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Quand la fatwa remplace l’hymne

par Kamel DAOUD

Pour lutter contre l’immigration clandestine, les harraga, on vient de mobiliser les imams et une fatwa d’un conseil islamique très alimentaire. En soi, cela se comprend : on a souvent usé de cette religion pour tuer, exclure, excommunier, violenter, agresser ou insulter au nom d’une foi, d’un califat ou d’un radicalisme qui se prend pour la vérité. On peut alors comprendre le souci de certains de mobiliser les imams pour une bonne cause. Sauf que la cause aura ses effets : lorsqu’on transforme le délit en péché, cela a des conséquences et des évidences. Cela prouve que la fatwa est désormais jugée plus efficace que le drapeau. Le populisme qui agite les foules dans les stades et sert à des inquisitions cycliques en patriotisme, ne semble plus opérer face à la mer. On a l’enthousiasme nationaliste facile mais la réalité et que chacun cherche un visa ou une chaloupe. Du sommet de l’Etat et jusqu’au bas du village. Novembre c’est beau, l’hymne est magnifique, la vanité est confortable, les martyrs tous s’en revendiquent mais la vie est belle et la vie est ailleurs. Ici on prie, on s’ennuie, on surveille son voisin, on attend le paradis ou on tourne en rond. Chez soi ou à La Mecque. Du coup, on a compris que le sentiment nationaliste a bien tiédi, refroidi par les détournements et les commerces de vétérans. Alors comment lutter contre le scandale des harraga qu’on ne peut cacher ? On en appelle aux imams, aux religieux. Le délit est transformé en péché et cela donne encore plus de pouvoirs aux religieux, clergés, islamistes. Cela «confessionnalise» le pays, métamorphose doucement la République en Califat. D’ailleurs les imams, qui devaient mener prêches et foi tournés vers le ciel, se retrouvent aujourd’hui investis de pouvoir de médiation, de décision, de consultations. Sur Echourouk & Cie, l’avis des imams est sollicité pour juger la loi de financer ou sur comment embrasser sa femme ou son homme, le bac, les banques. Glissement du pouvoir mais aussi des utopies : on rêve de la plus grande mosquée d’Afrique pas du plus grand pays d’Afrique, on rêve du paradis, pas d’être la Corée du sud et on rêve de partir car rester c’est prier, vieillir et mourir.

A court terme cela semble anodin, mais sur le long terme c’est ainsi que l’on cède du terrain, du pouvoir et, un jour, tout le Pouvoir. Cette confessionnalisation a touché les lois, les espaces publics, les administrations (truffé de prières et de menaces contre ceux qui ne prient pas…etc.), les médias et aujourd’hui les outils de médiation. Le délit devenu péché c’est l’interdit religieux qui prendra le pas sur la loi. Le péché est le choix intime de foi et de voie de vie pour chacun, il n’a pas à être transformé en loi. Cela le rend dangereux, volatile, dépendant des rapports de forces, des juges de la foi, des inquisiteurs et, un jour des radicaux. Le binaire hallal / harem fait déjà des ravages dans nos cultures, sur nos calendriers, moeurs, habitudes, contes, villages, aliments et passions. C’est une momification de notre pays. Aujourd’hui, des imams prêcheurs crient et hurlent en propriétaires exclusifs de Dieu et de l’Islam. Menacent de provoquer des séismes, montrent comment une femme doit lécher une glace et quels livres il faut brûler ou lire.

Le phénomène de la hargua est un phénomène politique, social, d’échec de tous, d’ennui de génération, d’effet de rentes et d’immobilisation de la société. Il doit être assumé publiquement par tous, analysé, débattu et vu pour ce qu’il est : un miroir de nos déceptions. En faire un «péché» c’est une manière de balayer sous le tapis (de prière). Ce n’est pas la faute de ceux qui partent mais de ceux qui les poussent dans le dos.

Un ami journaliste très perspicace m’a fait observer un détail : les harraga dès qu’ils prennent la chaloupe ne gardent pas le silence comme des fuyards, des dissidents de la guerre froide, des rescapés d’une guerre, non. Ils scandent, chantent, parlent, rient, crient et cèdent à la démonstration. Ils «répondent», revendiquent, se filment. Comme si ce qui a été longtemps mis en sourdine derrière l’hymne - le populisme, l’obéissance, la peur et la bigoterie - remonte à la surface. Explose à l’air libre de la mer. Les «partants» parlent, reprennent parole, font éclater le vernis de leur adhésion à quelque chose qui n’existe plus. Ils sont moqueurs, leur parole est cohérente, leur cri sort des profondeurs, ils brisent une mise en scène. Leur fête est inquiète, grossière, simpliste, injuste ou insolente, mais c’est une fête. Un pays n’est pas une prison, sinon on le fuit. Un pays est une rencontre perpétuelle, un rendez-vous ravivé par chaque instant, un lieu de solidarité et de généalogie. Un rêve et un amusement, une apesanteur. On ne peut pas retenir les gens en lestant leurs poumons avec un au-delà et des cimetières de martyrs. Il faut plus que des murmures et des stèles. Des gens se sont sacrifiés pour qu’on vive et profite de la vie heureuse. Quand on en arrive aux imams, c’est qu’il s’agit déjà d’une démission.

L’usage de la fatwa est un énième indice d’échec.