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Constantine: sens dessus dessous

par A. Mallem

A l'évidence, la déception provoquée par la défaite samedi dernier de l'équipe nationale au Caire a été vite balayée par l'annonce des décisions prises par le Président de la République de faciliter le voyage des supporters algériens vers Khartoum, pour leur permettre d'assister au match d'appui contre l'Egypte et encourager l'équipe nationale. Aussi, à Constantine dès dimanche, l'agence principale d'Air Algérie de la place des Martyrs et deux autres agences de voyages privées qui ont reçu des quotas de places, ont été littéralement prises d'assaut par des centaines de supporters venus de tous les coins de la ville ainsi que des wilayas environnantes. Passeports et argent en main, ils ont accouru pour s'inscrire sur des listes ouvertes dans ces agences après avoir été informés, ont-ils dit, que seules les trois grandes wilayas de l'Est, Sétif, Batna et Constantine, ont bénéficié d'un quota estimé à 300 places. Mais, selon le chiffre avancé par un voyagiste, une agence avait retenu à elle seule 1.600 passeports des prétendants au voyage à Khartoum.

 Revenus, hier lundi, pour retirer les billets et prendre l'avion, ces derniers ont eu la surprise de s'entendre dire qu'une cinquantaine de places seulement lui a été accordée. Cela s'est passé notamment à l'agence Numidia, littéralement assiégée hier matin par des dizaines de candidats en colère. Portes fermées, aidés par une escouade d'agents de police, les responsables de cette agence éprouvaient de grandes difficultés à ordonner l'opération de restitution des passeports à leurs titulaires. Devant l'impossibilité de joindre les responsables de cette agence dont l'accès était complètement obstrué par les gens qui réclamaient la restitution de leurs documents de voyage, nous nous sommes dirigés vers d'autres voyagistes qui nous ont appris que celle-ci n'avait reçu d'Air Algérie qu'un quota de 50 places, qui a été vite épuisé.

 Venu de Aïn-Smara, D.Y., comptable dans une entreprise économique et arbitre de basket, commenta: «C'est malheureux et frustrant à la fois, car après ce qui s'est passé en Egypte, j'ai une envie terrible d'aller à Khartoum pour supporter les Verts et pour cela, j'étais prêt à sacrifier l'argent économisé pour l'achat du mouton de l'Aïd ! ». A 10h30, dans une autre agence, les responsables baissaient rideau parce que la devanture du local avait été défoncée, les vitres brisées par la marée humaine qui s'était massée devant elle dans l'espoir d'obtenir des billets pour le voyage au Soudan. Son directeur étant en voyage aux lieux saints, c'est un des responsables de l'agence (le seul dans toute la ville que nous avons réussi à contacter) qui nous explique qu'ils avaient projeté d'organiser des voyages dans les normes en demandant la réquisition de deux vols à partir de Constantine. Mais devant le manque d'informations de la part d'Air Algérie quant au nombre de vols programmés à partir de Constantine, le manque de confirmation des places et une certaine confusion qui régnait autour de l'organisation de cette opération, ils s'étaient contentés d'inscrire environ cinq cents prétendants sur une liste, en s'abstenant, précisa-t-il, de prendre leurs passeports. Ensuite, face à l'anarchie provoquée par la ruée des prétendants vers l'agence et le saccage du local, ils ont préféré baisser rideau et renoncer.

 En ce qui concerne le prix du voyage, ce responsable nous affirmé qu'il a été fixé à 20.000 dinars. D'autres ont ajouté qu'une certaine agence avait demandé aux voyageurs de verser entre 50.000 et 55.000 dinars, prétextant qu'il y aura une prise en charge complète selon les normes touristiques. La situation à l'agence d'Air Algérie de la place des Martyrs était plus significative de l'engouement créé auprès des supporters. Déchaînés, clamant les slogans habituels et habillés de l'emblème national, des centaines de supporters de tous âges ont pris d'assaut cette agence qui abrite aussi le siège de la délégation régionale d'Air Algérie, dont les issues furent toutes bouclées et gardées par un fort contingent des forces de l'ordre qui contenaient avec peine la foule, l'empêchant de forcer les portes de l'agence et de la direction.

 La circulation était complètement bloquée au niveau de ce carrefour vital du centre-ville. Des écoliers et des jeunes chômeurs criaient « Pas d'école, pas de travail, tous avec les Verts !». «Djeïch, Châab mâak ya Saâdane» (L'armée et le peuple sont avec toi Saâdane), leur répondait avec ferveur un autre groupe massé sur le trottoir d'en face. A ce moment, un groupe d'une cinquantaine d'adolescents, agitant drapeaux et slogans, débouche de la rue Boudjeriou. Ils revenaient du quartier Belouizded où ils étaient allés dans l'intention de saccager et brûler les bureaux de Djezzy, mais ils furent repoussés aussitôt par les forces de l'ordre. En route vers les locaux de cet opérateur de téléphonie mobile, dont l'agence de la ville du Khroub a été, pour rappel, saccagée dimanche avant d'être brûlée, il a été remarqué sur les murs des affichettes recommandant un boycott des produits égyptiens. «Ce n'est pas bon et nullement rentable de faire cela», estime un cadre financier de l'APC. Selon lui, il faut au contraire «montrer aux Egyptiens que les Algériens sont plus éduqués et plus civilisés qu'eux ». Arrivés devant l'agence de Djezzy du boulevard Belouizded, nous assistons à un face-à-face entre les forces de l'ordre et des groupes de jeunes qui cherchaient à saccager les locaux de l'agence en l'attaquant avec toutes sortes d'objets. Toutefois, au bout d'un quart d'heure de «débats» contradictoire entre les deux parties, les forces de l'ordre sont parvenues quand même à dissuader les émeutiers, qui ont fini par renoncer à leur projet, se constituant en cortège bruyant pour remonter le boulevard en scandant les slogans à la gloire de l'équipe nationale.

 Rencontré sur le boulevard, A.B., septuagénaire retraité, qui regardait les manifestants avec un oeil désapprobateur, a estimé «qu'il ne fallait pas inciter les gens à partir au Soudan parce que, vu le climat tendu avec nos «faux frères» égyptiens, il risque d'y avoir de gros dégâts quand les supporters des deux pays vont se rencontrer au Soudan». « C'est vrai, ajoute son accompagnateur visiblement plus âgé, ancien enseignant retraité. Nous les Algériens nous avons le sang chaud et à la simple vue d'un Egyptien, nos jeunes risquent de déraper !».

 Revenus à la place des Martyrs aux environs de midi trente, nous avons constaté que les «assiégeants» de l'Agence d'Air Algérie avaient commencé à se disperser, mais le fort contingent des forces de l'ordre qui la gardait demeurait encore sur ses gardes. Treize heures passé, la situation s'est décantée et la circulation automobile a repris de plus belle.

 Ainsi, le sentiment de frustration qui avait suivi le match du Caire a laissé place à la grande colère des Constantinois qui ont suivi, heure par heure, les souffrances et les vexations endurées par les Algériens sur la terre des pharaons. Maintenant, sans distinction d'âge ni de sexe, toute la population constantinoise est animée d'un sentiment de rage et de défi : ils veulent tous aller au Soudan pour être aux côtés de Saâdane et de ses troupes, les aider à vaincre pour aller en Afrique du Sud. D'ailleurs, ce lundi matin, la ville des rochers était en effervescence et résonnait sous les clameurs des supporters, des klaxons des voitures et des chants à la gloire de l'équipe nationale qui fusaient de partout, des magasins, des voitures, des bureaux, relançant l'espoir et l'atmosphère de fête qui s'était installée depuis quelques semaines.