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Joyeux anniversaire, Monsieur Mandela

par Akram Belkaïd

Premier tableau. Des rafales puissantes de sirocco font voltiger ampoules multicolores et lampions tandis que des tourbillons de poussières s'élèvent du stade en tuf de l'Enita sur les hauteurs de Bordj-el-Bahri, à l'est d'Alger. Au centre du terrain, se dresse une scène avec une sono poussive et des micros saturés par les larsens. Sur les planches, costume blanc et séchoir façon Travolta, un chanteur dont j'ai oublié le nom hurle à tue-tête «ya Mandela, yaaâ Mandeee-laaâ !» et le chœur des djounouds venus assister aux réjouissances ? une aubaine pour les punis qui ont été sortis en urgence des arrêts pour gonfler la masse des spectateurs ? répond rigolard «iya-ya-ya !». Est présent aussi cet élève-ingénieur, mon cadet de deux ou trois ans, habitué aux billets d'écrous, raison pour laquelle, preuve d'une certaine culture politique panafricaine, nous avons fini par le surnommer Mandela. Lui aussi chante et bat des mains à chaque fois que le goualeur beugle son refrain. Ya Mandela, Ya Mandeeee-la !

 C'était au milieu des années 1980, on fêtait le 5 juillet et, accessoirement, la fin des cours. A l'époque, Nelson Rolihlahla Mandela était encore en prison, personne ne pariait sur sa libération ou sur la fin de l'apartheid et une bonne partie de la droite américaine, Dick Cheney en tête, le considérait officiellement comme un terroriste. Mandela n'a sûrement jamais entendu parler de cette soirée d'été venteuse mais l'intention était là. A sa manière et sans prétentions, un inconnu avait pensé à lui quelques jours avant son anniversaire.



 Deuxième tableau. Deux ou trois années plus tard, le 11 juin 1988 exactement, un concert anti-apartheid organisé à Wembley, à Londres, pour les soixante-dix ans de Nelson Mandela. Plus de six cent millions de téléspectateurs et une chanson militante qui a certainement joué un rôle dans l'effondrement du régime d'apartheid. «Mandela Day», un appel à sa libération lancé par le groupe écossais Simple Minds. Un grand moment musical mais surtout un grand moment politique et de solidarité planétaire avec le combat des Noirs d'Afrique du Sud. Si l'on devait établir la liste des chansons les plus influentes du vingtième siècle, «Mandela Day» en ferait sûrement partie.



 Troisième tableau. Début des années 1990. Il est tard dans la nuit. A l'aéroport Houari Boumediene, il n'y a guère plus qu'un ou deux vols qui sont encore annoncés aux arrivées. Les personnes qui attendent dans l'aérogare sont surprises de voir des hommes en uniforme fondre sur eux. Il y a urgence, expliquent ces derniers, on a besoin de vous sur le tarmac du salon d'honneur. Il y a un personnage important qui va bientôt sortir de son avion et il n'y a pas grand monde pour l'acclamer au moment où il foulera le bon sol de cette Algérie qui l'a si longtemps soutenu, lui et les siens de l'African National Congress (ANC). Allez, zou, vous êtes mobilisés pour la bonne cause. Vous allez venir et chanter Mandela, ya Mandela !

 Je me souviens des images télévisées de l'époque. Un Mandela au sourire un peu figé, une «foule» en délire, cadrée de près pour donner l'illusion du nombre et des figurants convoqués au pied levé qui avançaient et reculaient, cherchant en vain à créer un effet de vague. Que s'est-il passé alors dans la tête de celui qui venait d'être fraîchement libéré ? Il n'ignorait certainement pas que les choses avaient changé et que de gros nuages noirs s'installaient dans le ciel algérien. Terminée la grande période révolutionnaire, la solidarité avec les mouvements révolutionnaires frères, les quêtes militantes pour l'ANC, la Swapo, le Frelimo et même la Zanu de Mugabe.



 Quatrième tableau. D'abord, un simple entrefilet dans la presse. Ensuite, un déluge d'images et de commentaires. Carla Bruni-Sarkozy a chanté à New York pour le quatre-vingt onzième anniversaire de Mandela. Hé bé, po-po-po ! Deux chansons étincelantes, nous dit le matraquage médiatique en attendant les prochains sondages très certainement objectifs qui nous expliquerons que la performance de la première dame de France a été saluée aux quatre coins de la planète... Question : mais quel est ce délire ? Mandela était-il au courant ? A-t-on abusé de sa gentillesse ? Et si Bruni a été invitée, pourquoi n'a-t-on pas fait de même avec ce chanteur algérien qui avait hurlé plus fort qu'un orage d'été pour clamer sa foi en Mandela ?

 Restons sérieux et posons les bonnes questions. Où était Johnny Clegg et son «Asimbonanga», autre chanson historique qui, elle aussi, a beaucoup aidé à la libération de Mandela ? Où était Peter Gabriel qui fut l'un des premiers chanteurs occidentaux à rendre hommage à la mémoire de Steve Biko, leader du mouvement «Black Consciousness» assassiné par le régime raciste de Prétoria ?

 Parmi les deux chansons de Bruni figurait bien entendu le désormais incontournable «Quelqu'un m'a dit». Il paraît juste que les paroles ont été quelque peu modifiées pour coller à l'événement. De source invérifiable, voici ce qui aurait été chanté : «Y'a quelqu'un qui m'a dit-i / que des gens ont été très méchant avec toi / Y'a quelqu'un qui m'a dit-i / que tu as un peu vieilli / Ce serait bien que tu dises quelques mots gentils à propos de mon mari-i».

 Bien sûr, il s'agissait d'une soirée caritative destinée aussi à lever des fonds pour la lutte contre le Sida. Mais on dira ce que l'on voudra, je ne peux m'empêcher de penser à une bouffonnerie. Elle est jolie, elle est sûrement gentille et assure plutôt bien ses «chantonneries» mais Carla Bruni et son mari (qui a assisté au concert, nous disent les dépêches), n'ont rien à voir avec ce que Mandela représente pour plusieurs générations. Nelson Mandela, c'est une morale, un long combat, ce n'est pas le bling-bling, la gauche caviar ou la bonne conscience acquise à peu de frais pour celles et ceux qui n'ont jamais battu le pavé ou ouvert leur porte-monnaie pour dire non à l'apartheid. Carla Bruni au concert de New York, c'était assurément un mélange des genres qui traduit bien l'époque de confusion morale que nous vivons.