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Le jour où tombera Bachar Al Assad

par Omar Merzoug

Jamais les intellectuels français n'auront été aussi perplexes, aussi indécis face à l'opportunité d'une prise de position politique. Jamais ils n'auront semblé aussi circonspects comme si la gravité de la question syrienne, frappant de velléité leur volonté, en émoussait le tranchant dans l'épaisseur d'une histoire politique tumultueuse, féconde en choix aveugles.

Les 'erreurs' de Sartre et de Foucault que l'on n'évoque jamais sans une certaine complaisance, les fourvoiements de tant de compagnons de route du communisme que tant de crimes à l'encontre de l'homme et d'attentats contre sa dignité n'ont point rabroués, opèrent en l'espèce comme autant de repoussoirs. L'intelligentsia voudrait désormais montrer qu'elle mûri depuis l'âge où tel ou tel de ses représentants pouvait s'enthousiasmer pour des causes douteuses et jeter sa gourme à tous les vents de l'engagement. Instruite par les faits, cette intelligentsia désormais délibère, pèse le pour et le contre, en appelle à l'histoire et entend ne se prononcer qu'après avoir cité à comparaître tous les témoins. On l'aura compris, les tergiversations des intellectuels français confrontés à la crise syrienne ne se peuvent comprendre que s'ils se détachent sur le décor d'engagements d'autant plus hasardés qu'ils ne reposaient pas sur une information fiable et sur une analyse fine des situations, historiques et politiques, concrètes. Dans ces choix, il faut, comme de juste, faire sa part à l'idéologie qui, en faussant le jugement, jette dans les affres de l'égarement tant d'esprits, d'ordinaire, si pénétrants.

Pourtant, en l'occurrence, le problème que pose la situation syrienne semble simple, à tout le moins beaucoup moins hérissé de difficultés que d'autres. Faut-il appuyer les forces alliées qui s'apprêtent à frapper le régime syrien coupable " d'avoir gazé sa propre population " ? Ou bien, est-il nécessaire de temporiser et de donner une nouvelle chance aux négociations, étant entendu que la véritable solution ne pourra être que politique ?

Aucune position commune ne se dégage chez les intellectuels français, traditionnellement prompts à investir l'arène publique pour défendre les idéaux de liberté, de justice et d'humanité chaque fois que ces valeurs leur semblent menacées. Ils semblent faire leur cet adage latin que le philosophe romain, Sénèque (1er siècle ap. J.-C.) reprend à son compte: " C'est seulement dans l'arène que le gladiateur prend sa décision ". D'après nos informations, les intellectuels, qui se sont exprimés à propos de l'affaire syrienne, font preuve d'une grande prudence, eu égard à sa complexité. Complexité qu'est venue renforcer le retard des puissances occidentales à appuyer ab ovo l'opposition syrienne. Ce qui motive ce retard, on ne le sait que trop, c'est la crainte que des armes performantes ne puissent être d'une manière ou d'une autre récupérées par les djihadistes, ennemis acharnés de l'Occident, et employées contre des cibles occidentales. Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait pas de partisans des frappes aériennes contre la Syrie, André Glucksmann, par exemple, soutient la perspective des frappes aériennes, car la monstruosité de l'usage des armes chimiques est inacceptable et que, si, par malheur, on devait l'accepter, l'Occident se discréditerait et prostituerait ses valeurs morales. Ce n'est pas la première fois qu'André Glucksmann intervient dans le débat public. Né en 1937, agrégé de philosophie, il est l'auteur de " La Cuisinière et le mangeur d'hommes " (1975) dans lequel il procède à une critique qu'il veut radicale du marxisme-léninisme et du régime que cette doctrine inspire et qui s'est révélé à l'épreuve des faits une " monstrueuse machine à broyer à broyer des vies humaines ". Dans l'essai qui suivit, " Les Maîtres penseurs " (1977), il poursuit de sa vindicte antitotalitaire les quatre penseurs allemands, Fichte, Hegel, Marx et Nietzsche, qu'il rend responsable de la bureaucratie étatique, qui a infecté nos vies de pouvoir despotique et enserré nos libertés dans les camisoles d'un juridisme politique étroit.

Prenant acte du blocage par la Russie et la Chine du Conseil de Sécurité, André Glucksmann pense que l'intervention se justifie par le fait qu'aucun doute sérieux ne saurait être opposé à la réalité des gazages et allégué à propos de leur commanditaire : " Soyons sérieux, note-t-il, tous les indices concordent et désignent le maître de Damas ". Ajoutons que les populations civiles syriennes victimes des gaz et des armes chimiques, regardent avec stupéfaction ce débat, qui se déroule dans la sphère intellectuelle et qui leur paraît irréel tant elles savent, elles, d'où viennent les armes chimiques et qui en fait usage.

Selon Glucksmann, le soutien russe qui semble jusqu'à présent indéfectible au régime bassiste ne s'explique pas par des raisons économiques ou commerciales. L'y réduire, ce serait en méconnaître les ressorts. En réalité, il s'agirait d'une solidarité de tyrans, de despotes et le parcours de Poutine explique son attitude actuelle. Si, après Ben Ali, Moubarak et Kadhafi, Assad devait tomber, les peuples pourraient en prendre de la graine. Et c'est précisément ce que craint Poutine.

A la limite, même si Bachar al-Assad n'a pas fait usage des armes chimiques, il n'en reste pas moins qu'il a engagé ses troupes dans une guerre inexpiable contre une partie non négligeable de son propre peuple : " Plus de 100.000 morts en deux ans, les enfants et les femmes d'abord, des millions de déplacés à l'intérieur du pays, deux millions de réfugiés à l'extérieur ". Ce bilan calamiteux justifie largement aux yeux du philosophe, des frappes occidentales au nom de l'humanité et du secours apporté à des populations sans défense étant donné le rapport de forces disproportionné. " Arrêter cette folie carnassière est une nécessité, sinon toutes les lignes rouges sautent, y compris la fragile frontière nucléaire en Iran et ailleurs ". Si l'on comprend bien Glucksmann, derrière le problème syrien gît le problème iranien. Or, depuis plus de trente ans, l'Iran tient la dragée haute aux puissances occidentales et les relations irano-américaines connaissent des péripéties dignes d'un vrai roman d'aventures. On pense, en Occident, que si l'on n'intervient pas contre la Syrie, l'Iran risque de s'enhardir davantage et de ne pas tenir compte des admonestations américaines et européennes, relatives à la suspension de son programme nucléaire. Or tout indique que l'Iran n'a jamais été si près de réussir à construire la bombe. Glucksmann craint-il que l'Iran ne rétablisse l'équilibre des forces, au Moyen Orient, avec Israël ? Si tel était le cas, on comprendrait pourquoi il se prononce si clairement pour l'intervention militaire des puissances occidentales. Assad disparu, ce serait pour Israël un ennemi de moins. Sauf que ce calcul, à supposer que ce soit celui de Glucksmann, pourrait se révéler faux. En réalité, le régime d'Assad n'a jamais vraiment menacé Israël depuis 1973. On pourrait même craindre que la disparition de Bachar al-Assad ne favorise l'émergence de forces moins disposées au statu quo. Pour des raisons différentes, mais similaires quant à la finalité, Tzvetan Todorov et Edgar Morin " freinent des quatre fers ". Lisant les événements à travers des lunettes rousseauistes, Todorov affirme que le droit international ne doit pas être fondé sur la force. Il épingle le Conseil de sécurité qui, selon lui, n'exprime que le droit du plus fort, puisqu'il est constitué des nations les plus puissantes, " des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale ". Or, un Conseil de sécurité véritablement représentatif aurait dû être formé des représentants de toutes les nations de la planète ou des représentants de la " majorité de la population terrestre ". Ce n'est pas le cas. On ne saurait même pas reprocher à la Chine et à la Russie d'avoir usé de leur droit de véto, attendu que les autres nations composant le Conseil de sécurité en ont usé, voire abusé. Par conséquent l'intervention militaire projetée ne peut se soutenir que d'une " communauté de volontaires " à savoir les Etats-Unis et la France.

On pourrait faire remarquer à Todorov que les frappes militaires au Kosovo et en Irak avaient eu lieu en dehors de l'aval du Conseil de sécurité, mais, rétorque-t-il, " ces précédents ne justifient rien ". Pour Todorov, intervenir militairement en dehors des instances onusiennes serait " bafouer des institutions qu'on a soi-même fondées?les règles internationales s'appliquent à tous, sauf aux membres permanents du Conseil de sécurité, censées les garantir ! " s'exclame-t-il. Si on se place soi-même au-dessus des lois internationales et du droit universel, comment exiger des puissances régionales, telles l'Iran ou la Syrie, le respect des mêmes règles, attendu que les grandes puissances les foulent aux pieds ?

Par conséquent, l'intervention militaire projetée en Syrie ne saurait avoir pour fondement, aux yeux de Todorov, qu'un résidu de sentiment colonial. Citant Rudyard Kipling, l'écrivain anglais prix Nobel de littérature pour qui l'Occident et l'Orient sont définitivement et par essence séparés, Todorov pense que l'intervention ne se justifie que par l'idée du " le fardeau de l'homme blanc " qui " l'obligeait à veiller sur les peuples sauvages, mi-diables, mi-enfants ", lesquels ne sont même pas reconnaissants des biens qu'il leur inflige (sic). Il encourt en retour " la haine de ceux " sur qui l'Occident " veille ". Si on comprend bien Todorov, pour ne pas tomber dans une sorte de néocolonialisme infect, il faudrait que les puissances occidentales, les seules à pouvoir arrêter militairement le bras des bourreaux au service d'Assad, lui laissent le champ libre. Ainsi, on aura fait preuve d'anticolonialisme, mais le bilan humain de cet anticolonialisme, posture d'autant plus aisée qu'elle se prend loin des champs de bataille, risque de se solder par des milliers de morts supplémentaires.

 Ce qui est gênant dans la prose de Todorov, c'est son irréalité. Jamais il ne se dit ému par les victimes, par le carnage qui se déroule sur le terrain. Ce ton d'historien désincarné qu'il adopte me rappelle celui d'un chroniqueur qui évoquerait le massacre de la Saint Barthélémy (24 août 1572) ou des catholiques fanatisés, assoiffés de sang et de mort passèrent au fil de l'épée des milliers de protestants, réunis en plein Paris pour la célébration des noces du futur Henri IV et de Marguerite de Valois. De plus, parlant en moraliste, il évoque le mal, ajoutant que " la volonté du bien se heurte à une dimension tragique de l'histoire ". Cette intrusion de termes métaphysiques, (puisque dans le cas du mal, il s'agit d'un mal métaphysique inséparable de son aspect mystérieux et dans le second on est renvoyé à l'affrontement de la volonté humaine et du destin) dans le débat indique montre que Todorov comme il le dit s'exprime en tant qu'historien des idées. Il se peut que le structuralisme ancien de Todorov ait laissé là quelques traces. En effet, le structuralisme se caractérise par sa cécité aux faits, aux réalités humaines, s'en remettant à des structures désincarnées et abstraites Or la crise syrienne n'est pas un théâtre de concepts, c'est un enfer où des hordes de miliciens exercent des représailles sur les civils, et où un féroce potentat dépèce son propre peuple. On ne songe point que tout ce sang versé puisse laisser un si fin humaniste indifférent. La position de Edgar Morin me paraît à la fois plus nuancée et plus complexe. Elle mérite de ce fait un examen plus minutieux. A le lire, on comprend qu'à tout prendre, Morin eût préféré une intervention au début des événements car, somme toute, les risques eussent été moindres, même si toute intervention dans un drame aussi inextricable emporte des aléas. Il me semble tout de même que Morin exagère ces risques. On sait ce qu'il en a été de l'armée irakienne censément " quatrième armée du monde ". On se demande comment l'armée de Bachar al-Assad qui, en deux ans, n'a pas réussi à réduire une opposition beaucoup moins pourvue en armes et en hommes qu'elle, pourrait mettre en difficulté les armées des Etats-Unis et de la France. Une telle éventualité est au-dessus de ses forces, d'autant que cette armée est perçue comme un instrument de défense des minorités alaouite et chrétienne.

Selon Morin, les Occidentaux sontau rouet dans l'affaire syrienne : " Intervenir, c'est parier dangereusement, mais ne pas intervenir, c'est parier non moins dangereusement ". Cela à tout l'air d'une antinomie kantienne, antinomie dans laquelle les arguments se répondent terme à terme sans que jamais l'une ou l'autre thèse emporte la décision. Mais je pense que le problème n'est pas tellement là, il est dans le mode d'intervention. Si les Occidentaux interviennent en Syrie de manière anodine et n'endommagent pas les centres vitaux du régime, de sorte à favoriser presque mécaniquement l'opposition, dans ce cas, en effet, l'option dont parle Morin est plus que risquée. Elle serait même contre-productive. Assad en sortirait renforcé et il aurait alors les coudées franches. Le gros problème est que la question syrienne, comme le voit bien Morin, n'est pas réductible au seul soulèvement d'un peuple contre un régime despotique et un potentat. Elle est assez vite devenue une affaire internationale : des forces extérieures et étrangères y sont impliquées, l'Iran et le Hezbollah. On peut craindre en effet qu'une intervention ne favorise l'extension des djihadistes, comme cela semble avoir été le cas au Mali après l'affaire libyenne, mais ne pas intervenir, ce serait, selon certains, une double faute, ce serait d'abord condamner le peuple syrien à une boucherie certaine au mépris des valeurs que l'Occident proclame et dont il est, qu'il le veuille ou non, le gardien. Mais c'est aussi se condamner à être inaudible le jour où Bachar al-Assad tombera, car sa chute est plus que probable, que l'Occident y mette la main ou non, ses successeurs alors se souviendront que l'Occident les a abandonnés à un sort tragique. Quant au compromis dont parle Morin, je crains qu'il ne soit d'ores et déjà impraticable. Après tout, note, Morin la démocratie au Chili a été rétablie grâce à un compromis avec Pinochet. Le seul ennui est que la Syrie n'est pas le Chili. Même chose pour l'Algérie, il était impossible qu'une paix fût réalisable en 1956, les massacres d'août 1955 avaient obturé la voie pacifique et il était trop tard de toute façon pour un compromis. La paysannerie algérienne, base du FLN, ne l'eût pas permis. Si l'on devait ne pas intervenir en Syrie, quels messages, se demandent certains, enverrait-on aux dictateurs, aux potentats qui se croient déjà tout permis. Ces tyrans se sentiraient confortés dans leurs pratiques immondes de violations des droits humains les plus élémentaires, vivre, aimer, s'exprimer, s'organiser. Ce serait, comme le dit Frédéric Gros, philosophe et spécialiste de l'œuvre de Michel Foucault, l' impunité éhontée des oppresseurs, abandon lâche des forces progressistes, hypocrisie manifeste du monde occidental ". S'abstenir serait insulter l'avenir, car, encore une fois, le régime de Bachar n'est pas éternel. A l'argument selon lequel il ne faudrait pas intervenir, car intervenir serait encourager les djihadistes et les islamistes radicaux, Gros répond que c'est précisément le retard accompli dans la non intervention qui explique l'apparition des djihadistes, car, au début, il n'y en avait pas. Argument qu'on ne saurait écarter d'un revers de main en ce qu'il donne matière à réfléchir.