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Ambiances citadines : d'Amman à Casablanca en passant par Oran

par Mehdi Souiah *

Et si Fayçal Sahbi avait vu juste ? Il avait titré l'un de ses articles : «Cheb Khaled, sociologue algérien», et que dans l'exagération dont fait preuve ce titre il y avait ne serait-ce qu'un soupçon de vérité ? En fait le contenu de cet article ne m'intéresse que très peu, du moins de façon périphérique.

Mais le fait qu'un chanteur de vocation, tel que le titre l'annonce, soit le concurrent, du moins soit assimilé comme tel, de manière on ne peut plus directe à ceux qui ont fait de la société leur « fonds de commerce », intrigue. Sahbi avait construit toute son argumentation sur le fait que les textes chantés par Khaled et autres chanteurs de l'âge d'or de la musique Raï, étaient porteurs, de manière implicitement métaphorique, de signaux, de signes annonciateurs d'un déclin sociétal. La démarche ici suivie n'est pas très différente de celle-ci, à part qu'au lieu de chercher dans le métaphorique, je me contente d'une lecture du réalisme prétendu des paroles d'une chanson : « Rouhi ya Wahran ».

La chanson en question se veut un air nostalgique. De la nostalgie d'une ère qu'on croit révolue, d'un Oran d'une autre vie qu'on regrette, d'un Oran qui n'existe plus : « Va ô Oran, que la paix t'accompagne ! ». Oran n'est plus ! Mais au-delà de la nostalgie, quel est le sens réel de ces paroles ? Jean Ziegler avait écrit un jour à propos de la création artistique que « l'acte créateur n'est solitaire qu'en apparence », soit une manière de dire que c'est toute la société qui se révèle par le biais de l'artiste. Ex nihilo nihil. Quand l'artiste croit « créer », il ne fait que « transformer » en vérité. Transformation, mise en forme ou en musique d'un lot de préjugés, de représentations. C'est le cas du texte chanté par Khaled. « Ya Dzaïr, ya el Assima », le titre phare d'Abdelmadjid Meskoud, repris l'année dernière par le groupe de musique Indexe, ne déroge pas à cette règle.

Il y a lieu donc de se demander si : être nostalgique est une posture imposée pour chanter son « lieu ». Est-on condamné à n'avoir que des airs amers pour raconter sa ville ? Que s'est-il passé pour qu'on se désenchante à ce point de son « lieu présent » ? Regrettant par là même son « lieu passé ».

UNE CITADINITE ARABE

Comme dans les textes chantés par Khaled et Meskoud, l'Oranais et l'Algérois lambda vous diront, à l'unisson, que c'est la faute aux étrangers. Ceux-là mêmes qui rendent l'air de la ville irrespirable pour les autres citadins, habitants authentiques de la ville. Même si le rapport d'altérité n'est nullement le propos ici, j'avancerai tout de même l'assertion que cette prétendue ruine de la ville par la main du berranine trouve place que dans les esprits, invérifiable dans les faits. J'irai même encore plus loin en disant qu'il est plus facile d'avoir recours à cette légende de l'invasion des étrangers pour ne pas avoir à affronter la réalité, celle d' « un citadin fâché avec sa ville ».

L'Algérien est fâché avec ses villes, ceci est un fait. La première fois que j'ai pris conscience de cette amère réalité (Les contemporains des deux lieux, passé et présent, parmi mes aînés l'affirmeront mieux que moi et avec plus de force peut-être, moi qui ai pris conscience de ma citadinité en pleine décennie noire, et qui n'ai connu de la ville que sa face morne) un soir du côté de la zone universitaire d'Amman, il était 21 heures passées, il y avait encore des étudiants sur le bas-côté de la chaussée à héler ceux qui passaient parmi les taxis, ou à négocier avec ceux à l'arrêt dont le tarif surélevé les laissait disponibles. Même constat à l'ancienne Médina du côté de la mosquée El Hussein, les rues marchandes sont toujours animées. Femmes et hommes qui n'ont pas eu le temps de faire leurs courses pendant la journée, s'affranchissent de leurs obligations la nuit tombée. Fascinant, magique même. Sur l'allée « Al-Rimbow », adolescentes voilées et non voilées, jeunes gens aux allures branchées, se pavanent en exhibant toute la splendeur de leur être optimiste. Des groupes se forment à l'entrée des salles de spectacles, on y discute en attendant que la séance débute. Les terrasses de cafés-restaurants peinent à se vider, trouver une place sur l'une d'elles se négocie à la seconde. La rue est investie, la ville est pratiquée, la ville est aimée.

Je saisissais mieux les rumeurs qui me parvenaient des ambiances citadines cairote et damascène, celles de villes qui ne dorment jamais. On me disait que Le Caire était l'une des villes où la population qui vivait le jour croisait rarement celle qui envahissait la cité pendant la nuit. L'idée d'aller visiter le site des Pyramides ne m'a jamais séduit, sillonner la rue qui porte leur nom « chari' el haram » est, en revanche, un projet que je cultive au plus profond de mon âme.

Et puis il y a eu Casablanca. Avec sa place des « Nations-Unies ». Plus qu'un simple espace public, cette place incarne à elle seule toute la magie de la ville. Un carrefour qui assure la jonction entre la précarité de la vie des médinois et l'arrogance des habitants de la ville européenne. Un lieu de passage privilégié pour les nantis, lieu de détente tout aussi privilégié pour les modestes gens. On y boit la tasse de café la plus chère de la ville, comme on peut se faire remplir une timbale par l'un des « porteurs de thermos » pour le tiers du tarif proposé par le célébrissime café de France. Des vendeurs à la sauvette exercent leurs petits trafics, défilant tour à tour proposant T-shirt, lunettes de soleil contrefaites, fruits secs, téléphones portables, etc. A la lisière de la place, des survireurs convertis en traiteurs tentent de séduire les passants avec quelques « briouettes » aux fruits de mer, un bol fumant d'escargots, ou encore un œuf dur fourré dans une galette de pain pour les moins exigeants. La place ne commence à se vider qu'au-delà de minuit, comme si les casaouis migraient vers d'autres lieux, allaient explorer d'autres espaces. Le pouls de la médina bat encore au rythme des mille et une gargotes et des hôtels bon marché ; les touristes se font de plus en plus rares, mais les maîtres des lieux sont toujours là, stationnés devant le pas de leurs portes, toujours aux aguets de la moindre bonne affaire. C'est ainsi que va la vie des casaouis, une rare complicité les unit à leur environnement urbain.

DE RETOUR A ORAN

Comme toutes les villes du littoral algérien, Oran est malade. Si elle n'a jamais perdu de sa dynamique extensive, elle a, en revanche, délaissé le trait qui la caractérisait tant, celle d'un fief accueillant de par l'ouverture d'esprit de ses habitants ; d'un pôle qui rayonne de ses arts, ses sciences et ses kiosques à musique. Une ville qui vit la nuit et non pas une ville pour qui on craint quand le crépuscule déploie majestueusement son sombre voile - dixit Cheb Khaled.

A un moment de l'histoire urbaine, le divorce a été prononcé entre la ville et ses occupants, la transformant par là même en une immense cité-dortoir. Je ne saurais dire avec précision à quel épisode historique l'alchimie a cessé son exercice ; je ne détiens, ni le talent, ni le courage pour me substituer aux historiens. Le confort que m'offre ma condition d'observateur, de praticien de la ville me sied entièrement. Et du haut de ce pupitre si confortable je m'arroge le luxe de spéculer. Bien entendu, d'hypothèses, j'en ai plein l'esprit. L'une d'elles s'impose avec force : il se peut que l'état d'urgence décrété un 29 février 1992 (levé 19 ans plus tard), soit ce qui a fait que la magie de la ville cesse d'opérer. Le « Oran by night », on a oublié ce que c'était : seule une classe moyenne très mal dans sa peau peut s'offrir de temps à autre un resto dans un quelconque établissement faisant dans l'hybridation culinaire. Une autre frange de la société préfère aller danser aux rythmes des sons assourdissants du raï underground, dans des lieux qu'on taxe de malfamés et de débauche. Ne faut-il pas penser avant de lancer un jugement un peu trop hâtif, qu'à défaut d'alternatives, ces boîtes de nuit sont les seuls lieux qu'offre encore la ville aux jeunes avides d'évasion et de liberté ? Cela me fait rappeler ce reportage détestable d'Ennahar TV sur les résidentes des cités U, les montrant comme autant des candidates à la délinquance, prêtes à sauter dans « l'ambulance d'Essil'Houari » pour aller exprimer leur perversité en boîtes de nuit. Il est révoltant de voir des (pseudo) journalistes s'armer de la même grille de lecture manichéenne partagée par la majeure partie de nos concitoyens: classant ce qui est moral d'un côté et ce qui est immoral de l'autre ; (pseudo) journalistes qui investissent dans les idées reçues pour fidéliser un audimat qui commence à prendre goût au voyeurisme. Dans leur manière de faire, aucune place n'est accordée à la nuance, au doute, à la critique.

DU PROFANE EN GENERAL ET DU SACRE EN PARTICULIER

Il y aussi le fait que la vision du monde simpliste qui consiste à tracer la frontière séparant le bon du méchant, le sacré du profane qui ronge les esprits a fini par s'inscrire dans l'espace. Ceci est également symptomatique d'une ville malade. Je prendrai un exemple qui, loin d'être exclusif, demeure très révélateur. Il y a quelques mois la grande mosquée Ibn Badis d'Oran a fini par être réceptionnée. Les autorités officielles ont été très fières d'avoir réussi à conduire le projet jusqu'à l'inauguration. « La ville s'est ornée d'un nouveau joyaux » avaient-ils lancé sur un ton vainqueur. L'ouvrage est beau, aucun doute là-dessus. Toutefois, une question mérite d'être posée : pourquoi l'a-t-on clôturé ? Pourquoi ce besoin de protéger une structure censée être un lieu d'accueil ? En fait ce n'est qu'une reproduction à une échelle imposante d'une pratique sociale. Cela fait une vingtaine d'années que l'Algérien ne se contente plus d'une seule porte d'entrée, et estime qu'il est plus prudent de doubler celle-ci d'une autre en fer forgée, plus robuste et donc plus sûre. La demeure étant le sacré, l'espace profane pullule de malfrats en tout genre, de vandales, de terroristes. Etant le produit de leur société, ceux qui nous gouvernent raisonnent de la même manière : ils estiment que c'est de leur devoir de protéger les bâtiments qu'ils érigent en les cernant d'immondes murs de clôture et de grillages haïssables. De par leur symbolique, ces clôtures renforcent le sentiment de méfiance chez les habitants de la ville. Au lieu de cela, il aurait été plus appréciable de prévoir en guise d'extension de la mosquée une esplanade, un espace vert où les familles viendraient se détendre. On est attiré par le beau, par le propre, le rond-point dit du Sheraton, qui se transforme en un espace de convivialité les soirées d'été en est un puissant révélateur.

Pour finir je dirai que la ville algérienne recouvrera son ambiance d'antan le jour où sa composante sociale se débarrassera de cette manie à produire des jugements de valeur à tout va et du raisonnement suspicieux ayant tous les deux pour finalité de mettre à l'écart l'autre, de stigmatiser l'autre. Cet autre qui n'est parfois que le voisin de palier.

* Université d'Oran 2