Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Bodo et les autres sans chez soi

par Paris : Akram Belkaïd

C'était il y a vingt ans voire un peu plus. Le magasin Carrefour s'appelait encore Champion. Dans la rue, il y avait des bancs où s'asseoir (ou s'allonger) mais pas de kiosque multiservices, pas de vélos en libre-service et encore moins de trottinettes. Il s'est installé sur le parvis avec son chien, son sac à dos, sa casquette et ses godillots. Avec sa haute taille, sa voix rauque et son menton en galoche, il faisait un peu peur aux gamins de la maternelle et de l'école primaire d'à-côté mais cela n'a pas duré. Peu à peu, on s'est habitué à lui. Les clients du magasin, et leurs enfants, n'oubliaient jamais de lui prendre qui, un paquet de biscuits, du chocolat, du pâté pour son chien ou quelques canettes de bière. Les dames du quartier lui offraient des vêtements, une couverture ou des chaussettes. Il remerciait haut et fort avec son accent de pays de l'est. Il s'appelait Bodo, il était à la rue depuis longtemps et il est mort par un jour gris et froid de novembre.

Sur sa page Facebook, l'Association sans Murs qui vient en aide aux personnes dans la rue a publié ce billet pour lui rendre hommage : «Notre quartier a perdu un ami hier. Bodo, un homme SDF, avait une présence constante dans le coin depuis 20 ans. Quand nous faisions la maraude, à chaque fois il nous disait qu'il n'avait besoin de rien, sauf peut-être d'un café avec du whisky (mais le café suffisait). La rue est plus silencieuse aujourd'hui et il nous manque déjà. Nos pensées et nos prières sont avec ses proches surtout pendants ce moment difficile.»

Le lendemain, dans un petit angle de la devanture du supermarché, des bougies ont été allumées et des fleurs déposées. Il y avait aussi, il y a encore, des dessins d'enfants, des lettres simples, sans pathos, souhaitant à Bodo de trouver la paix et, pourquoi pas, un monde meilleur, sans personne obligé de vivre dans la rue. Je ne sais pas d'où il venait exactement. Des Balkans, peut-être de Roumanie, voire de Bulgarie. On ne pose pas ce genre de question à un homme qui est dans la rue. On parle de tout et de rien. Du temps, du froid, des beaux jours qui reviennent, de la santé du chien. On donne ce que l'on a à donner et on s'en va, un peu honteux de ne pouvoir faire plus. Un peu soulagé aussi. Bodo n'est plus. Il reste les regrets.

Chaque année en France, des femmes et des hommes, parfois même des enfants, meurent dans la rue. Chaque année, le collectif «Les Morts dans la Rue» (CMDR) effectue un décompte et publie même leur nom, leur âge, etc. Un hommage à des inconnus happés par le sordide d'une époque où le monde n'a jamais autant compté de richesses mais où les démunis sont abandonnés à leur sort. Ce collectif n'utilise pas l'expression de «sans domicile fixe» (SDF), souvent péjorative, souvent synonyme de vagabondage,mais préfère parler de «Sans chez soi». Des êtres humains qui dorment partout sauf dans un «vrai» domicile : cave, cabane, voiture, usine, bureau, entrepôt, local technique, parties communes d'un immeuble, chantier, tente, métro, gare, toilettes publiques, parking, square, jardin, sous un pont, dans un fossé le long d'une route, etc.

Selon «Les Morts dans la Rue», en France, 670 personnes sont mortes dans la rue en 2020 (les statistiques de 2021 seront publiées en 2022). Parmi elles, 587 sans chez soi, 81 anciens sans chez soi et 2 récents dans la rue. Toujours selon le CMDR «34% des personnes étaient sans abri au moment de leurdécès;26% étaient sans logementpersonnel, c'est à dire hébergéesen CHRS, en Centre de stabilisation,en hôtel, en structures de soins ; 7% étaient dans un logementprécaire (squat ou hébergé par untiers) ;Moins d'1% étaient enlogement inadéquat (caravane,mobile-home) et moins d'1% avaient eu accèsà un logement au moment dudécès (logement, maisons-relais,pensions de famille, ...).» Le CMDR signale aussi que pour 32% de personnes ledernier lieu d'habitation n'a puêtre déterminé.

En amont de ces chiffres, il y a des drames, des virages brutaux de l'existence. Maladie, divorce, perte d'emploi, expulsion d'un logement mais aussi situation de clandestinité pour les migrants. Dans les documents qu'il publie, le CMDR rappelle que «vivre dans la rue tue». Un peu comme les hauts sommets où l'organisme se détériore très vite car privé d'oxygène, c'est une usure implacable qui mène à l'irréparable. Le passant qui accorde au sans chez soi de son quartier un bref regard et qui le trouve vieux ne se doute pas qu'il est bien plus jeune qu'il ne le croit et que ses chances de dépasser la cinquantaine sont minces. En septembre, la gouaille de Bodo allait bien avec la belle saison qui se prolongeait. Qui aurait pu deviner qu'il ne reverrait plus l'été ?