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L'exil est un métier

par Kamal Guerroua *

«Soit qu'il naisse ou qu'il meure, il faut que l'homme pleure ou l'exil ou l'adieu» Alphonse de Lamartine, poète (1790-1869)

Je ne sais pas par quel mot commencer pour raconter un délire car j'ai l'intime conviction que le monde m'est inintelligible, laid, et quasi abscons. De mon angle de vision, je ne perçois que des êtres en désordre, des choses sens dessus dessous, des pensées mises pêle-mêle, des ennuis, deséchecs, des frustrations. Épuisée, je m'y ignore et me sacrifie volontiers au jeu de la destinée. C'est pourquoi, je me représente en mon for intérieur telle une poupée en papier que manipulent les doigts d'une gosse sous le préau d'une crèche. Au fond de moi, je suis une feuille sèche, une lessive essorée par les tourments d'une haine moisie. Dans la foulée, mes journées se sont transformées en une longue éternité, les soucis sont indécachetables et les mea-culpa babillards. Il est des moments critiques, sauvages et impitoyables où c'est vraiment dur de se mettre face-à-face avec soi-même car la vie est un escalier en colimaçon comme dirait un certain chanteur de fado portugais dont j'ai oublié par mégarde le nom et qui tourne très souvent en rond et revient à la case du départ sans prévenir ni crier gare. D'emblée, elle te laisse agir mais au fur et mesure que tu essaies d'interpréter ses tours de passe-passe et de comprendre son engrenage diabolique, elle te phagocyte vite pour te gagner sous son contrôle, te tient en laisse comme un molosse et te fait savoir à chaque aventure que tu oses ou embardée que tu commets qu'elle est ta maîtresse éternelle. C'est un vrai casse-tête, sinon je dirais en toute simplicité qu'elle est un cercle vicieux dont les mauvaises surprises et les dégâts collatéraux ne sauraient être apprivoisés que par de rares téméraires. Certes, elle est un exercice arithmétique qui s'apprend de façon graduelle et progressive mais il n'en reste pas moins qu'elle est une boite de Pandore qui garde à sa manière tous ses secrets, ses traquenards et ses ruses. Je ne te mentirai jamais si je te dis qu'en âge d'assimiler la symbolique de la vie, je crois pouvoir affirmer la main sur le cœur que je t'ai offert gratis et sans contrepartie mon esprit et que ma jeunesse de jeune fille est gâchée à cause de toi. Elle est telle une pétale tombée d'une fleur fanée. On dirait que le rêve dont j'avais naguère rêvé a pris la poudre d'escampette dans le nuage du doute. Décidément, il s'est même incrusté aux chimères, approprié la couleur du mensonge et évanoui dans le silence. En revanche, le matin, quand je me réveille et regarde la main du soleil balayer de ses doigts les flancs de ma colline et caresser les champs du blé et d'orge alentour, je comprends combien ton exil fut une longue corvée.

Je comprends aussi pourquoi je suis un être en faillite existentielle qui me cherche en vain dans ton orbite. Entre nous, une distance abyssale de tendresse a laissé pousser des années lumières de manque et de déceptions. Crois-moi bien que je comprends presque au détail près mais hélas sur le tard les lettres et les cartes postales que le facteur m'a tendues au seuil de la maison familiale, toutes écrites à l'encre noire dont les giclures tapissent les marges. Je me rappelle bien de ces instants extraordinaires où je tente de deviner tes pensées derrière la muraille du papier à carreaux qui les quadrille et les couvre avec une parfaite parcimonie. Hélas, au jour d'aujourd'hui, je me retrouve en état de surmenage mémoriel. Ainsi, je ressens dans mes tripes, une geôle de crispations, de dégoût, et d'étonnement m'emprisonner entre ses barreaux comme une camisole de force resserrant les bras d'un forcené alors qu'en vérité et par défaut elle ne m'a fait que terriblement bonder de joie. Je l'avoue sans nuance aucune, je me suis sentie effondrée dès lors que la perfide intuition de te voir absent et loin de moi aurait escaladé les crevasses de mon cœur. J'aime lire ce que tes mains bégayent, baragouinent, pensent, dessinent et créent. Je m'en délecte à loisir comme l'écrivain argentin Julio Cortazar (1914-1984) qui, bifurquant entre son moi maternel et sa langue d'emprunt, préfère lire et puiser aux sources intarissables de Buenos Aires afin de «gruger sa tristesse provinciale» que de se résoudre à l'agonie de ses sens ainsi qu'à l'exil de son imaginaire et de ses réflexes. Maintenant, je parie fort que tu étais à cette époque-là un artiste-né, un écorché vif des belles lettres ainsi que des œuvres d'art et par-dessus le marché une âme inventive qui joue en virtuose la symphonie de son existence sur les planchers du sort. Vraiment, je n'arrive pas à t'expliquer tout cet embrouillamini sans que des larmes embuent mes pommettes. Je suis d'émotion chétive et ton long exil m'a imposé sa loi d'airain. J'en souffre énormément et le compare à tort aux saignées menstruelles auxquelles mon ventre est acculé.

De ce fait, je suis amenée à m'y résoudre et à boire le calice de la vie jusqu'à la lie de l'amertume. En tout cas, ma délivrance n'est qu'un déclic pour ma survie, un accouchement aux forceps de ma souffrance, une allumette pyromane qui se frotte à mon corps frêle pour le mettre à feu de nouveau car celui-ci est déjà éméché, léché et grisé par les flammèches des cent ans de ma solitude, de ton éloignement de moi, de ma nostalgie de ton visage. A l'école, je saisis ma mémoire par mes doigts dans l'abstrait, j'écris ton prénom sur les pupitres, le tableau, les ardoises, la paperasse de mon enseignante. Mais combien elle est cruelle celle-là, je déteste surtout ses lunettes ovales, ses jupes mal assorties avec son corps, ses pieds qui boitillent, ses sandales en cuir qui puent à force de marcher, ses talons aiguilles, ses manières vicieuses lorsqu'elle épelle mon nom. En fait, elle le coupe drôlement par ses incisives, le grignote par ses canines et le mâche par ses molaires en faisant rire à dessein toute la classe. J'en meurs de jalousie, de dépit et de ressentiment. J'ai beau chercher ta silhouette afin qu'elle me porte secours et répliquer aux mômes goguenards ainsi qu'aux chahuteurs de mon âge, je n'ai trouvé que tes stylos à bille et à feutre massés par des brins de poussière et éparpillés aux quatre coins de la cuisine. Ton amour est un mystère et je n'ai rien pigé d'autre de son arc, de ses flèches, de son carquois et de son flambeau que des milliers de métaphores et de devinettes. Tu es, me semble-t-il, un conte reporté sine die, un destin éteint, une étoile morte. Tu es «cheikh al kanoun», le connais-tu celui-là? C'est ce vers lumineux qui nous égaye la nuit et perd ses phares le matin! Je ne te cache pas que mes yeux qui s'appuient sur des cernes rebelles (tu sais mieux que quiconque que ton exil est une insomnie et que je suis une fan des grasses matinées) s'échinent à déchiffrer ton écriture serrée mais fine où se lit l'angoisse et l'amertume des nuits passées loin des tiens.

 C'était une époque révolue où la vie malgré ses accrocs et ses couacs, scintille de ses mille feux de beauté et de simplicité. Cette vie-là me manque tant, elle est comme les paysans qui la peuplent, naïve, désintéressée, si désabusée mais très laborieuse. Tu sais que je raconte un rêve que je n'ai guère senti ni vécu. Un songe tapi dans le friselis des feuilles d'un arbre déraciné. C'est comme si je suis assignée à résidence surveillée dans l'enclos de l'incertitude, dans le verglas de tes insomnies. Une sorte de mise en abyme dont je ne saurais à présent m'en remettre à moins que je sois armé de pied en cape de l'agilité du saltimbanque et du don d'ubiquité des prestidigitateurs. J'ai la vague impression que le temps chez moi n'a plus de valeur parce qu'il s'entête à continuer sur ses erres et errements, que devant l'olivier centenaire du hameau, je vois une jolie tronche, la tienne sans doute, qui déambule entre les branches, tantôt elle me sourit et je me soulage, tantôt elle me fait la tête et je me crispe dans la carapace de la solitude, mon gîte de villégiature au demeurant. J'ai appris tas de choses dans ma vie, loin de toi, à l'école de la rue, «à la marge du cahier de l'existence» comme tu me l'avais dit une fois, tu te rappelles, c'était au souk du coin quand on avait rencontré la veuve de Da Belkacem qui s'est plainte à tout le monde de ses déchirements et ses maux. C'était une jolie expression qui a fait son coup dans mes méninges. Elle m'a creusé à fond de l'intérieur. Maintenant, je te livre une confidence, je me sens coupable et victime de tes douleurs. Mais si tu sais vraiment combien elle est dure cette école-là, combien il est laid ce cahier-là, tu vas en avoir la nausée.

Une école où l'on m'a appris à me délester de ma sensibilité et à accepter les évidences telles qu'elles se présentent sans en discuter les clauses et les conditions. Un cahier où j'ai appris à cocher le nombre des jours qui me restent pour étreindre tes bras, sentir par mes yeux et mon cœur le parfum de tes valises, déguster par mes narines le camphre de ma mère caché depuis très longtemps dans son armoire murale, voir et papoter avec le chauffeur du taxi toujours inerte devant son volant. C'était souvent le même gars, très costaud, qui ne sort jamais de sa bagnole bringuebalante. Après brève réflexion, j'ai compris qu'il est payé d'avance mais qu'il attend de pied ferme un pourboire. Bien souvent, tu laisses le portefeuille dans le coffre de ta valise et prends une petite sacoche que tu engouffres parmi les habits tout neufs que tu as achetés du magasin Tati. Le moment du débarquement est un grand régal. Je prends ma revanche sur les marmots de tout le quartier qui les reluquent avec jalousie. Ma mère reste au seuil de la maison. La veille, elle se fait toute belle grâce aux coques des noix. Avec moi, elle prépare des galettes et du couscous. Un quidam du village vient nous égorger une dinde pour la baraka. On ne fait cela que dans des occasions particulières comme par exemple lorsqu'on jette les fondations d'une nouvelle maison ou lors des fêtes de Yennayer. Une chance inouïe de goûter aussi au canard farci, aux tablettes du chocolat et aux bananes. Ma mère est une personne hors pair. Dès que le taxieur part, elle sort, te fait la bise sur ton front en signe de respect. Elle a le don de la coquetterie, de la finesse et de la pudeur mais s'en vante avec sympathie. Les allées de l'exil, elle les connaît sur le bout des doigts. Elle m'a avoué dernièrement qu'elle pleure dès que tu as le dos tourné. En sus, elle est diplomate. Elle sait entretenir l'image de la famille de la belle façon qui soit car elle se contente du peu du pognon que tu lui laisses et compte sur son métier à tisser pour subvenir à nos besoins. Elle n'emprunte plus et sait cultiver le halo de mystère sur la situation financière de la famille. Ma mère est sans fausse modestie, le portrait grandeur nature, de la femme algérienne résistante.

Sincèrement, à force d'assister aux mêmes avatars de ce que d'aucuns ont détesté et dont j'ai moi-même découvert la façade en trompe-l'œil, je suis devenu à mon corps défendant une orpheline aphasique. Mais je m'en balance carrément. Je renvoie tour à tour et mon orphelinat subi et mon indifférence acquise car à mon sens, il n'y a pas plus grand privilège dans l'existence que d'être insensible. L'insensibilité est un trésor pour ceux qui veulent mener la barque de leur vie à bord. Elle est un art, un savoir-faire et un savoir-vivre. D'ailleurs, j'ai lu il y a des lustres un palimpseste du temps prophétique et y ai déterré cette citation d'un ancien calife, en l'occurrence, Mouawiya Ibn Soufyane (602-680) «le tiers de la sagesse, c'est de l'intelligence et les deux autres c'est de l'indifférence». En réalité, je ne quitte presque jamais mon coin puisque je suis une villageoise de nature et de structure mais chose étonnante la ville m'est un truc familier. En elle, je m'y retrouve à l'aise car je fuis le tour de vis de mon hameau et m'imagine conter fleurette avec un bonheur discret. Un bonheur qui se profile, dirais-je, dans tous ses états et tous ses éclats. Mine de rien, je me sens une âme hybride qui me bouscule au portillon de l'isolement dans la foule, là je ne perds ni mon aplomb ni mes mystères. La solitude m'est une conquête de haute lutte, un champ défriché et un pré carré dans lesquels je m'exerce à la sapience des ermites. Par caprice, je laisse œuvrer dans l'ombre l'indifférence, cet instinct grégaire nauséeux qui est le propre fort des citadins et passe par pertes et profits l'épisode traumatisant de la pensée collective. Désormais, je crois au destin singulier, la ville m'a appris à être moi-même sans les autres mais devant eux et parfois même contre eux. Une sorte de vie anonyme dans une kermesse fantomatique dont les réverbères ne me guident qu'aux ténèbres, je veux dire un cul-de-sac qui m'aveugle avec sa lumière blafarde. Mais pour le moment, je n'ai pu sortir des lacis des ruelles poussiéreuses et changer de peau sans que me lacèrent la gorge les bourrelets du remords. De mon village, je n'en retiens rien qui vaille sauf une pointe de mélancolie. Je suis comme assommée par une mémoire compacte et condensée, cachottière et avare, agonisante mais increvable. C'est somme toute la vie versatile que puisse affronter désespérément une brave fille comme moi.

Une femme complètement désincarnée qui se préserve des vanités du monde, ses avanies et ses avaries. Une femme qui se tient sur une brèche dans la bulle fermée des confusions de tout acabit et sur la corde raide de la sensibilité. Chez moi, il n'y a plus de creux ni de relief ni encore moins de frontière entre le réel et l'imaginaire, le concret et l'abstrait, la matière et l'esprit. Je suis vide comme un long tronc d'un chêne vermoulu. Je ne distingue ni le bien ni le mal. Aucune contradiction, aucun manichéisme, aucune pensée binaire ne trouvent bénédiction à mes yeux. Je suis un tout sans ses parties, un ensemble sans ses lots, une entité sans ses attributs. Un fort méchant caractère emballé dans un tempérament sec et sans attraits. Je suis hors d'atteinte, en un mot, une âme égarée. L'indifférence est ce qu'il advient de la conscience lorsque l'on se sent éloigné de nous-mêmes, de nos affinités électives et de nos passions d'enfance. Elle est un comportement impassible, imperturbable, détaché, méprisant et dédaigneux. Une pulsion de mort tout court. Mais au temps où je tombe dans la dèche, sans un sou vaillant dans la poche, l'indifférence m'est un secours, un secours pas certain mais palliatif «l'argent nous tient compagnie lorsqu'on est seul» ne cesses-tu de marteler. Tu es un être magnifique qui, même durant ton extrême vieillesse, te portes comme un charme et n'accuses aucune ride sur le visage. C'est toi dont on loue les vertus dans tout le village. Tu es beau parleur, charmeur, généreux et élégant. Tout au plus, tu es capable de saisir au vol les intentions des autres. Au détour d'un regard, dans la brillance des yeux et les battements des cils, tu interceptes des messages sibyllins, des coups du cœur et des coups de sort. Par un long compagnonnage de l'exil, ton intelligence déjà forgée par les privations de toutes sortes, récupère son droit d'aînesse d'antan et occupe un point surplombant sur ta vie. Pour les novices qui me ressemblent, l'exil a une définition simple, il est un métier d'artisan sans expérience manuelle. Ta seule tare est que tu laisses des ardoises partout où tu passes, c'est devenu un vice. Accroc aux jeux du hasard, tu ne ménages aucun effort pour rafler les mises, que des misères à vrai dire. En plein milieu de l'ancien quartier, juste en contrebas du hameau, tu as construit une échoppe en taule ondulée où tu trompes tes insomnies jusqu'à l'ébauche de l'aurore. Un temps infini où les anecdotes de tes années parisiennes épicent le train-train quotidien de la «dechra» et se mélangent à l'ambiance électrique du domino. On tape fort sur la table, on crie à tue-tête, on blasphème, jure, conjure, abjure et finit par pactiser avec le rire. On y fait tout pour revivre les années d'or d'une jeunesse volée dans l'indifférence et l'ignorance. A Paris, tu as vécu dans la banlieue des Yvelines. Tu t'y accroches toujours même si en ton temps, tu t'ennuies trop. Tu étais parti à l'âge de 20 ans. Tu as dormi dans des chalets insalubres, ton dos est presque cabossé dans les champs de mines, tu n'as connu de cette ville qu'on dit de «lumière» que les banlieues du déclassement social, de stigmatisation, de détresse et du chômage. Des fois, tu te poses des questions inquiétantes car ta curiosité et ta foi de paysan n'ont pas pu percer le mystère de ces arabes et de ces noirs qui ne triment que dans les stations du métro et le nettoyage. Au mieux, des vigiles, au pire, des éboueurs, «ils assurent la sécurité et la propreté du pays d'accueil» m'as-tu dis un jour attablé sur une terrasse de café. En hexagone, tu t'es rendu compte que les cœurs sont muets, les sens morts et les yeux ne se rassasient plus du sommeil. Là-bas, il n'y a ni chaleur humaine ni sentiments fraternels. Seulement, une pioche pour le chantier, des souffrances pour enseigne, et un exil pour métier. J'ai tout compris papa!

* Universitaire