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A Pierre Chaulet? : l'Algérie reconnaissante

par Farouk Zahi

« Je suis de la couleur de ceux qu'on persécute! » (Alphonse de Lamartine)

En ce 9 octobre 2012, particulièrement caniculaire, le cimetière chrétien du Chemin Mohamed Gacem, ex.chemin des Crêtes qui longe Diar Saâda, sort de sa torpeur au son de la fanfare de la Protection civile. L'heure est grave et pleine de solennité. Au passage de la bière recouverte par l'emblème national, les cuivres donnèrent la sonnerie aux morts dédiée au valeureux fils de l'Algérie, le Professeur Pierre Chaulet ravi aux siens, le vendredi 5 octobre 2012, à l'âge de 82 ans.

Ils étaient tous là, les proches, les amis, les compagnons d'arme, les pairs et les disciples. D'anciens chefs de Gouvernement et ministres, des intellectuels, des artistes, des anonymes, certains venus d'Oran, de Annaba, d'El Khroub et d'ailleurs ont, tous, fait le déplacement pour rendre l'ultime hommage à celui dont le nom se confond avec les causes justes et à la médecine d'une « Si jeune paix ». L'injure du temps n'a pas empêché d'anciens militants et militantes d'être là, certains même en chaise roulante, de partager, un tant soi peu, la douloureuse peine de l'inconsolable famille, le temps d'une oraison funèbre. L'emblème national, recouvrant le cercueil fut remis à Luc, l'ainé de la lignée en guise de reconnaissance de la nation, à celui qui a fait de la cause nationale, sa cause propre.

Epuisée, mais digne, Claudine, l'épouse et la compagne éplorée reçoit les condoléances du gouvernement par l'entremise du Ministre des Moudjahidine, Mohamed Chérif Abbas accompagné du Ministre de la Santé, de la Population et de la Réforme hospitalière et de l'assistance venue nombreuse. Cette dame de fer, dont on oublie souvent le sacrifice, a bravé elle aussi, tous les dangers mortels que l'impétueux conjoint a eu à vivre. Dans un poignant témoignage, recueilli le 20 octobre 2000, elle confie à M. Benyoucef Benkhedda, ancien président du Gouvernement provisoire de la République Algérienne (GPRA) comment elle a procédé à l'évacuation de Abane Ramdane vers Blida au summum de ce que Massu a appelée : La Bataille d'Alger.

l «Lundi 25 février 1957 :

(ou peut-être la veille ?) Nous avons été amenés par un contact (je ne sais plus qui, Pierre pense que c'était Hamoud Hachemi ) pour repérer le lieu où nous aurions prochainement à accompagner quelqu'un. C'était une petite ferme, à gauche de la route en allant vers Blida, avant le début de l'agglomération blidéenne (qui était alors bien plus étroite que maintenant, on ne reconnaît plus les lieux sous les nouvelles constructions). Il y avait un bâtiment modeste, et devant une cour ou un terrain, et une entrée sur le bord de la route, ouverte, avec quelques arbres.

l Mercredi 27 février 1957:

Nous avions été avertis (par qui ?) d'avoir à faire le transfert de Abane dans l'après-midi. RV à 14 h au Champ de Manœuvres.

Pierre est arrêté le matin à l'hôpital par la DST Les policiers (en civil) montent chez nous à Diar el Mahçoul avec lui et font une fouille complète, sans rien trouver. Ils emmènent Pierre vers 13h.

En nous embrassant, nous nous donnons l'accord pour que j'aille au R.V. Les policiers ont laissé la 2 C.V. stationnée devant la maison et n'ont pas pris les papiers et les clés. Je n'ai pas le temps de faire autre chose, je prépare Luc, le mets dans son couffin, et descend au Champ de Manœuvres, en prenant selon la bonne règle, un itinéraire compliqué pour être sûre de ne pas être suivie. (Je suppose que j'ai traversé l'hôpital).

Le R.V. était sur le trottoir qui est en bas de l'hôpital, au bout de la rue de Constantine, là où il y avait un petit bureau de trams/trolleys/CFRA.

J'étais à l'heure, Abane aussi. Il y avait là quelqu'un (je ne sais plus qui) qui veillait à ce R.V. Perturbé par l'arrestation de Pierre ? mais je lui précise que j'ai fait attention de n'être pas suivie, que je connais le lieu où il faut aller, et que je peux faire le trajet (le bébé toujours dans son couffin sur le siège arrière). Il n'y avait pas le choix, même la voiture ouvreuse prévue n'était pas là, on y va. Il me semble qu'il y avait aussi sur le trottoir, un peu plus loin, Benyoucef Ben Khedda, ou alors Saâd Dahlab ???

Il faisait très beau, il n'y avait aucun barrage. (même pas le grand avec des blindés qui était d'habitude en bas de la grande descente entre Birkhadem et la plaine).

Nous nous sommes arrêtés pour cueillir le signe de reconnaissance convenu, un rameau d'olivier. Abane m'a dit que si on était arrêté, je devais sortir de la voiture avec Luc et aller vers les militaires qui ne tireraient pas sur moi, dire éventuellement que je l'avais pris en stop, et que lui sortirait de son côté et tirerait.

Il avait son gros revolver posé sur les genoux, à peine caché par un journal ou un vêtement. Il était habillé comme d'habitude (blouson ?) et très détendu. Pour lui (ou du moins dans ce qu'il disait), c'était un repli circonstanciel du CCE sur la montagne et pas un départ pour l'extérieur, pas même un échec de la stratégie urbaine.

Pour Pierre et moi, cela faisait déjà un moment que nous pensions, et avions dit, qu'il n'était plus possible de tenir en ville et de compter sur les planques, et que les responsables seraient plus en sécurité et plus efficaces dans les montagnes. Ce départ était donc nécessaire, pas dramatique.

Nous avons parlé pendant le «voyage» (c'était plus long que maintenant ! et Luc a dû dormir ou jouer gentiment) de la contradiction, intenable à mon avis et celui de Pierre, entre le discours politique d'avenir et la pratique des bombes aveugles dans les quartiers « européens ». Ce n'était pas la première fois, mais bouleversée par notre échec à trouver une nouvelle planque pour Ben M'hidi ? (tous les refus étaient appuyés sur ces bombes) j'ai dû être violente.

Arrivés en face de la ferme, je me suis arrêtée à droite, nous nous sommes dit au revoir, il a traversé la route avec son rameau d'olivier, est entré dans la cour, quelqu'un s'est approché. J'ai vu qu'il était accueilli comme prévu, j'ai démarré.

J'ai été faire le tour du centre-ville de Blida (j'ai pensé aller visiter la grand-mère de Pierre pour donner un prétexte à ce voyage, mais j'ai renoncé, ne sachant pas quoi lui dire pour son petit fils). En repassant devant la ferme, j'ai vu que la cour était vide, tout était calme : Mission accomplie.

Je suis rentrée sur Alger et suis allée directement chez mes beaux-parents, 3, rue Monge (il fallait surtout que je reste seule pour ne pas « disparaître » et que la police puisse nous faire parler l'un à l'autre).

Le soir, vers 18-19 h, il y a eu un coup de téléphone de Pierre depuis les bureaux de la DST : ils le gardaient? mais il a compris que tout s'était bien passé.»