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Gouvernance et réformes: La justice, le DRS et les injonctions

par Ghania Oukazi

Le témoignage récent de l'ex-PDG du groupe Saïdal laisse entendre que la justice continue de fonctionner aux ordres notamment quand il s'agit de la gestion des affaires de l'Etat.

Inculpé dans une affaire de surfacturation et dans celle d'El-Khalifa, Ali Aoune a lui aussi été appelé pour «témoigner» dans ce que l'histoire inscrira sous l'intitulé «constitution par le DRS de faux dossiers d'inculpations de cadres compétents». Il a lui aussi dénoncé ce fait nouveau avec les mêmes termes que beaucoup d'autres cadres qui défilent depuis quelques jours devant l'écran d'une télévision.

Une seule parmi la panoplie qui existe sur la scène médiatique nationale. Ceci, sans compter les nombreux journaux publics et privés, mais qui attendent tous de connaître les suites que le pouvoir compte donner à «la demande de réhabilitation des cadres incriminés injustement par le Département de la recherche et de la sécurité (DRS) dans des affaires scabreuses», comme avancé par le secrétaire général du FLN.

L'on se demande au passage de quel professionnalisme parle constamment le ministre de la Communication, celui des officines (encore) donc de la manipulation ou de celui qui s'impose l'éthique pour exercer la profession. Mais ceci est une autre «affaire» d'ouverture d'un champ audiovisuel défiant toutes les règles et lois de la République. Pourtant, le président Bouteflika a toujours juré et ce depuis son intronisation en 99, publiquement et officiellement qu'il ne permettra pas une ouverture «débridée et anarchique comme ça a été le cas pour la presse écrite». Là aussi, le pays devra un jour s'arrêter sur qui a fait quoi et d'où sont venues ces grosses fortunes pour s'ériger du jour au lendemain en puissance «de l'image et du scoop»?

Ainsi, l'Algérie ne vibre-t-elle que lorsque Amar Saadani parle.

C'est donc encore lui qui fait l'actualité et demande au président de la République de réhabiliter les cadres condamnés injustement. C'est bien après qu'il a été suivi par Ahmed Ouyahia, SG par intérim du RND mais qui est surtout ministre d'Etat et directeur de cabinet à la présidence de la République.

Quand l'échelle des valeurs est renversée

Le renversement des valeurs en Algérie est terrifiant. Occupant des postes au sommet de l'Etat, Ouyahia semble attendre comme l'ensemble des journalistes des précisions sur tout ce qui se passe dans le pays, par un seul canal, la bouche du SG du FLN. L'on s'interroge alors de ce qui laisse le chef de l'Etat compter sur Saadani pour rendre publics sa feuille de route, ses décisions, ses objectifs et parfois même ses ambitions alors que la chose la plus simple aurait été de désigner un porte-parole de la présidence ou du gouvernement comme c'est le cas dans les pays développés. Il est vrai qu'aucun texte de loi ne dit que Saadani parle au nom du président. Mais à chaque fois qu'il avance quelque chose, elle se réalise comme par enchantement. Le retour de l'ancien ministre de l'Energie et des Mines, entre autres faits déclarés, en est une preuve tangible.

Si le discours politique officiel n'a pas changé d'un iota et continue de vanter la légitimité des institutions de l'Etat et de ceux qui les gèrent, le clan présidentiel qui semble être resté seul comme décideur du sort de l'Algérie, lui, met en avant Saadani pour porter sa voix en dehors du palais d'El Mouradia et d'ailleurs, vu que Bouteflika ne l'occupe plus depuis longtemps.

Ali Aoune, l'ex-PDG du groupe pharmaceutique Saïdal, est venu prouver, si besoin est, que les institutions continuent d'obéir à des ordres « venus d'en haut ». Après s'être plaint cette semaine d'avoir été victime de faux dossiers et donc de fausses inculpations, Aoune lâche « ils nous ont fait beaucoup de mal, à nos carrières, à nos familles,(?), qu'on nous laisse déposer plainte contre eux ! »

Question évidente : qui est « on » et qui sont «eux » ?

Réformes et injonctions venues «d'en haut»

Comme les raccourcis sont vite pris mais ne mènent pas forcément à de fausses pistes, l'on peut penser que les responsables qui lui ont demandé de témoigner contre le DRS ne lui ont pas encore donné instruction d'aller vers la justice pour exiger de ces détracteurs « dommages et intérêts » comme le permet et le veut la loi.

Ce qui est dramatique, c'est que tout ce tumulte politico-judiciaire tire ses faits dans une conjoncture où la réforme de la justice battait son plein. Réforme qui mettait en avant l'indépendance du juge du pouvoir politique. Le discours des décideurs, celui en premier du président de la République, a de tout temps mis en exergue cette finalité pour que la justice soit au-dessus de tous et affirme l'Etat de droit.

Qualifiés certainement par tous de compétents et d'intègres au moment de leur nomination, des juges ont été instruits par les officines des services de sécurité pour incriminer injustement des hauts cadres de l'Etat.

Leur compétence et leur intégrité restent alors totalement à prouver, parce qu'ils ont failli à leur mission de «juge» du bien et du mal. Qu'ils se placent du côté de la religion de l'Islam, de celui politique, social, familial et surtout vis-à-vis de leur propre personne, ils n'ont pas été à la hauteur de leur mission d'impartialité envers les justiciables. Ils ont accepté d'agir sous injonctions de «cabinets noirs» et se sont tus tout ce temps.

Devoir de réserve contre devoir de conscience

Il est connu qu'une fois nommés, les responsables algériens refusent de démissionner même s'ils sont humiliés. Mais il n'y a pas pire humiliation que celle de se mettre au service de décideurs injustes et maffieux et d'ignorer sa conscience. Ouyahia demande à ce que la justice se prononce sur le cas de Chakib Khelil et de tous les cadres qui sont dans son cas. Il faudrait alors que les juges qui occupent à ce jour des postes au niveau des cours et des tribunaux algériens partent parce que si l'on s'en tient aux témoignages des cadres et au regard de tous ces événements malheureux, aucun d'eux ne serait apte à imposer le droit et à garantir les libertés. A moins qu'ils accepteront encore une fois qu'il leur sera demandé de faire simplement l'inverse de ce qu'ils ont fait quand les services de sécurité de Toufik les terrorisaient. Ils blanchiront ainsi tous les inculpés depuis l'arrivée de Bouteflika au pouvoir et même bien avant, jusqu'au retour de Khelil au pays. Aoune est prêt à déposer plainte contre «ces montres» pour peu qu'il le lui soit. Ses propos montrent malheureusement que les juges devront attendre d'autres instructions pour qu'ils le lui permettent de le faire. Khelil lui ne semble pas se soucier d'être blanchi ou pas. Il se dit juste prêt à « servir l'Algérie en acceptant de faire n'importe quoi ». Pourtant, la réhabilitation après un déni de justice rétablit le respect de la dignité de l'homme. L'ex-ministre de l'Energie et des Mines fait partie de l'ensemble des hauts fonctionnaires de l'Etat comme Ouyahia ou Saadani qui savaient que des pressions étaient exercées sur les gestionnaires des affaires de l'Etat et des injonctions leur étaient faites pour détourner la gouvernance de sa voie légale mais ont gardé le silence pendant de longues années. Ils ont ainsi accepté de vendre leurs âmes au diable.

Concours ou «aâtaba»

L'on dit certes que Bouteflika savait dès sa venue à El Mouradia que le terrain était miné. « Il a eu recours à un retrait progressif de prérogatives lourdes qui ont permis à certains responsables d'être des ogres », nous disait hier un haut responsable.

«Le prix de cet impératif assainissement du système est lourd mais il n'avait pas d'autres solutions», a-t-il affirmé. « Le président sait que son lancement de multiples réformes n'a pas donné les résultats escomptés. Il a compris qu'il faille changer tout le personnel politique pour que les institutions se libèrent du joug de l'excès de zèle et de la hogra, et ce n'est pas terminé? », ajoute notre interlocuteur.

L'autre réforme en souffrance, celle du secteur de l'Education nationale. Nouria Benghebrit en sait beaucoup depuis qu'elle est en proie à des secousses avec ses personnels enseignants. Au fait, l'on s'interroge sur ce qui fait peur aux contractuels du secteur quand elle leur demande de passer un concours pour se faire permaniser. Ils doivent être en principe les premiers à savoir que les techniques d'enseignement ont changé parce qu'elles évoluent «scientifiquement». Ce sont bien ces contractuels et bien d'autres enseignants qui ont accepté tout au long de ces dernières années de faire passer des examens à leurs élèves sur la base de programmes inachevés. La fameuse « aâtaba » (seuil) qu'ils ont toujours réclamée tout autant que les élèves (tous niveaux confondus) a été une dérive de plus dans un secteur qui chavire depuis qu'il a fonctionné avec ses propres cancres. Il y a eu en effet un temps où les recalés du système éducatif, une fois «recyclés» par ce qui s'appelaient écoles normales ou ITE, étaient versés dans les écoles pour devenir enseignants à part entière. Et récemment, au cours des années 2000, les élèves qui ne réussissaient pas à leur examen de 6ème passaient quand même d'office à la première année moyenne.

L'école dont rêve Benghebrit

Ces contractuels constatent certainement que l'échec dans le cycle primaire est patent. Qui de l'enseignant ou de l'élève est fautif, la question est de trop quand on sait que ce qui est sûr est que l'école algérienne a besoin d'être réformée dans son ensemble. Le comble d'une telle situation n'a rien à voir avec la ministre qui a hérité d'une école sinistrée. Les contractuels ne font pas confiance aux institutions qui les corrigent. Le refus de passer le concours dans ce cas est légitime puisque, encore une fois, l'impartialité est mise en avant pour arracher des droits légaux mais son inexistence fait peur. L'Algérie a trop longtemps évolué sous l'effet de la rumeur, du clientélisme, du régionalisme, du clanisme, des dessous-de-table même pour retirer des fiches d'état civil.

Le mal est profond. Benghebrit ne doit pas être la seule ministre à en subir les conséquences. Un enseignant, ça doit se recycler en permanence parce qu'il anime l'école qui est un des trois piliers d'un Etat de droit, les deux autres étant la justice et la santé. Le président de la République doit certainement savoir que les trois secteurs ont bénéficié de réformes profondes mais ils continuent d'être rongés par des maux que ni les confessions de bas étage, ni les dénonciations de faits diaboliques, ni le limogeage de vieux démons ne pourront guérir si la séparation des pouvoirs n'est pas effective, si le fait du prince ne disparaît pas, si les injonctions auront toujours force de loi et les lois piétinées et si la sanction n'est pas introduite comme règle pour punir la faute avant qu'elle ne se propage et détruise le pays. Ce n'est qu'à partir de là que Ali Aoune pourra déposer plainte contre ceux qui l'ont accusé à tort, sans attendre le feu vert d'une quelconque officine qui instrumentalisera encore la justice, et Benghebrit aura l'école dont elle rêve, c'est-à-dire celle qui fonctionne aux normes universelles et comme les recherches qu'elle a toujours menées le lui ont déterminées.