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La rue, ultime acteur politique au Maghreb

par Abed Charef

A défaut d'alternance démocratique, la Tunisie a choisi l'alternance par la rue. Un épouvantail pas si radical.

Le pouvoir d'achat des citoyens, et particulièrement des plus pauvres, est brusquement devenu une priorité dans la plupart des pays arabes. Et les pauvres font désormais l'objet de toutes les attentions. On pense à eux, à leur bien-être, à leur alimentation et à leur régime alimentaire. On dissèque leur comportement, on cherche à anticiper les signes de la fièvre avant même que les premiers symptômes n'apparaissent. Dans le même temps, on prépare les forces antiémeutes et les canons à eau. Sait-on jamais ?

 En Mauritanie comme en Egypte, en Syrie comme en Libye, des mesures sont prises pour maîtriser les prix des produits de première nécessité. Semoule, sucre, huile, lait sont devenus la hantise des gouvernements. En Algérie, c'est même devenu un feuilleton. Les bureaucrates s'agitent depuis des années pour trouver comment subventionner le lait et comment stabiliser le prix de la pomme de terre, sans jamais parvenir à une solution satisfaisante.

 La Syrie a annoncé qu'elle consacre 250 millions de dollars supplémentaires à ce chapitre. L'Algérie a supprimé les taxes douanières et l'impôt sur les bénéficies pour l'huile et le sucre, ce qui coûtera trente milliards de dinars. La Libye a prudemment supprimé les taxes douanières sur certains produits alimentaires. En Mauritanie, le président Mohamed Ould Abdel Aziz a demandé au gouvernement de «prendre les mesures les plus urgentes» pour « contenir les prix» des denrées alimentaires. Les autres pays cherchent quelles mesures prendre pour éviter cette contagion de l'émeute qui a déjà touché l'Algérie, la Tunisie et la Jordanie et menace de se propager ailleurs. Mais au-delà de cette frénésie de contrôle des prix, les pays du Maghreb, pouvoir et société, se posent sérieusement une question plus brûlante: le précédent tunisien peut-il se répéter ailleurs ? Est-il possible de voir des dirigeants chassés par la rue dans d'autres pays d'Afrique du Nord ? Les think tanks et les conseillers planchent sur la question dans les capitales occidentales, et les diplomates essaient d'en évaluer le coût et les implications. Dans les pays concernés, on essaie d'évaluer si les forces antiémeutes tiendront le coup, et quelles seront les concessions qu'il faudra faire pour éviter d'en arriver là.

 Implicitement, beaucoup parmi ceux qui parlent de ce scénario semblent le souhaiter. Pour au moins une raison : les dirigeants de la région ne quittent jamais le pouvoir. Ils ne sont chassés que par leurs pairs, à l'issue de coups d'état, ou par la rue, ce qui constitue une innovation. C'est le seul mode d'alternance qu'ils connaissent. Ce qui pousse nombre d'hommes politiques et de commentateurs à glorifier la rue, à souhaiter «la chute des régimes», à préférer le chaos plutôt que l'ordre inégalitaire en place.

 Ce chaos est-il pour autant possible ? Est-il souhaitable ? En fait, cette rage qui pousse à espérer une sorte de tsunami politique qui emporterait tout est souvent le reflet d'une impuissance politique face à une réalité implacable, une réalité qui ne laisse guère place au doute : un scénario tunisien est exclu dans les autres pays d'Afrique du Nord, sauf peut-être en Mauritanie où les institutions sont fragiles.

 Pourtant, tous les ingrédients qui ont fait «la «révolution du jasmin» se retrouvent, à des degrés divers, dans les autres pays. On trouve partout un taux de chômage élevé, une hausse des prix importante et surtout une «malvie» endémique. Dans les faubourgs de Casablanca comme dans les taudis du Caire, dans les quartiers populaires d'Alger comme dans les cités hyper surveillées de Tripoli, les horizons sont bouchés et les perspectives inexistantes. Les pères de famille sont résignés, et les jeunes n'ont plus de rêves.

 Cela ne signifie pas pour autant que les régimes vont s'écrouler. Car ils ont bâti un appareil sécuritaire d'une puissance insoupçonnée, incluant armée, corps de sécurité et même milices. Toutes les ressources sont mobilisées à cet effet. Et ils ont tous accumulé une solide expérience dans la répression et dans la manipulation des émeutes. De plus, les pouvoirs en place jouent sur du velours face à la rue, car celle-ci n'est pas relayée par des mouvements politiques qui pourraient prendre en charge les revendications. Chez les élites politiques, l'émeute provoque même un sentiment de gêne : le militant d'ultragauche le plus radical ne peut admettre le saccage des biens publics. Quant aux pouvoirs et aux mouvements opportunistes de type Hamas, ils jouent énormément sur cet aspect destructeur pour décrédibiliser les mouvements de la rue. D'autre part, les pouvoirs en place constituent des éléments d'un dispositif international plus large, qui assigne à chaque pays des rôles précis. Ceci leur assure le soutien des grandes puissances qui ferment les yeux sur leurs excès pour les contrôler davantage. Ainsi, l'Egypte est un élément clé de la solution préconisée au Proche-Orient par les Etats-Unis, la Libye est un jalon essentiel du dispositif du contrôle de l'émigration africaine vers l'Europe, etc. Toute déstabilisation de ces dispositifs risque de gêner les grandes puissances qui ont horreur de l'inconnu. Par ailleurs, ce modèle de changement par la rue donne l'impression d'être radical, ce qui n'est pas évident. La rue donne souvent l'illusion d'un pouvoir populaire. En fait, débouche sur une instabilité qui prépare le terrain à un pouvoir autoritaire, quand elle ne fait pas la légitimité d'un autre pouvoir autoritaire. L'Iran en est l'exemple le plus abouti. La rue n'est pas populaire, elle est populiste. Elle se laisse guider par la surenchère. A moins que les appareils politiques ne reprennent la main, comme cela semble se passer en Tunisie. Mais au final, le scénario de la rue est très utile. Au moins comme épouvantail : désormais, tout candidat à la présidence à vie est contraint d'y réfléchir à deux fois.