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De la difficulté de faire du cinéma en Algérie : un cinéma sans cinémas est-il possible ?

par Faisal Sahbi

Du 9 au 15 septembre, se déroule à Bejaïa les 15e RCB     (Rencontres cinématographiques de Bejaïa). L'enthousiasme des passionnés de cinéma en Algérie pour cet événement ne passe pas inaperçu. Et, pour cause - chose rare dans notre pays : ils vont voir en Algérie des films algériens produits et réalisés (pour beaucoup) par des Algériens !

Sur le plan cinématographique, l'Algérie peut être considérée comme un cas spécial. C'est probablement le seul pays au monde à avoir gagné une Palme d'Or, un l'Oscar du meilleur film étranger et à produire une dizaine de films par an sans qu'il y ait pour autant un cycle normal d'une industrie cinématographique. C'est probablement aussi le seul pays au monde où le nombre moyen de long-métrages produits par an dépasse le nombre de salles offrant une réelle programmation de cinéma?

I. De la difficulté de faire du cinéma en Algérie : un cinéma sans salles et sans public peut-il exister ?

Si l'on parle aujourd'hui (à partir des années 2000), chiffres à l'appuie, d'un renouveau du cinéma algérien, grâce notamment à une nouvelle génération de cinéastes jeunes, une production plus abondante et une politique culturelle volontariste (profitant de la hausse du prix du pétrole entre 2009 et 2014), dans les faits, on constate encore une défaillance des infrastructures d'accueil ou de production. Peut-on parler d'un renouveau du cinéma alors que le nombre de films produits par années (une petite vingtaine) dépasse celui des salles de cinéma aux normes (une quinzaine dans tous les pays) ? Par ailleurs, hormis quelques évènements organisés de manière ponctuelle, le spectateur algérien continue de « boycotter » ces salles. Pourtant, il demeure « un consommateur » régulier des films de cinéma, qu'il regarde via des médias moins classiques (téléchargement, DVD, télévision, etc.) Peut-on alors parler de cinéma et d'industrie cinématographique dans un pays où l'on produit des films, sans qu'on les distribue après ou qu'on les regarde ?

1- Les raisons d'une faillite

Si le cinéma algérien est « en crise », depuis maintenant une trentaine d'années, selon les dires des observateurs et des officiels, c'est probablement parce qu'il a toujours été en crise depuis l'indépendance de l'Algérie. Souffrant de problèmes structurels et structuraux, le cinéma algérien n'a pu exister que grâce aux subvenions quasi-exclusives de l'Etat algérien.

Depuis les années 90, la crise s'est accentuée davantage et s'est révélée aux yeux des observateurs à cause du climat politique et sécuritaire du pays. A l'image des autres secteurs, le cinéma algérien a souffert de la décennie noire, qui a causé la paralysie presque totale des différents domaines de la culture et un traumatisme profond de la société.

La baisse du prix du pétrole sur les marchés internationaux (90 % du PIB) à la fin des années quatre-vingt a plongé le pays dans une crise économique qui s'ajouta à la crise politique et sécuritaire. C'est en grande partie à cause de ce climat, peu propice aux investissements publics ou privés, que le cinéma algérien a connu ses pires années. Dans un pays où l'on enterrait, par centaine chaque jour, les victimes de la barbarie, le cinéma, à l'instar des autres secteurs culturels, n'était plus une priorité dans l'agenda du citoyen ni dans celui de l'Etat.

Comme beaucoup d'intellectuels et d'artistes, menacés de mort par le terrorisme, des dizaines de cinéastes et de techniciens de cinéma ont dû fuir le pays et s'exiler à l'étranger. Le nombre de techniciens qualifiés a considérablement baissé. Déjà, au cours des meilleures années d'abondance (années 70 et 80), la production nationale n'a jamais dépassé la dizaine de films par an et le personnel technique destiné à la production affilié à la CAAIC (Centre Algérien pour l'Art et l'Industrie Cinématographique) arrivait à peine à une centaine d'éléments inégalement qualifiés. La suspension d'activités, durant les années quatre-vingt-dix, de l'unique école de formation dans les métiers du cinéma a tué toute lueur d'espoir d'une résistance du cinéma algérien, durant la décennie noire

Enfin, la désaffection du public est due non seulement aux années sombres vécues par l'Algérie, mais aussi à la détérioration du parc de salles de projection. Sans salles de cinéma, il n'y avait plus de places à la production ou à une quelconque industrie cinématographique.

En 1964, le président Ahmed Benbella proclame la nationalisation des salles de cinéma héritées de l'époque coloniale. Elles étaient au nombre de 458 (le double du nombre de salles en Egypte). Le Centre national du Cinéma Algérien (CNCA) créé la même année, est chargé de gérer cet héritage colonial. En 1967, on confie la gestion des salles aux communes en tant que fonds de commerce cinématographique, en espérant que les recettes supposées de l'exploitation cinématographiques viendraient renflouer les caisses des collectivités locales.

Au début des années quatre-vingt, on autorisa l'octroi des salles de cinéma en location gérance à des particuliers sans que cette autorisation soit accompagnée par des mesures de régulation. Beaucoup de ces salles ont été détournées de leur fonction première : nombre d'elles ont été transformées en « salle vidéo », quand d'autres sont devenues des salles de spectacles ou de cérémonies. Optant pour la voie de la facilité, ces salles s'équipaient en matériel vidéo permettant des projections pirates de films de seconde zone voire même à caractère pornographique, sans qu'il y ait le moindre contrôle ni payement de droits ou de taxes. Alors, qu'il aurait été plus judicieux, pour ces salles, de se regrouper et de demander à l'Etat l'autorisation des licences d'exploitation de films nouveaux.

Ce fut le début de « la crise » dans le secteur du cinéma en Algérie. En l'absence d'une vraie offre cinématographique en Algérie, le public, séduit par l'offre des chaines satellitaires, déserta les quelques salles de cinéma restées encore en activité. Face à cette situation, et aussi à cause de la décennie noire, les pouvoirs publics ne montèrent aucune volonté réelle pour sauver le secteur. A la fin des années 90 et au début des années 2000, le nombre de salles de cinéma, conformes aux normes, ne dépassaient guère une dizaine dans tout le pays, dont une majorité appartenant au réseau de la Cinémathèque Nationale. Le privé n'est pas prêt à investir dans des multiplex, en l'absence d'amendements fiscaux encourageants et dans un flou en termes juridiques et économiques.

2- Un cinéma sans billetterie ?

Comment créer et monter financièrement des films dans un pays où les salles de cinéma ne sont pas en mesure de projeter ces films ?

Un film qui n'a pas dès le départ, au moins en partie, assuré sa distribution, ne peut trouver de producteur prêt à y mettre de l'argent. Or, en l'absence de salles de cinéma et de public, le système de billetterie n'existe pratiquement pas en Algérie. Dans le passé, le FDATIC (fond pour le développement de l'art, de la technique et l'industrie cinématographique) était le principal financeur des productions nationales. Les aides étaient alors distribuées après étude de dossier et lecture du scénario. Le FDATIC était alimenté sur la base des recettes des entrées aux salles de cinéma. Mais depuis le début des années 90, les recettes sont en chute libre. La situation aggravée après la dissolution des entreprises publiques de cinéma, le nombre limité de salles de cinéma, le ministère de la culture se trouvait dans l'obligation de subventionner le fonds pour financer quelques rares productions. Le mécanisme de billetterie n'existant plus depuis la disparition des cinémas, les subventions proviennent à 80% de l'argent du contribuable.

Autre source de financement absente : la télévision. Jusqu'en 2011, la télévision publique (ENTV) était l'unique chaine du paysage audiovisuel algérien. Si elle finançait de nombreux films, notamment durant les années 2000, exerçant souvent une politique sélective très dirigée, elle ne diffuse que rarement les films qu'elle a contribués à produire et ne réclame pas les bénéfices des films qu'elle a coproduits. Des bénéfices qui sont par ailleurs inexistants. Depuis l'ouverture du champ médiatique audiovisuel, de nombreuses chaines satellitaires privées émettent en off-shore, mais elles ne sont tenues par aucun cahier de charge à financer la production cinématographique nationale. Dans un climat économique frileux, où l'absence d'initiative privée est de mise, les banques en Algérie n'ont pas acquis la culture de prêter de l'argent pour financer le cinéma. Par ailleurs, les producteurs algériens n'ont pas également les garanties et les moyens pour convaincre une banque de la solvabilité de leur projet, qu'il leur permettra de rembourser leurs prêts.

3- Les alternatives de financement et les films de tiroirs

Dans ce contexte particulier, où il est difficile d'envisager une cinématographie nationale respectant les schémas et phases « naturels » d'une industrie cinématographique, le système D est de mise. Depuis les années 2000 et une relative amélioration sur les plans économique et sécuritaire dans le pays, les professionnels du cinéma, comme les organismes de tutelle, utilisent d'autres créneaux de financement de film. Sachant d'emblée que ces productions ne seront (presque) jamais projetées, ou sinon à l'occasion de quelques occasions ponctuelles, comme des premières à caractère officiel, le système de financement fonctionne en dépit de toute logique économique de rentabilité. La quasi-globalité de productions nationales, depuis le début des années 2000, est financée directement par des fonds spéciaux, créés à l'occasion de manifestations ponctuelles : L'année de l'Algérie en France en 2003, Alger capitale de la culture africaine en 2007, Le PANAF en 2009, Tlemcen capitale de la culture islamique en 2011, etc.

Avec des budgets plus conséquents et un nombre croissant de film par an, ce cinéma de « commande » est le résultat d'une réforme par le haut, archaïque et irréfléchie. Si l'on parle, officiellement et médiatiquement aujourd'hui d'un « réveil » du cinéma algérien, on constate, dans les faits, une absence remarquée de films dans les salles. Les productions algériennes sont davantage présentes au festival de Cannes- où un pavillon cinéma algérien est organisé chaque année- que dans les rares salles de cinéma d'Alger ! Parfaite illustration d'une politique du chiffre et d'une gestion bureaucratique du secteur, les films produits sont destinés à remplir les tiroirs du ministère de la Culture et de ses différents organismes veillant sur la bonne santé du cinéma algérien?

En marge de ce cinéma de commande, il existe également une autre catégorie de réalisateurs qui, pour des raisons idéologiques ou purement pratiques, préfèrent recourir à des fonds étrangers ou faire appel à des coproducteurs étrangers. En plus du financement (ou une partie) de leurs films, ils ont la garantie d'une sortie en salles et/ou une sélection dans un festival, qui reste l'une des rares (seule ?) motivations de faire du cinéma pour la nouvelle génération de cinéastes algériens.

Avec l'aide systématique du CNC en France, quelques chaines de télévision françaises, le financement du Fonds Sud Cinéma (créé en 1984) reste la structure la plus sollicitée par cette catégorie de réalisateurs. Pour bénéficier de l'aide de ce fonds, il faut que le réalisateur du film soit de l'une des nationalités des pays éligibles (principalement en Afrique, Asie, Europe Centrale et Orientale) et que la langue soit l'une des langues de ces pays. En contre partie, il est obligatoire que le projet soit porté (complètement ou partiellement) par une société de production française. Ce qui fait qu'on est, en principe, dans une relation gagnant-gagnant entre le producteur français du film et son réalisateur.

Cependant, cette forme d'aide pose deux problèmes, du point de vue algérien : en raison, de l'absence de maitrise des dispositions réglementaires en vigueurs en France par les cinéastes algériens, il n'est pas rare que certains producteurs tentent de tirer profit de la situation. Le deuxième problème, quant à lui, est plus idéologique et concerne, selon beaucoup d'observateurs algériens, les concessions politiques ou idéologiques que doivent faire preuve les cinéastes algériens pour bénéficier des aides des fonds étrangers.

Quelles solutions pour sortir de cette crise du cinéma, qui, peu à peu, devient presque une condition ordinaire ? Surement pas par la politique volontariste de l'Etat qui a démontré ses limites. Aucune solution par le haut ne résoudra le problème. Il ne suffit pas de s'attaquer aux symptômes pour guérir une pathologie ; seul un traitement étiologique du phénomène sera en mesure de sortir le cinéma algérien de son état léthargique. Face aux problèmes structurels, il est nécessaire de trouver des solutions structurelles et structurales. Cela passe indéniablement par un projet à long terme et une vision globale dans le cadre d'une politique culturelle qui créerait une demande, véritable et structurée. La solution viendrait peut-être cette fois par « le bas » : Jetez le cinéma dans les rues d'Oran, les places de Bejaïa, les écoles de Bousâada et de Béchar, dans les ciné-clubs d'Alger, de Tebessa et il sera porté à bras le corps par le peuple?