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La finance, le marché et le citoyen

par Arezki Derguini

La science économique institue la séparation de la microéconomie et de la macroéconomie, du comportement de l'individu et du marché. Les individus ne savent pas ce qu'ils font collectivement, ne peuvent pas et ne doivent pas savoir ce qu'ils font collectivement.

Ce sont des individus séparés. Une personne ou un collectif ne peut donc pas les représenter. Les Français ont inventé à côté la notion d'intérêt général qu'ils confient à l'État. La Science a ainsi résolu le problème de la monopolisation de l'économie. Cela a commencé par l'invention de la main invisible par l'économie politique en Angleterre, la main de Dieu passe du monarque au marché. L'économie est soustraite à la domination du monarque, non plus point de vue surplombant divin, mais point de vue arbitraire. L'économie devient l'œuvre des agents économiques et de la main de Dieu, leur Science n'aura pas la maîtrise du Tout, mais seulement des prises individuelles, la microéconomie, et nationale, la macroéconomie. Cela a constitué un véritable progrès. La vie économique a pu acquérir une certaine autonomie et turbulence et la société marchande un dynamisme certain. La science économique appuie son autorité depuis sur cette vérité économique : le monopole est antiéconomique, il a tendance à soumettre la « vérité des prix », le rapport de forces entre acheteurs et vendeurs à son arbitraire avantage, et la compétition source de l'innovation devient la règle entre les agents économiques. La Science s'attache à combattre toute monopolisation, donc à organiser la compétition, car celle-ci tend précisément à exclure la compétition.

Reste donc posé pour la Science le problème de la monopolisation en situation de compétition. Pour conjurer la monopolisation, elle doit veiller à ce que ne s'opère pas une domination des marchés par un groupe d'intérêts. Elle combat toutes les ententes. Mais la compétition produisant une hiérarchie marchande, le problème du rapport de l'individu à l'État, passe à celui de la relation de la hiérarchie à l'État. L'État combat-il la tendance à la formation d'un point de vue dominant sur l'économie ou au contraire poursuit-il l'objectif de diriger l'économie avec l'aide des hiérarchies marchandes ? La puissance publique et les hiérarchies marchandes ne doivent-elles pas encourager la compétition interne pour créer des hiérarchies légitimes et construire des monopoles pour éliminer la compétition extérieure ? Dans le cadre des économies nationales, il est difficile d'envisager une économie fermée, une économie qui ne serait pas en compétition avec d'autres économies. Il est difficile d'imaginer que la compétition entre les empires français et britannique ne poussait pas à la formation d'un point de vue dominant sur l'économie nationale et internationale ; que la compétition entre la Chine et les États-Unis ne pousse pas à adopter une politique qui soumette la compétition interne à la compétition externe, ne mixe pas monopole et compétition.       

On peut donc imaginer que se forme un point de vue dominant qui cherche à se concilier la compétition des agents économiques pour assurer la performance de l'économie, autrement dit un point de vue qui soit une entente entre la puissance publique et les hiérarchies sociales marchandes. C'est du reste ainsi que l'on passera de la monarchie à la République, les hiérarchies marchandes finissant par l'emporter sur les hiérarchies guerrières. La division de l'économie par la Science en deux domaines séparés, la microéconomie et la macroéconomie n'empêche donc pas une coordination de l'activité économique par les hiérarchies sociales et la puissance publique. Les individus séparés fabriquant par leur compétition des hiérarchies qu'ils reconnaissent reprennent la main sur l'économie avec la puissance publique, en dressant une stratégie économique. Stratégie qui ne leur accorde pas la toute-puissance sur l'économie, étant donné l'inscription de l'économie dans une totalité ouverte affectée par la compétition extérieure et une nature rétive. Juste un pouvoir d'agir suffisant qui leur permettrait de soumettre leurs partenaires. La recherche de la puissance économique convient alors avec la recherche de la puissance politique. Il suffit que la hiérarchie marchande soit construite sur la base de la compétition marchande, autrement dit qu'elle soit connue et reconnue, et qu'ainsi sa direction de l'activité marchande au travers des banques, soit au bénéfice de toute la société marchande et pas seulement de ses banquiers. La grandeur de l'Empire, sa puissance politique et militaire par exemple, et la puissance de la société marchande constituerait deux objectifs congruents, bien que représentés par deux institutions différentes. L'Empire ou le politique, la finance et la société marchande marcheraient d'un même pas.

Habitudes, méconnaissance et spéculation

Mais là où le bât blesse aujourd'hui, c'est que d'une part la société marchande qui s'essouffle tend à ne plus représenter toute la société, et que d'autre part la finance ne trouve plus son intérêt dans celui de l'économie marchande. La société marchande n'inclut plus ici, ou de plus en plus mal là toute la société, et la spéculation devient le moteur de la finance. La finance devient plus « intelligente » que le marché, elle joue sur le mouvement du cours des actions, à la hausse ou à la baisse, indépendamment du mouvement de l'économie. Elle vend plus cher pour racheter moins cher des actions qui vont baisser, elle achète moins cher et vend plus cher des actions qui vont monter. Elle « corrige » certes le marché, mais s'engage dans un double divorce, divorce entre la société et la société marchande (crise de la société salariale), divorce entre la finance et la société marchande (crise financière). D'où vient cette « intelligence supérieure de la finance » ? De sa prétention à savoir ce que le marché ne sait pas, à savoir l'effet collectif ou global des comportements des agents économiques, la valeur réelle de leurs actions, leur cours futur. De par sa position dominante sur les marchés, elle est mieux informée. Elle connaît mieux les habitudes du marché que les marchands eux-mêmes, elle distingue celles qui sont soutenables de celles qui ne le sont pas, celles qui vont bousculer les anciennes de celles qui vont être bousculées. Elles distinguent les actions qui vont monter de celles qui vont descendre, les innovations incrémentales de celles disruptives.

Elle exploite à son seul profit l'asymétrie d'information qui existe entre elle et le marché du fait de sa position dominante. Au-dessus d'une société marchande qui patine, elle se dispute les profits. Elle refuse de suivre la société dans ses habitudes, elle joue de ses actions plutôt qu'elle ne vise à les transformer. Elle se désolidarise de la société et donne le sentiment qu'elle veut en divorcer. Et c'est ici que nous retrouvons notre point de départ. La méconnaissance des individus n'est plus corrigée par la connaissance de leurs hiérarchies et de la puissance publique, la stratégie de puissance économique et politique n'intègre plus toute la société. Les hiérarchies sociales n'étant plus capables de « formater » les habitudes de la société, la finance profite du fait que la société tient à ses habitudes et méconnait le cours de ses actions. Ses intérêts se désolidarisent alors de ceux de la société : elle spécule et ne partage plus ses bénéfices.

La séparation du comportement individuel et du comportement collectif ou de son représentant se retourne contre la société parce que précisément l'individu méconnait le cours des choses dans lequel ne se coule plus l'action collective, ses hiérarchies et leur stratégie ne permettant plus de corriger les effets d'ignorance des séparations dans lesquelles il était tenu. Beaucoup d'individus séparés sont comme perdus.

Le divorce du cours de l'action collective du cours réel des choses entraîne la finance à ne prendre en compte que son intérêt, que sa propre inscription dans le cours des choses. Une sorte de guerre civile qu'entraîne la lutte pour les profits gagne alors la finance et les petits épargnants et actionnaires en font les frais. Se développe comme un marché fictif, celui que fabriquent les agents par leurs comportements économiques, et un « marché réel », celui du cours de la « valeur objective » des choses, qui obéit à d'autres actions que les leurs. Les habitudes, les « facteurs méconnus » non pris en compte par les comportements individuels, engendrent alors des crises financières (les « bulles »), économiques, sociales et écologiques.

Hiérarchies, sociétés et profit

Avec la forte différenciation de la société, l'existence de hiérarchies, les individus ne disposent pas des mêmes instruments de connaissance. La connaissance par la société du cours réel des choses, des conséquences du comportement des agents, dépend du rapport de ces hiérarchies avec leur société, de l'information dont disposent ces hiérarchies sur le monde (erronées ou pertinentes) et du partage qu'elles en font avec leur société. Une finance qui ne domine pas l'économie, une société marchande qui « tient » bien sa hiérarchie et reste solidaire de la société, ne fera pas de la lutte pour le profit maximum la loi suprême de son activité. Elle saura distinguer le temps des « vaches maigres » de celui des « vaches grasses » et ne laissera pas son capital (financier) détruire les autres formes de capitaux (capital naturel, social, physique et humain).

Des hiérarchies et des sociétés, à hauteur du monde, pourront alors s'adapter au cours des choses et agir en conséquence. Les autres sociétés divisées (société/société marchande/finance) ne peuvent penser qu'à tirer séparément avantage de leur situation, ne peuvent qu'être livrées à la loi de sauve-qui-peut et de chacun pour soi.

Le tout est donc de savoir si et comment les hiérarchies sociales peuvent être bien informée des états et des propensions du monde, si et comment cette connaissance peut être partagée avec la société afin que les habitudes de tous puissent s'aligner sur celles des mieux disposés. Une société solidaire et bien informée pourra être conséquente, celle qui ne le sera pas, ne consentira pas, ne pourra pas fournir l'effort d'un alignement des intérêts individuels, elle sera livrée à une cacophonie, à une divergence des intérêts. Dans ce dernier cas, on ne pourra pas condamner le comportement spéculatif de la finance qui dans les faits ne diffère pas de celui de tout le monde. Cette dernière aura seulement utilisé sa position dominante. Car quand nous agissons sans connaissance des causes et des conséquences, quand nous sommes dans l'incertitude, nous parions, nous spéculons. Et nos raisons ne pourront pas s'empêcher de différer.

Proximité et interaction de la hiérarchie et de sa société

Je n'ai pas parlé des hiérarchies du savoir jusqu'ici, mais il apparaît maintenant que sans de telles hiérarchies, les autres hiérarchies sociales resteraient en-deçà du niveau requis pour pouvoir inscrire une action efficace dans le cours du monde. J'ai seulement parlé d'asymétrie d'information, de méconnaissance de soi et du monde. Ce que nous pouvons et devons dire ici, c'est que de puissantes hiérarchies du savoir est ce qui fait précisément le plus défaut dans les sociétés postcoloniales. Il ne faut donc pas rêver. Dans ses sociétés, plus l'ambition des hiérarchies sociales est «grande», plus elle risque d'être disproportionnée en regard des capacités de la société, plus leur échec sera retentissant, car l'unité du savoir de la société accorde son action et conditionne l'efficience de celle-ci. La société postcoloniale doit compenser sa courte vue, la faiblesse de sa « hauteur de vue », par une forte proximité et intense interactivité de l'élite et de la société, de sorte que celle-ci puisse avoir une forte capacité d'ingestion des données qui lui permettent d'innover et de réajuster régulièrement sa conduite. L'élite doit naviguer comme « au ras de la société », elle doit être alerte et agile pour qu'elle-même et la société puissent s'habituer et se déshabituer rapidement. Ce qui convient à la jeune démographie de la société postcoloniale. La distance qui sépare alors le savoir de la société de celui de son élite sera la plus courte possible, de sorte que l'échange sera intense et que sera possible une ingestion rapide du savoir du monde. L'élite rapporte la société au monde, plutôt que d'opérer par grandes touches sur les comportements sociaux, elle doit opérer par petites, mais régulières et nombreuses touches selon la capacité de transformation de la société.

Il faut cependant nuancer le propos quant à la faiblesse du savoir de la société postcoloniale. Il faut ajouter que la « hauteur de vue » ne se résume pas dans le « savoir accumulé », car le savoir accumulé n'est pas qu'un avantage. Il peut obstruer le rapport au monde, tuer l'intuition. Il peut constituer un rapport « mort » au monde, plutôt qu'un rapport vivant. La fertilité de ses « paradigmes » peut être décroissante ou épuisée, le savoir obtenu périmé. Il faut donc compter sur la perception directe que nous avons du monde. Nos schèmes et habitudes de pensée, n'ont pas tendance à accorder la même attention à tous les faits. Nos croyances ont tendance à privilégier ceux qui les confortent. Les sociétés aux vieilles populations ne peuvent pas avoir la même perception que les sociétés dont les populations sont jeunes. Les premières ont tendance à s'« écouter » plutôt que d'écouter le monde. Il faut reconnaître que les sociétés postcoloniales ne jouent pas suffisamment de leur avantage comparatif, de leur rapport vivant au monde, elles ont même tendance à le déprécier sous l'influence des puissances dominantes qui les intimident encore largement.

La jeunesse peut opposer à l'expérience de ses aînés son intuition du monde, la société s'en est souvent mieux portée. Un puissant débat au ras de la société doit pouvoir animer la jeunesse pour lui permettre de faire le tri dans les croyances du monde et de ses aînés. Elle doit vite trouver les croyances efficientes qui la rendront capable d'accumuler savoir et capacité d'action et d'élaborer une stratégie satisfaisante.

S'attacher à produire plutôt qu'à spéculer, s'attacher à ce que la finance n'ait pas pour objectif son seul intérêt nécessite une certaine coordination sociale que ne peuvent réaliser que des hiérarchies que la société imite et avec lesquelles elle a d'intenses interactions.

Car une égale information dans une société fortement différenciée et un monde dans lequel l'adversité est plutôt la règle est une utopie. Plutôt que sur l'égale « information », il faut compter sur des croyances partagées, où le savoir tacite a autant d'importance que le savoir explicite. Il faut compter sur l'égale confiance que fondent les croyances partagées pour instaurer des échanges intensifs. Dans un monde où la compétition se transforme aisément en guerre déclarée ou larvée, la hiérarchie ne peut pas tout rapporter à sa base, ni la société être transparente à elle-même et surtout pas à autrui.

La proximité sociale des hiérarchies, la confiance sociale sont donc au cœur de la performance d'une société. C'est ce problème de la confiance, des croyances partagées, qui est la mère de tous les problèmes, c'est de lui que viennent les discordes, les guerres, les victoires et les défaites. Comment pouvoir faire confiance à nos élites ? Je pense que cela commence dans la famille, dans la confiance que placent les adultes dans les enfants qu'ils éduquent, dans les valeurs qu'ils transmettent et qu'une société partage. Une « société » qui partage les mêmes valeurs est une nation. Et l'on ne partage des valeurs que dans des épreuves communes. Nul besoin de valeurs communes si chacun reste chez soi et s'interpelle à distance. Nous avons vu comment les individus peuvent succomber ou triompher de leur séparation. Seules des hiérarchies justement inscrites dans le monde et la société peuvent leur permettre de faire corps.

Les fonds éthiques et la démocratie économique

Récemment, dans le monde de la finance, des petits actionnaires ont voulu s'attaquer à des fonds spéculatifs (hedge funds) qui spéculaient à la baisse le cours des actions d'une entreprise déclinante (Gamestop). Pour ruiner ces fonds vautours qui voulaient accélérer la faillite d'une entreprise, ils ont décidé d'acheter les actions de l'entreprise moribonde pour faire monter son cours afin de contrecarrer les ventes du fonds spéculatif qui vendaient pour faire baisser son cours et racheter à sa « valeur réelle ». Le problème c'est que leur action était illégale et non crédible. En effet la loi interdit la concertation. Ces petits actionnaires s'étaient entendus sur les réseaux sociaux pour mener leur action, ce qui est contraire à la loi, aux lois du marché et de la science économique. Ensuite ces petits actionnaires ne représentaient pas un intérêt collectif. Parmi eux certains ont gagné de l'argent et d'autres en ont perdu. Parmi eux se cachaient des spéculateurs professionnels. Ils ont entretenu un mouvement de hausse de l'action qui ne pouvait pas être entretenu, certains ont racheté avant que l'action ne baisse et d'autres après. La « bonne intention » - ruiner le fonds spéculatif plutôt que l'entreprise cachait de moins bonnes intentions : des spéculateurs ont profité de la méconnaissance d'apprentis boursiers. Ces petits actionnaires sont restés des spéculateurs et beaucoup n'en avaient pas la compétence. Leur comportement ne différait pas de celui des fonds spéculatifs, ils ruinèrent pour enrichir sans sauver l'économie, ils ne sauvegarderont pas les emplois de l'entreprise[1]. Il est plus que probable qu'une telle opération de petits actionnaires ne pourra pas être reproduite ni corrigée, car il faudrait que la loi autorise leur action et qu'ils aient une autre visée que spéculative. Pour que la loi puisse autoriser un intérêt collectif à agir sur le cours de la bourse, les actionnaires devraient s'organiser en fonds éthique[2] légitimant un tel intérêt et en visant davantage que gagner de l'argent.

Et c'est là que nous retrouvons une deuxième fois notre sujet. La finance pour ne pas être spéculative doit être solidaire de la société marchande et celle-ci de toute la société, l'intérêt de la finance correspondant alors à l'intérêt de la société. On ne recherche pas le profit à tout prix, on n'achète pas et ne vend pas n'importe quoi. Le marché pourrait alors connaître comme une démocratie des actionnaires, la société une représentation des intérêts collectifs, les actionnaires partageant alors la valeur de solidarité avec l'ensemble de la société et non pas la seule valeur du profit.

Notes

[1] Voir la brève vidéo bien faite : GameStop : l'affaire qui a fait trembler Wall Street expliquée en 4minutes avec un jeu FIFA lKonbini https://www.youtube.com/watch?v=ftXcrOT7L60

[2] On nomme fonds éthique un placement dont le profil exclut les activités qui ne semblent pas conformes à une ou plusieurs notions morales, pouvant dépendre elles-mêmes de la culture considérée. Bien que l'idée ait été concrétisée dès les années 1920, c'est depuis la fin des années 1980 qu'elle commence à prendre un peu plus d'ampleur, et son plein essor commence en 2003 parallèlement à la notion d'investissement socialement responsable, représentant 8,8 milliards d'euros en 2006. Source Wikipédia.