Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

QUI SE SOUVIENT DU PASSE ?

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

Nuages sur la Révolution. Abane au cœur de la tempête. Essai de Belaid Abane, Koukou Editions, Alger 2015, 429 pages, 1200 dinars



Les vérités énoncées ou découvertes concernant le Mouvement national en général et la guerre de libération nationale en particulier sont, presque toutes, «cruelles», tant il est vrai que toute révolution est une grosse «mangeuse» d'hommes. Ceci sans parler des innombrables victimes, déclarées ou encore inconnues, des forces d'occupation. D'autant plus cruelles qu'on a, malgré tous les efforts faits ces dernières années par les mémoires réhabilitées (ou rancunières), toujours cette impression d'histoire(s) inachevées.

Le livre de Belaid Ramdane ne déroge pas à la règle. Le titre en lui-même est déjà annonciateur du grand drame qui se prépare... avec des nuages annonciateurs de tempête.

C'est l'histoire d'un adolescent très tôt éveillé, dans une société presque «démissionnaire», qui se prépare à participer à la lutte de libération du pays, sans savoir encore quand ni comment.

C'est l'histoire d'un jeune homme qui a choisi la solitude, la souffrance, la clandestinité, presque un «exil»... loin d'une maman aimante et qu'il aime pour se mettre totalement au service de sa passion.

C'est, aussi, hélas, l'histoire d'un homme mature incompris... ou mal compris (même par son père, au départ) dans sa quête éperdue et passionnée de la patrie perdue. Un homme devenu un héros qui sera assassiné par ses propres frères de combat pour des raisons encore non totalement élucidées (L'appropriation et l'exercice du «pouvoir» peut-être ? Le choc de caractères... peut-être ? Le problème des primautés... peut-être ? Le franc-parler... peut-être ? L'autoritarisme et le comportement féodal de certains dirigeants... peut-être ?)... comme d'ailleurs son corps que l'on n'a pas encore retrouvé. Une mort longtemps occultée, travestie en «mort glorieuse au champ d'honneur» par les «communicants» de l'heure.

On a donc l'histoire de ce grand, cet immense (et double) martyr de la Révolution : poursuivi, emprisonné, torturé par les forces coloniales... et «crucifié» sur l'autel d'on ne sait quelle «vérité» par ses propres «frères».

Le cadre de la grande aventure est présenté afin que le lecteur puisse saisir les enjeux et les luttes de l'heure : la naissance de nouvelles idées «venues d'Amérique» grâce aux grands voyageurs de la famùile, le temps du Congrès de la Soummam, en tandem avec Larbi Ben M'hidi, le conflit (générationnel) avec Messali Hadj et la guerre totale Fln-Mna, le choc de caractères (Abane-Krim), les «fitnas», les discordes maquisardes, les conflits des chefs, le système Boussouf...

L'Auteur : Proche parent de Abane Ramdane, l'auteur est diplômé en sciences politiques. Ancien professeur des universités en médecine (dont Alger), il vit en France, depuis la fin des années 90, exerçant et enseignant, tout en se consacrant à la recherche sur l'histoire politique de la Révolution. A déjà publié deux ouvrages dont l'un en 2012 («Ben Bella-Kafi-Bennabi contre Abane. Les raisons occultes de la haine», chez Koukou Editions). Dans son avant-propos, il annonce même un quatrième... «pour clore cette quadrilogie consacrée à Abane». On saura donc (presque) tout sur un homme dont le corps est (encore) introuvable.

Avis : L'histoire d'une vie courte, mais plus que bien remplie par le combat révolutionnaire... et, comme dans une tragédie grecque, la mort brutale, inattendue (car traîtresse)... par étranglement ( ?)... puis l'oubli «organisé»... et finalement, la résurrection. Un livre de chevet !

Extraits : «L'entrée en Révolution d'Abane, comme celle de nombreux jeunes Algériens de sa génération, est en effet l'aboutissement logique d'un long processus qui commence dès l'adolescence : la quête fébrile et passionnée d'une partie perdue» (p 5), «Le Fln n'appartient à personne mais au peuple qui se bat. L'équipe qui a déclenché la Révolution n'a acquis sur elle aucun droit de propriété ; si la Révolution n'est pas l'œuvre de tous, elle avortera inévitablemesnt «(p 102), «Si elle donne l'image d'une direction unifiée et soudée face à l'adversité coloniale, la Révolution algérienne a cependant généré très tôt ses premières fausses notes «(p 229)

Citations : «Ferhat Abbas et ses amis donnent une autre image de l'insurrectioon, et incarnent désormais un Fln qui a de la stature et de l'allure. C'est un suvcès considérable pour la propagande du Fln» (p 104), «La grande erreur que commettent la plupart de vos hommes politiques (français), c'est d'expliquer le drame algérien seulement par la faim et la misère ou l'absence d'écoles. Alors que sa racine est dans la revendication d'honneur, de justice et de liberté «(Abane Ramdane, 15 septembre 1955, entretien «France-Observateur» (p 119), «Abane concevait la Révolution en fonction d'un perpétuel dépassement d'elle-même» (p 157), «De ce portrait ressort un homme d'une «trempe exceptionnelle», avec cependant un «mais». Ce «mais» ce sont ses qualités. Comme toutes les qualités poussées à l'extrême, elles peuvent se transformer en défauts, en handicap même. Beaucoup de ses compagnons le résument en effet par cette formule très juste : il a les défauts de ses qualités» (p 313).



La cruelle vérité. Mémoires politiques 1945-1965. Ouvrage de Abderrahmane Farès. Casbah Editions, Alger 2006 (Librairie Plon, Paris, 1982), 251 pages, 750 dinars



Un livre «oublié», des mémoires enfouies, volontairement ou involontairement occultées. C'est un peu l'histoire d'un homme à l'itinéraire exemplaire, humain et militant, un homme inoubliable et qu'il faut revisiter. Pour bien comprendre des périodes extrêmement importantes de l'histoire du pays.

Tout d'abord, c'est l'histoire d'un jeune homme qui a, malgré toutes les difficultés inhérentes à un système de quasi-apartheid, réussi, par ses connaissances et son savoir-faire, à se hisser à un haut niveau de culture (être notaire n'était pas donné à tout le monde) et à des postes de responsabilité politique élevés... tout en gardant indemne sa probité et surtout, son désir de participer, à sa manière, à la promotion, puis à l'émancipation et enfin à la libération de son pays et de son peuple.

Ensuite, c'est l'histoire d'un homme accompli, équilibré, qui a su «manager» la (courte) transition délicate et difficile (avec les menaces des ultras pieds noirs et de l'Oas, avec les luttes intestines au sein du Fln-Aln, avec (déjà) les menaces marocaines aux frontières sud-ouest, avec le manque de moyens financiers et humains, la plupart des Européens ayant «fui»...), avec l'aide de bonnes volontés (Gpra, Aln, Européens libéraux...).

Enfin, c'est l'histoire de la grande désillusion, non dans les capacités du peuple et du pays, mais surtout dans les manœuvres politiciennes et l'absence de projet économique et politique en phase avec les espoirs démocratiques (dont il avait tracé les grandes lignes le 27 septembre 1962, à la première réunion de l'Assemblée nationale constituante qui venait de désigner (par acclamations) Ben Bella Chef du gouvernement et juste avant la transmision des pouvoirs de l'Exécutif provisoire et la proclamation de la République : pp 144-145).

Fin de l'histoire : le retrait pur et simple de la vie politique? et l'écriture des «mémoires politiques». A-t-il été lu ? Certainement. A-t-il été compris ? Pour l'instant, on ne le sait pas.

L'Auteur : Natif d'Akbou/Bejaia (janvier 1911), l'auteur est orphelin à l'âge de six ans. Ecole primaire, cours complémentaire, études de droit (à Alger). Licencié au Mca (en 1932) car bon footballeur ayant même aidé à y incorporer deux Européens (la loi franco-coloniale y obligeait). Huissier à Sétif, greffier notaire (au «titre II») à Sebdou, il est le premier Algérien musulman non naturalisé (le qualificatif de l'époque, avec celui d'«indigène») à réussir le concours de notaire... en Algérie. Premier poste... à Collo (son fils Nabile y est né... et il y avait découvert une rivière à truites), «l'étude la plus déshéritée d'Algérie»... toujours avec beaucoup d'Européens accueillants mais encore bien plus de racistes. Ensuite Berrouaghia (avec des rencontres avec Ferhat Abbas et Cheikh Bachir El Ibrahimi)... et à Boghar (Ksar El Boukhari)... Puis, enfin, l' envol politique... avec des réussites inattendues aux élections les plus dures (il fut président du Conseil général d'Alger et, aussi, député (en 1946) puis président de l'«Assemblée algérienne »)... la lutte politique en Algérie même (et des rencontres avec Yacef Saâdi et Ali la Pointe, Abane Ramdane, Larbi M'hidi...) ; la lutte politique en France et la clandestinité... la rencontre avec de Gaulle... de multiples contacts avec les représentants de la résistance algérienne en Europe (Bouadaoud, Haroun, Bouaziz, Adlani...)... l'arrestation et l'emprisonnement (novembre 1961 - mars 1962)... enfin la présidence de l'Exécutif provisoire... Une autre arrestation (7 juillet 64), cette fois-ci sur ordre de Ben Bella et emprisonné durant toute une année (libération le 7 juin 1965)... Retrait de la vie politique... et décès le 13 mai 1991.

Extraits : «Les textes antérieurs (à la loi électorale en discussion) ont toujours tendu à distinguer, d'une part les citoyens et, d'autre part, les sujets... A ceux-là (les Français d'origine, mais encore les Européens de toutes origines auquels la nationalité française était automatiquement accordée) étaient reconnus tous les droits. Quant aux sujets, qui constituaient la masse des populations autochtones, ils étaient pratiquement privés de tous les droits politiques, économiques et sociaux... Ce système (...) était celui du colonialisme» (Extrait de la déclaration à la tribune de l'Assemblée nationale constituante française, le 5 avril 1946, p 34), «A 12 heures (le 3 juillet 1962, à Rocher-noir) eut lieu la simple, mais émouvante cérémonie au cours de laquelle fut hissé le drapeau algérien confectionné dans la nuit par ma femme. Le 3 juillet est la date historique de l'indépendance, et non le 5 juillet comme il fut décidé par la suite» (p134).

Avis : Un livre simplement et clairement écrit... à (re-) lire absolument.

Citations : «Qu'est-ce que la souveraineté (celle du collège électoral colonial) ? C'est le pouvoir, dans une société politique, de commander et de contraindre» (p 39), «L'Algérie était gouvernée non par Paris, mais par le lobby des intérêts européens d'Algérie, extrêmement puissant et aux moyens financiers immenses, dont les membres étaient presque tous inscrits au Parti radical... Presque tous les ministres de l'Intérieur, tuteurs de l'Algérie, étaient radicaux» (p 43), «Le fleuve de l'histoire suit le chemin qu'il veut et l'espoir étant une herbe précieuse qu'on n'arrache pas au cœur des hommes, la route qui mènera à la solution politique définitive dans mon pays sera l'indépendance» ( Extrait d'une conversation avec Edgar Faure, alors président du conseil, 1955, p 58), «On ne construit pas un pays avec des mots, des slogans, des bobards ou des critiques stériles. On ne bâtit pas le socialisme par le verbe. On ne bâtit pas non plus sa maison en commençant par la toiture, mais par les fondations. Or, la construction d'un pays et de l'avenir d'un peuple ne repose que sur son économie. L'indépendance économique est la seule garantie véritable de l'indépendance politique» (p 144), «La politique mène à tout, surtout lorsqu'elle a le visage d'une dictature» (p 155).



Mémoires d'un médersien (1954-1962). Ouvrage de Taïeb Chérif, Editions Dahlab, Alger 2015, 190 pages, 480 dinars.



On a l'impression que l'auteur avait un objectif bien précis. Comme pour s'acquitter d'une dette après une vie bien remplie : à la mémoire d'un frère décédé au combat en 1959 ; pour dire à tous ceux qui ont été ses compagnons (d'internat), morts ou encore vivants, qu'il ne les a pas oubliés ; pour rendre hommage à tous les maîtres de l'Education nationale (algériens ou français) qui ont tout fait pour transmettre tout le savoir, avant toute chose, durant des années pourtant très difficiles....et pour tenter de suivre les traces d'un aîné, Mostefa Lacheraf, qui avait saisi (avec «Des noms et des Lieux») l'importance de la transcription et de la transmision des souvenirs, petits et grands, qui font le socle sociétal d'une Nation solidaire.

A travers le récit, assez simple (chronologique) et linéaire qui va de l'école coranique à l'école primaire à Ksar El Boukhari (Boghari selon les colons), avec ses cours d'arabe presque clandestins, grâce aux efforts d'un Cheikh (enseignant) admirable totalement investi dans la formation en arabe, Cheikh Mohamed Bayou. Souvent, se réveiller à quatre heures du matin, avant de se rendre à l'école publique française (dont la fin de parcours pour les «indigènes» était le certificat d'études primaires), jusqu'aux épreuves (1955) d'examen pour la Médersa... toujours grâce aux efforts du Cheikh. Succès aux examens... et entrée en classe de 6ème à Ben Aknoun. La grande aventure allait commencer, se terminant en classe de Math Elem' en 1962... parallèlement à une autre qui allait mener le pays à l'Indépendance. Le reste est une toute autre histoire... toujours en parallèle avec celle du pays. Peut-être un autre livre, moins anecdotique et plus analytique ?

L'Auteur : Ingénieur de l'Aviation, civile (Toulouse, 1970), ayant occupé plusieurs postes de responsabilité dans l'Aviation civile algérienne, il est, en 1992, membre du Cnt puis Secrétaire d'Etat chargé de l'Enseignement supérieur. A partir de 1998, il est Représentant de l'Algérie au Conseil de l'Organisation de l'Aviation civile internationale (Oaci), dont il devient Secrétaire général, premier Africain à ce poste. En 2006, il est réélu pour un deuxième mandat de trois ans.

Extraits : «Si l'on me demandait d'indiquer la période de ma vie qu'il me plairait de revivre, j'indiquerais sans aucune hésitation, la période d'internat au Lycée d'Enseignement Franco-musulman de Ben Aknoun, la Médersa» (p 13), «En ces temps de colonisation, la langue arabe était méconnue et volontairement marginalisée. Elle n'était enseignée que par des Cheikhs dans certaines zaouiate ou dans certaines grandes villes...» (p 38), «La Médersa était aussi le lieu de rencontre de camarades de différentes régions d'Algérie, où se tissaient les amitiés les plus solides. La Médersa enfin, était une école de militantisme...» (p173)

Avis : Va beaucoup plaire aux médersiens... et ça va, peut-être, les rajeunir un petit peu.

Citation: «Cette France dont on appréciait la science, l'art et la littérature n'existait malheureusement que dans les livres et n'était pratiquement représentée que par le corps enseignant, primaire et secondaire, qui jouissait de notre respcet. L'autre France était la France coloniale, celle de l'exploitation, de l'humiliation, symbolisée par le code de l'indigénat et qui était l'antithèse de la première» (p 12)

PS : Pour une surprise, c'est une belle surprise. Le Prix Nobel 2016 de littérature (créé en 1901) est décerné, pour la première fois, à un... chanteur (et poète... et peintre). A Bob Dylan, 75 ans, «pour avoir créé dans le cadre de la grande tradition de la musique américaine de nouveaux modes d'expression poétique.... une poésie pour l'oreille.... qui s'inscrit dans une longue tradition qui remonte à William Blake», le célèbre poète anglais mort en 1827. Les moins de soixante ans ne le savent peut-être pas, mais Dylan est une histoire de l'Amérique à lui seul, synthétisant dans son œuvre la poésie surréaliste de la beat generation, l'austérité militante du folk, la complainte du blues, l'énergie révoltée du rock et la chronique de la vie quotidienne propre à la country. Pacifiste, il a été, dans les années soixante, un leader de la contestation contre la guerre au Vietnam et les campus américains et ailleurs (même en Algérie) s'enflammaient à son écoute.

En 1963, il participe à la marche sur Washington autour de Martin Luther King. Il a aussi reçu en 2008 le prix Pulitzer de musique qui récompense traditionnellement des travaux journalistiques. Il avait été distingué, selon les mots du jury, «pour son profond impact sur la musique populaire et la culture américaine, à travers des compositions lyriques au pouvoir poétique extraordinaire». C'est le premier Américain à obtenir le prix Nobel de littérature depuis Toni Morrison, en 1993. D'origine juive, issu d'une famille modeste, Bob Dyan s'est, par la suite converti au christianisme.