Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le jeu des 20 ans, entre vous et nous

par Tewfik Hakem

Et si on retournait 20 ans en arrière pour retrouver nos 20 ans ? Ce n'est qu'un jeu, mais il faut le prendre au sérieux. Car contrairement à ce qu'on colporte ici et là, on est toujours sérieux quand on a 20 ans.

On le sait, passé un certain âge fêter son anniversaire devient un peu ridicule. Ensuite, au fil des ans et des rhumatismes qui s'enfilent, c'est de pire en pire.

Et aujourd'hui qu'on a de moins en moins de souffle et de plus en plus de bougies qui nous narguent dans la nuit c'est simple, c'est un calvaire : seuls mes ennemis (dont beaucoup de membres de ma famille que je ne savais pas si nombreuse) osent le jour fatidique me souhaiter un « bon anniversaire » . Qu'ils en soient insultés ici. Fin du prologue.

Je ne sais pas où vous en êtes avec votre âge en cette fin d'année ( oui, toi le lecteur, je te parle, je te vouvoies par écrit genre parce que c'est imprimé dans « Le Quotidien d'Oran », un des rares journaux algériens qui respecte encore ses lecteurs, mais sinon de toi à moi, si ça ne tenait qu'à je... enfin bref). Donc je ne sais pas dans quel état vous vous trouvez aujourd'hui, mais je vous demande d'oublier le présent, d'oublier votre âge réel, ensemble nous allons emprunter la machine à remonter le temps : 20 ans en arrière et tout le monde a 20 ans...

Voilà, c'est fait, maintenant là toute de suite vous avez 20 ans et nous sommes en décembre 1994. Oui vous avez 20 ans. Acherine. Twenty years. Comment on dit en kabyle 20 ans ? On s'en fout, quand on a 20 ans on ne parle pas le byleka ça ne se fait pas. A 20 piges on ne parle que des langues vivantes.

Ah que vous êtes belles et beaux, insouciants et attractifs, plein d'énergie, de peps. Le monde vous appartient.

Mais attention, ne gâchez pas votre nouvelle jeunesse, je ne repasserai pas une deuxième fois. Je vous demande de réfléchir (avec votre tête, pour changer un peu) avant de faire les bons choix (définitifs). Il va falloir choisir une épouse (ou un mari), une carrière ( avec le statut, l'argent et la bagnole qui vont avec), un mode de vie (berbéro-barbare, sadiquo-salafiste, selfie-made man ?). Ne vous fiez pas aux apparences trompeuses, n'écoutez pas les radios étatiques algériennes, ne lisez pas d'autres journaux que celui-ci et surtout concentrez vous bien avant de répondre. Ce test est bourré de pièges et de sortilèges, mais si vous êtes habitué au «Quotidien d'Oran », vous pouvez vous en sortir.

1- Trouver sa bonne moitié. Ou comment choisir (pour les lectrices ) l'homme, ou (pour les lecteurs ) la femme de sa vie

1-a : L'homme idéal. Vous rentrez dans un café et ils ne sont que deux. Le premier sec et nerveux s'appelle Kamel Daoud : islamiste en colère juvenile il croit que les ennemis d'Allah sont la cause des tremblements de terre et qu'il faut dénoncer les déviants dans les colonnes d'un torchon nommé « Détective » avant de les zigouiller sur la place publique en criant « Alliyha nahya wa Alliyha namoute ».

Le second s'appelle Chawki Amari, il est rond et bon comme une brioche dorée importée d'Autriche, il écrit et dessine dans des quotidiens francophones respectables, genre ceux qui balancent en une « Le Rapport des Généreux » (tellement qu'ils sont cools et sympas). Chawki A. a du style, de la personnalité, le sens de l'humour, a déjà écrit quelques nouvelles publiées par des éditeurs d'ici et de là-bas. Il est pour la justice indépendante et la modernité pour tous, pour la reconnaissance de Tamazigh, pour les droits de l'homme et les plaisirs de la femme. Il lui arrive parfois d'être presqu'aussi brillant que le chroniqueur télé d' « Algérie-Actualité » -qui est la star absolue de l'époque.

Deux jeunes hommes, un seul choix à faire. L'un deviendra une célébrité mondiale dans le monde littéraire et journalistique quand l'autre finira par faire la manche en Amérique du Sud, car n'ayant jamais pu faire décoller son âne mort de son Point zéro.

Chawki ou Kamel ? Il faut miser sur le bon cheval.

1-b : La femme idéale. Elles sortent d'un hammam... Deux femmes que tout oppose, la belle rouquine Khalida Messaoudi est une exaltée qui se bat pour le rassemblement des bons esprits et pour la culture et pour la démocratie etc, etc... Elle chante comme un rossignol kabyle et se bat comme une lionne berbère, et quand Khalida l'algérienne joue du piano, c'est forcément une algérienne debout, c'est peut-être un détail pour vous, mais pour nous ça veut dire beaucoup, ça veut dire qu'elle est libre, et heureuse d'être là malgré tout.

L'autre femme est déjà cabossée par la vie, après avoir joué les mégères dans des feuilletons du passé, et dansé dans des bouges mal famés, elle traine de bar en bar au lieu de s'occuper de sa marmaille de Miramar. On raconte même que les terroristes du GIA changent de trottoir quand ils la croisent. Sa vie est un mélo qui ne ressemble pas à la caresse de son nom: Biyouna !

Une de ces deux femmes va pourtant faire honneur à la culture algérienne... oui mais laquelle ? Choisissez bien, sachant que l'une des deux va devenir une pathétique bougresse obligée de faire la tournée des marabouts pour le compte du chef de la tribu et lui organiser des festivals officiels à faire pleurer de jalousie Kim Jong-un lui même quand l'autre réussira à exporter la chanson et le cinéma algériens en France Métropolitaine et gravira les marches du Palais des Festivals de Cannes en tout bien tout honneur (même bourrée).

Quelques lecteurs (sans doute gays) et d'autres lectrices (probablement lesbiennes) nous demandent s'ils peuvent intervertir et choisir pour les premiers un homme idéal et les secondes une femme idéale. Nous sommes « Le Quotidien d'Oran », notre esprit est aussi large que le dernier string de cheb Abdou...

Mais maintenant que vous êtes en couple va falloir gravir les échelons... Or, en Algérie, comme vous le savez, il vous faut un garant/protecteur bien galonné, bien riche, bref assez puissant pour que le quotidien devienne un tant soit peu supportable. En clair il vous faut draguer utile et nouer de bonnes alliances pour réussir dans la vie. D'où la prochaine étape du jeu.

2- Trouver le bon parrain

Dans une boite de nuit où l'alcool coule à flot, vous êtes à peu près certain(e) de trouver le bon beggar qui a les bons réseaux. Justement un jeune moustachu, pas mal au demeurant, vous demande de prendre place à sa table. Il y a déjà une enveloppe qui vous attend et vous retenez vite son nom : Rafik Moumène Khalifa. Il vous promet beaucoup plus que monts et merveilles, yes une banque et une compagnie aérienne, des chaines de télé en veux tu en voilà, à Paris ou à Londres juste tu choisis chéri (e), des coupes de champagnes avec Depardieu et du caviar à Cannes avec Deneuve. Coke en stock, les bijous de la Castafiore, Vol 714 pour Sydney, et même Objectif Lune, rien n'est impossible avec Rafik le Magnifique... Pendant ce temps là, un autre monsieur qui joue de la derbouka dans l'orchestre pourri au fond de la salle vous fait des oeillades. Vous ne retenez pas son nom tellement qu'il est laid. Mais il vous promet, lui aussi, des biens immobiliers dans les plus riches avenues de Paris et ni plus ni moins que les instances du parti unique à vos pieds. Bien sûr, le choix est vite fait. Mais attention, si vous vous trompez, c'est la cata, car un des deux hommes va finir sa vie ruiné et en taule quand l'autre va narguer du haut de sa puissance partisane tous les corps constitués de ce pays...

Un lecteur du nom de Mouloud Hamrouche nous demande de ne pas oublier de le citer dans ce jeu des 20 ans. Nous sommes « Le Quotidien d'Oran », notre mission est de contenter le maximum de nos concitoyens lecteurs, mais franchement on a un peu oublié qui c'était. S'agit-il de l'inventeur de Sélecto ou du parrain de la chemma ? Un ancien présentateur météo, avec un parapluie dans la main, ou grand politologue qui fume le cigare et qui a échoué à faire passer le concept d'une révolution sans bruit faite par les dictateurs contre les dictateurs.

3- La religion

Vous voilà riches et arrogant(e)s comme il se doit (si vous avez fait les bons choix). Vous êtes prêt(e)s à écraser la veuve et l'orphelin pour vous enrichir, mais comme vous êtes superstitieux, pardon, « croyants », vous avez peur du jour du jugement dernier, donc vous allez un peu investir dans l'au-delà. Vous tenez, vous aussi, à avoir un palais 15 pièces-jaccuzi avec les 1001 vierges promises...

Un lecteur, nommé Cheb Abdou, nous demande si il n'y a pas eu une coquille dans « vierges ». Non, le i est à sa place et le q de coquille aussi. Nous sommes « Le Quotidien d'Oran », certes nos coquilles sont nombreuses et notre patience très grande, mais attention il y a des limites à tout. Et à tous !

Reprenons, il vous faut donc investir dans un courant religieux. Là, vous avez le choix entre le petit Alilou, excité comme une puce, prêt à affronter les chars de l'armée russe rien qu'avec sa foi d'instituteur imberbe. Et ici, vous avez le barbu Madani Mazrag, gentil comme tout, on dirait le père Noël mais en plus humain car même âgé il a « demandé » et obtenu un super prêt Ansej sans taux, ni remboursement, ni sidi zekri. En réalité notre bear bien aimé ne sait rien faire du tout mais il est persuadé que seul un fleuve de sang impur peut nous mener au paradis, pour peu qu'on embarque dans son arche de harraga hardcore... Entre ces deux cas lequel est le plus halal ? C'est à vous de trancher comme ils disent (et font). Sachez seulement que l'un des deux larrons finira dans un marché de gueux tentant de vendre des herbes variées et avariées quand l'autre organisera des universités d'été à Tassout, le nouveau et gai Woodstock de la belle et paisible corniche jijelienne.

Notre lecteur insistant de tout à l'heure revient à la charge pour se plaindre de ne pas avoir été informé de ce grand pique-nique entre hommes, organisé par Mister MM.

Nous sommes « Le Quotidien d'Oran » un journal qui se distribue partout, y compris dans les cabarets les moins fréquentables qui soient, mais notre tolérance nous perdra...

Bon, on le termine ce jeu ? Vous avez tout ce qu'il faut, maintenant il faut choisir un projet de société.

Une république bananière ou un califat satanique ? Un printemps arabe ou un hiver intégriste ? Rester ou partir ? Rire de tout ou pleurer partout ? Etre du côté de l'intrigant Mr Haddad, le méchant patron capitaliste qui soutient tous les mandats présidentiels ou plutôt du coté de son ennemie la trotskiste Louisa Hanoune qui elle aussi soutient tous les mandats présidentiels, parce que, hé-ho, ce n'est qu'un jeu tout ça.

D'ailleurs, c'est fini. Game is over. Alors ? Vous n'avez pas retrouver vos 20 ans ? Ni vos illusions, ni vos dents ? Nous non plus, rassurez-vous.

Nous sommes « Le Quotidien d'Oran », on peut vous accompagner dans vos souffrances et vos lamentations continues et néanmoins légitimes, éventuellement vous informer de vos déchéances présentes et à venir, mais on ne peut pas faire de miracles. Qu'importe, on tient le coup, et c'est tout un programme. Vingt ans, déjà, et on est toujours là, et vous aussi...On laisse des traces, vous et nous, on écrit l'histoire et on résiste aux folies de l'époque. Ici et ailleurs, aujourd'hui et demain encore.

« Nous sommes des fous/ Vous et nous

Nous sommes très doux/ Vous et nous

Nous sommes des loups/ Des filous

Nous sommes des poux/ Des bijoux.

Dénouez-nous/ Dénouez-vous

Dévouez-nous/ Dévouez-vous

Vouez-vous à nous/ Vouez-nous à vous....?

(Brigitte Fontaine in « Vous et Nous »)