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Bien laborieuse est la construction d'une nouvelle Algérie sans bannissement du funeste système

par Benabid Tahar*

Avant d'entrer dans le vif du sujet abordé dans le présent article, je voudrais inviter le lecteur à une réflexion, à point nommé, autour d'une des plus belles citations de Victor Hugo: « Mieux vaut une conscience tranquille qu'une destinée prospère. J'aime mieux un bon sommeil qu'un bon lit ».

Cette contribution se veut une sorte de réquisitoire à charge contre les concepteurs du système algérien, ses promoteurs, ses défenseurs, ses thuriféraires, ses larbins, ses clientèles et ceux qui s'activent à le faire perdurer, voire le pérenniser. Nul besoin de faire l'épistémologie de ce pervers système; il s'est de lui-même révélé dans toute sa laideur au grand jour depuis pas mal de temps.

La répugnance qu'inspirent ses hommes au peuple a poussé des milliers de citoyens à descendre dans la rue pour exiger leur départ. Malgré la purge massive qui s'en est suivie, beaucoup, tels des sangsues, sont encore présents dans les institutions de l'Etat et les partis politiques, certains gravitent toujours autour des centres du pouvoir, lorsqu'ils n'y sont pas introduits. N'en déplaise à ceux qui en doutent, le président de la république l'a clairement confirmé lors de la rencontre gouvernement-walis du 25 septembre 2021. A cette occasion, il a déclaré que la ?'Issaba'' est en phase d'éradication, mais demeure encore embusquée et tente de revenir aux affaires. Appuyant ses dires, il a annoncé que pas moins de 750 personnes ont été débusquées à l'occasion des dernières législatives, dont 250 appartiennent à deux partis, sans les nommer ; tout le monde ayant deviné de qui pouvait-il s'agir. Reste à savoir qui est de la Issaba et qui ne l'est pas ? Sur quels critères se base-t-on pour classer les uns et les autres ? Malheureusement, tous les étages de l'édifice national sont infestés de corrompus, de corrupteurs, de voleurs et autres bandits aux cols blancs, tant est si bien qu'il est très difficile de séparer le bon grain de l'ivraie. Pour sûr, les institutions de la république doivent être nettoyées de la crasse!

Il ne faut cependant pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Ceci étant, si l'on ne traite que la partie émergente de l'iceberg, le fond du problème demeurera entier. Que l'on se le dise franchement, le défi principal consiste à éradiquer le système en tant que modèle de pensée et de gestion des affaires de l'Etat, à s'affranchir des us et pratiques qu'il a générées et à réformer tout ce qui doit l'être. Il est impérieux de changer définitivement de paradigmes. En résumé, la coupe est pleine et débordante, il faut la vider, mais raisonnablement. Le constat est amer et interpelle sur les raisons qui ont fait qu'on en soit arrivés là. Inutile de se creuser les méninges, il s'agit fatalement d'une accumulation, sur plusieurs années, de mauvais choix, de maladresses, de magouilles, et j'en passe. Même si la situation s'est aggravée ces deux dernières décennies, il n'en demeure pas moins que l'origine du problème remonte aux débuts de l'indépendance.

Au lieu et place de serviteurs talentueux de l'intérêt public, l'histoire nous a infligés, d'une cohorte de prétentieux, d'opportunistes, d'usufruitiers et de prédateurs, qui a envahi les institutions de la république naissante et confisqué au peuple et ses grands chefs historiques leur révolution. Cultivant avec zèle le culte des guides suprêmes, sans en avoir ni l'envergure ni les capacités intellectuelles, nos ?'Zaims'' ont fait la chasse aux intellectuels, en particulier les peu dociles et les inapprivoisables, aux authentiques révolutionnaires et à tous ceux qui pouvaient leur faire de l'ombre ou se mettre au travers de leur route vers le pouvoir absolu.

Ils ont dès le départ marginalisé, lorsqu'ils ne les ont pas éliminés, les rares cadres qui avaient et les compétences et la volonté sincère de construire un Etat moderne répondant aux aspirations d'un peuple qui a payé un lourd tribut à la colonisation. Dès lors, il était prévisible, voire inévitable, que le pays allait pâtir, diablement serais-je tenté de dire, d'un mauvais départ et par la suite de la perversité du système qui s'installait alors confortablement et durablement en son sein. Orfèvres de l'intrigue, des coups bas et autres coups tordus, les hommes du régime sont majestueusement arrivés à leurs fins : priver le pays de ses meilleurs enfants, taxés de traitres ou enfants de la France, et en faire une propriété privée, un grand tiroir caisse pour eux et leur progéniture.

Caisse qui leur permet, entre autres, d'aller se soigner à l'étranger pour le moindre bobo, eux les ?'dignes enfants'' de l'Algérie, dont les femmes vont souvent accoucher en France pour nous donner de futurs bons algériens. Pardi, il faut bien prendre soin des siens et préparer les héritiers du trône! Bien entendu, à leur décharge, ils ont, du moins pour certains, peu ou prou participé à la guerre de libération nationale. A ce titre, j'entends qu'on peut leur concéder des droits particuliers, voire quelques privilèges. Sauf que de cette carte ils ont abusé pour se servir à outrance. Jetant aux orties l'idéal de l'intérêt général de la nation, ils se sont accaparé tout ce qui pouvait l'être : pouvoir, argent, biens immobiliers, etc.

Ils ont inventé ?'la culture de l'illégalité autorisée'', pratiquée sans limites par les caciques du régime, par les vassaux et arrières vassaux du suzerain, et autres privilégiés. Au fil des ans, ils ont formé et formaté une relève à leur image. Et l'élève dépassa le maitre ! Histoire de secouer un tant soit peu le statu quo, Je vais utiliser de temps à autre un style d'interpellation directe à l'adresse de ceux qui veulent coûte que coûte maintenir le système. Pour être dans l'air du temps, on va affubler nos gus de Issaba, même si cette appellation reste vague, sans contours et élastique ; un mot valise, néanmoins révélateur de l'ampleur du désastre.

A la face de ce beau monde je voudrais dire le ras-le-bol de mes concitoyens, crier ma colère. Chers sieurs, leur dirais-je, le peuple vous a investis de ses rêves, mais vous avez consacré le plus clair de votre temps, toute votre énergie et ?'son argent'' à réaliser les vôtres. Sans retenue, vous avez usé et abusé de vos fonctions institutionnelles et de vos positions dans la proximité du pouvoir pour accumuler richesses et privilèges. A tel point que vous avez érigé en culte national l'intérêt personnel, la prévarication et la corruption. Vous chantez si bien le nationalisme, l'intérêt général, ou public, à l'occasion des rencontres médiatisées, des meetings et autres forums où vos médiocres envolées lyriques sont légion, qu'on a envie de vous croire. Le reste du temps, ces valeurs, d'importance secondaire à vos yeux, pour ne pas dire futiles, sont à laisser aux ?'naïfs'', dit-on dans vos entre-vous, dans vos arrière-cours et vos cabinets noirs. Etre le réceptacle des espoirs du peuple est une noble et lourde responsabilité que vous n'avez malheureusement jamais su, ou voulu, évaluer à sa juste mesure. Enhardis par la résignation d'une bonne partie des citoyens, par leur passivité, en partie par leur candeur et surtout par le soutien des flagorneurs et des nombreuses clientèles, vous vous êtes autorisés tous les dépassements, foultitude de gabegies et les turpitudes les plus improbables ; en particulier sous le règne de ?'Fakhamatouh''.

Règne durant lequel la déliquescence des mœurs politiques et économiques a atteint son paroxysme. Vous devriez pourtant savoir que l'égocentrisme et la prédation ne vont jamais de paire avec le progrès et le développement d'une nation. Les êtres de constitution intellectuelle normale apprennent en perdant, tirent les enseignements de leurs erreurs. L'écrivain américain, fondateur en management, Paul.J.Meyer (1928-2009) disait : « Les erreurs sont simplement des étapes vers le haut niveau ». Mauvais élèves, vous avez réussi l'échec sur toute la ligne! Vous avez, entre autres, perdu la bataille de l'économie. Le président lui-même reconnait que notre économie est sous-développée et désintégrée.

Plus grave encore, vous avez freiné le progrès scientifique et technologique, susceptible de sortir le pays de la détresse économique, dans un monde où le savoir, la créativité et l'innovation sont au centre du développement socioéconomique. En somme, malgré tous les atouts dont dispose l'Algérie, vous avez trouvé le moyen de lui faire rater le train du progrès qui devait l'amener à rejoindre le cercle des pays développés, voire des grandes nations. Prosaïquement parlant, vous avez pris en otage le destin d'un peuple et compromis son avenir. Ma foi, quelle prouesse! Grand dieu, quelle œuvre de rapin! Hélas, au lieu de vous repentir de vos péchés, vous vous obstinez à vouloir pérenniser un système désuet qui excelle dans l'art des ratages, formaté à l'échec, géniteur de mouise au sein de la société.

L'algérien ne se laisse plus abuser. Il est convaincu que vous détestez les réformes démocratiques, que vous haïssez le changement. Vous y voyez un dangereux risque de perte de vos privilèges, de vos biens mal acquis, et de chamboulement de votre confort, synonymes de menace pour votre avenir, pour votre survie. Vous êtes terrifiés à l'idée d'affronter les vicissitudes d'une vie politique plurielle, d'être soumis aux libres confrontations des idées et des programmes, pour lesquels vous n'êtes ni qualifiés ni préparés.

Vous avez une prédilection épidermique pour la navigation en eaux troubles. Faisant fi des appels à la raison, des sonnettes d'alarme qui retentissent de toutes parts pour vous rappeler au bon sens, et même des conseils avisés de certains de vos proches, votre outrecuidance vous pousse à l'imprudence, à d'avantage d'erreurs. Une aveugle fuite en avant que rien ne peut justifier. Tout cela raffermit ma conviction que vous êtes irrécupérables. Le philosophe et homme d'Etat romain Cicéron (106 av. J.-C. - 43 av. J.-C.) avait parfaitement raison de dire: «Les maladies de l'âme sont plus funestes que celles du corps ».

A force d'être abusé par vous et vos compères, d'avoir subi les conséquences de vos entourloupes, le bon citoyen a développé une allergie à tout ce qui représente l'Etat. Le ?'responsable'' est devenu pour lui antonomase de malhonnêteté et de corruption. Il a toutes les raisons de vous abhorrer.

Au regard de la triste réalité, qu'il n'est plus possible de cacher, il est permis d'affirmer que la perfidie et les capacités de nuisance des hommes du système et leurs clientèles, la disputent aux dégâts que pourrait causer un ennemi, ou la main étrangère qu'on montre du doigt en toute circonstance et à tout va. On n'a pourtant pas besoin d'être grand clerc pour savoir qu'il est dans la nature de la diplomatie internationale que chacun défende son pré carré d'influence ou d'intérêt et voudrait l'élargir.

Pour ce faire, tous les moyens sont bons : manipulation via les médias et réseaux sociaux, infiltration et soutien des mouvements sociopolitiques, approche de la société civile, des activistes, de l'opposition, etc. Pour les pays avancés, il s'agit d'une pratique courante, nécessaire et normale. Ils accordent autant d'attention aux relations avec les peuples étrangers, notamment via les associations et les partis politiques, qu'avec les gouvernements ; si ce n'est plus.

C'est la meilleure façon de défendre leurs intérêts ; les gouvernants finissent toujours par partir, pas les citoyens. Il est temps que l'on comprenne que les fustigations rhétoriques machinales de l'ennemi intérieur et extérieur, même si elles s'avèrent parfois nécessaires, ont une influence insignifiante sur le cours des évènements. Au demeurant, c'est une spécificité des régimes autocrates. Pour l'anecdote, il semblerait qu'il existe sur internet ?'un générateur automatique de diatribes'', utilisé notamment par la Corée du Nord, qui excelle en la matière. On pourrait trouver mes remontrances exagérées, juger mes propos désobligeants envers des moudjahidines et des commis de l'Etat, penser que je me laisse aller à des jugements sévères, que je me complaise dans l'invective, que je verse dans la sinistrose ... et que sais-je encore. Bien mal m'en prendra, je ne serais pas surpris que l'on me traite d'antinationaliste. Soit ! Mais qu'on m'explique alors d'où vient ce nombre faramineux de scandales dévoilés par les médias et certains organes officiels.

Et puis, qu'est-ce qui a fait que tant de hauts fonctionnaires soient emprisonnés ; un exploit à inscrire au Livre Guinness des records. Il y'a dans les geôles de la république de quoi former deux gouvernements, des conseils de direction et des conseils d'administration d'établissements publiques ou privés. Pour caricaturer, disons qu'on a coffré un Etat. Ahurissant, n'est-ce pas ? Voilà un pays où la frontière entre les hautes fonctions de l'Etat et la prison est si fine et poreuse qu'on la croirait évaporée. Je n'y suis pour rien, le peuple non plus. Je ne fais qu'évoquer modestement les raisons du sinistre, car s'en est bien un. Il serait évidemment inconvenant d'occulter les réalisations accomplies depuis l'indépendance.

Cependant, la croissance demeure très anémique au regard des énormes moyens et atouts du pays, dont la Issaba a malheureusement fait mauvais usage, pour ne pas dire gaspillé. La gestion chaotique des affaires publiques et de l'Etat a crée les conditions favorables et encourageantes pour que la corruption, devenue endémique, se réponde à grande échelle et a permis à des traditions maffieuses de se développer et de sévir en toute impunité. Un héritage très lourd à gérer, une mission herculéenne pour les gouvernants actuels et futurs. Le mal est si tentaculaire et si profond, qu'il faut une volonté politique réelle, sans équivoque et sans failles ; soutenue par une ténacité à toute épreuve, par de la persévérance et de l'opiniâtreté pour déjouer les manœuvres des rétifs au changement. Les vieux démons peuvent ressurgir à tout moment.

Même apprivoisés, les serpents venimeux ne perdent pas le reflexe de mordre à la moindre occasion, surtout lorsqu'ils se sentent menacés. Faut-il pour autant renoncer à relever l'homérique défi de construire une Algérie moderne, forte et prospère? Bien sûr que non! Cela vaut toujours la peine d'essayer, surtout si l'on y croit. Il faut cependant garder à l'esprit qu'on ne peut rien entreprendre de sérieux sans l'adhésion du peuple. D'où l'impératif de reconquérir la confiance des citoyens en leurs gouvernants, perdue depuis bien longtemps. Enfin, pour parvenir à résorber la crise, un traitement de choc s'impose. Mais l'on doit faire en sorte que la thérapie puisse être soigneusement choisie, administrée à doses modérées, graduellement, par ordre de priorités et bien ciblée. Vouloir tout chambouler en même temps ? système politique, fonctionnement des institutions, pratiques, etc. ? n'est pas de bon conseil, improductif et relève de l'impossible. Face au dilemme « continuité ou changement », il faut trouver le bon équilibre pour que les institutions de l'Etat puissent continuer à fonctionner. Il convient de souligner au passage que l'idée de ?'tatnahaou gaa'' est irréaliste.

Elle constitue certes un message fort lancé au pouvoir, mais elle ne peut raisonnablement pas dépasser le stade de revendication symbolique exigeant un toilettage sérieux des institutions de la république.

Avant le mot de la fin, je dirais que le pire qui peut arriver à notre pays viendra du maintien du système, ou de ses survivances au cas où il venait à faire sa mue sans disparaitre totalement. En clair, si l'esprit du système demeure prééminent dans la sphère du pouvoir, les bonnes volontés qui travaillent au changement - indubitablement présentes au sein des institutions et même au niveau de certains centres de décision- risquent de voir leurs efforts vains. Autrement dit, les réformes engagées, furent-elles géniales, seraient d'avantage vouées à l'échec qu'au succès, tant que l'on ne s'est toujours pas affranchis de l'emprise du système. Si je puis me permettre une litote, c'est comme si on leur demandait la quadrature du cercle. En revanche, le mieux qui puisse nous arriver dépend de l'éveil des consciences à tous les niveaux, entendre peuple et dirigeants, et aussi du sursaut populaire et de sa capacité à exhumer le mal et la mauvaise graine du corps social.

Je termine ma modeste contribution avec cette maxime : « j'ai mal dit le cœur, tu vas oublier dit le temps, mais je vais toujours revenir dit la mémoire ». Alors, messieurs les fossoyeurs des espérances du peuple algérien, sachez que l'histoire vous a déjà condamnés, que la mémoire populaire vous exècre et vous maudira à jamais. Au purgatoire, l'éternel vous traitera dans toute sa rigueur pour le mal que vous avez fait à notre pays, que vous nous avez fait. A bon entendeur, salut !

*Professeur, Ecole Nationale Supérieure de Technologie.