étiez dans vos torts.

Demander des excuses à ce pauvre monsieur n'aurait pas été de trop!». Bizarrement, le couple s'est éclipsé sans se retourner. Peut-être a-t-il dû penser que j'étais un parent proche de la famille royale, ou quelque chose du genre.

Le maître d'hôtel, lui, en revanche, savait d'où je venais : «Hadhartek djazaïri», me questionna-t-il ? J'acquiesce. «Ça se voit, me dit-il. «Vous savez, monsieur, si ça ne tenait qu'à moi, j'aurais transformé cette femme en bouillie.

Mais que voulez-vous, monsieur, sachez qu'ici, si seulement je lève le ton avec un client, je suis mis dehors, et il y a dix personnes qui sont prêtes à prendre ma place. Comme j'ai quatre gosses à nourrir, je suis tenu à la réserve». J'avoue que j'étais mal à l'aise ce jour-là. En effet, c'est trop facile de jouer aux héros quand on est dans une position d'extériorité par rapport au drame qui se noue dans la relation de travail, et qui vous réduit, même si vous avez la capacité physique de «broyer» votre protagoniste, à la «servitude volontaire» (De La Boétie).

Sur la route qui me conduisait à Rabat, je méditais sur le bonheur insolent d'être Algérien, non pas parce qu'être Algérien, c'est être valeureux, mais plutôt être (à cette époque du moins) protégé par la redistribution de la rente, dispensatrice de vertu...

Le cas signalé dans l'article qui inspire ce papier est celui de la servilité du prestataire tunisien à l'égard de l'étranger culturel (côté rive-nord) et du mépris affiché à l'égard de ses voisins de palier. C'est un problème connu par les anthropologues et surtout par les psychanalystes.

Le paradigme de la société segmentaire (moi contre mon frère ; moi et mon frère contre mon cousin ; moi, mon frère, mon cousin contre la fratrie d'à-côté, etc.) est souvent contredit par le «syndrome de la proximité» (Freud) : j'ai compris l'acuité du phénomène quand, en 1966, je voulais appliquer l'échelle de Bogardus (dite de «distance sociale») aux mineurs de fond des charbonnages du Limbourg néerlandais : ils devaient classer par ordre de préférence ou d'affinité les co-équipiers avec lesquels ils devaient partager les dortoirs. Les Italiens du Sud, les Portugais, et les Espagnols classaient les Maghrébins au bas de l'échelle, alors que c'étaient ceux qui, au plan pigmentaire, leur ressemblaient le plus. La proximité du look ou de la peau provoquait de la mésalliance. Ce phénomène peut être généralisé à d'autres situations similaires: dans le classement des nationalités, les Belges wallons plaçaient leurs compatriotes flamands au bas de l'échelle, préférant les Polonais, Yougoslaves etc. ici, la notion d'étranger oblitère l'acception juridique (les Belges flamands et wallons étant de la même nationalité).

Il résulte de ce rappel méthodologique que l'Algérien lambda visitant la Tunisie est de nature à rappeler la condition de l'indigène «invitant», et de raviver du même coup des souffrances identitaires non maîtrisées. A cet effet, je renvoie à un long article que j'ai publië dans ce Quotidien («Mythes et croyances populaires au Maghreb», éditions du 13, 14 & 15 septembre 2015), où il est question de la place qu'occupe l'étranger, le lointain, par rapport au proche, au familier, à la fois dans l'ordre des relations inter-personnelles et dans celui des hiérarchies socio-politiques au cours de l'histoire (rapport Chorfas/M'rabtin par exemple).

*Universitaire