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À propos d'une possible laïcité dans le monde dit Arabe

par Faris Lounis

De nos jours, parler de laïcité dans le monde dit Arabe s'avère une tâche difficile, sinueuse, voire périlleuse. Pourquoi ? Plusieurs suppositions ou hypothèses peuvent être avancées sans forcément aboutir à une réponse satisfaisante.

Une laïcité confisquée par la rhétorique sunnite

Nous pourrons dire de prime à bord que le sujet est lourdement chargé par des affects, des passions, qui risquent de devenir rapidement explosives. Ces affects et passions sont liés à une vision du monde foncièrement binaire, manichéenne, celle de la dichotomie Orient/Occident, Nord/Sud, Croyant/Athée, Vérité/Fausseté, etc. On peut constater que le débat autour de la laïcité est en premier lieu une guerre de mots et de stratégies de discours : si elle signifie au Nord la séparation du spirituel et du temporel, du religieux et du politique, du privé et du public ; elle signifie en revanche au Sud, athéisme, apostasie, haine des religions, de l'Islam surtout. De cela résulte que le terme laïcité se trouve confisqué par le discours théologico-politique des prédicateurs religieux, qui se présentent comme les doux prêcheurs de la bonne parole de Dieu. Bien évidemment, cette acception erronée et dévoyée de la laïcité dans le monde dit Arabe n'est pas partagée par tous, mais la force de frappe des prédicateurs religieux, notamment par la multitude des chaînes satellitaires et la littérature islamiste quasi-gratuite, a énormément pesée sur l'équilibre idéologique entre islamistes et laïques. Face à la propagation de tels discours rigoristes et dogmatiques, que faire ? De ma part, j'estime qu'il est nécessaire de nettoyer le mot laïcité de la charge affective religieuse qui lui est attribuée, sous la forme d'une fatwa. Il faudrait suivre ainsi le geste de Ludwig Wittgenstein qui, dans sa philosophie du langage ordinaire, préconisait de parfois retirer de la langue une expression et la donner à la critique pour la nettoyer ; une fois ce nettoyage réalisé, elle pourrait être remise en circulation. Bien sûr, le nettoyage ici concerne le déplacement des discussions autour de la laïcité dans le monde dit Arabe de la sphère théologico-politique à la sphère critique qui envisage la question politique de diverses manières, afin de contrecarrer l'hégémonie des discours religieux. Cette hégémonie est motivée par l'immense solidification et fossilisation d'un dogme, celui du Coran comme parole de Dieu incréée, donc incontestable, donc atemporelle, donc anhistorique, donc intouchable. L'instauration de ce dogme remonte au dixième calife abbasside, Al-Mutawakkil (847-861), qui combattit et excommunia le mutazilisme et ses adeptes : ce dernier est une doctrine islamique qui rejetait l'anthropomorphisme de Dieu, la divinité du Coran, et prônait en contrepartie la combinaison du rationalisme hérité de la philosophie grecque avec la foi musulmane. La politique austère que mena Al-Mutawakkil ? nommé aussi le Calife de la sunna ? contre toute velléité de pluralité dans le monde islamique aura pour aboutissement la publication en 1018 sous le règne du calife Al-Qadir (991-1031) de Risala al-qadiriya, le credo officiel des sunnites et des croyants majoritaires. Cette Risala reconnaît comme seul valable en matière de religion la sacralité du Coran et les « dits » du prophète, excluant ainsi tout recours à l'interprétation et à la théologie spéculative. Elle confirme le contrôle du politique sur le religieux comme fondement de l'orthodoxie sunnite, et se veut un rempart contre toutes les dissidences religieuses et intellectuelles. Pour Mohammed Arkoun (1928-2010), ce texte signe la fin de la pensée rationnelle et philosophique en islam ; du triomphe de la soumission au message coranique et à la tradition prophétique. Ainsi s'enclenche un long processus de sacralisation de l'ignorance, comme l'a nommé lucidement le même Mohammed Arkoun. Afin de trouver quelques stratégies de lutte contre cette sclérose de la pensée libre, un détour par la philosophie kantienne serait salutaire.

Les Lumières et le courage de savoir

Dans l'un de ses textes qui a marqué les annales, Kant répondait en décembre 1784 dans un périodique allemand, la Berlinische Monatsschrift, à une réponse qui avait jusqu'alors peu de réponses satisfaisantes : Qu'est-ce que Les Lumières. Dans ce texte, Kant explique que le but primordial des Lumières est d'émanciper les hommes du joug religieux auquel ils sont soumis, via les précepteurs et les prédicateurs. Il définit les Lumières comme la sortie de l'homme hors de l'état de minorité, où il se maintient par sa propre faute, en raison de son incapacité à se servir de son propre entendement sans être dirigé par un autre. L'état de minorité résulte non pas d'un manque d'entendement, mais d'un manque de courage et de résolution pour s'en servir sans la médiation d'un autre. Kant avance ainsi la devise des Lumières : « Saper aude ! » Aie le courage de savoir, aie l'audace de brandir tes pensées en te servant librement de ton entendement. Le but de Kant est très clair derrière cette devise, celui de supprimer tout intermédiaire qui sert de lien tenant entre l'homme et ce qui le transcende. Cette exhortation du courage et le vouloir vers le savoir et l'émancipation implique chez Kant la dénonciation de la lâcheté et la paresse dans lesquelles l'état de minorité conforte chaque homme, car il est si commode de demeurer mineur : cette dernière stipule qu'il ne faut pas penser en la présence d'un Livre qui nous tient de lieu d'entendement, d'un directeur qui nous tient de lieu de conscience ou d'un médecin qui juge notre régime à nos places. Fatiguer son être n'est plus nécessaire, nous dira-t-on, car penser est une besogne fastidieuse. Dans cette lassitude extrême, le pas qui pourrait mener les hommes à marcher vers la majorité serait si pénible, si dangereux, pour les tuteurs ainsi que leurs ouailles. Il est évident qu'il deviendrait si abrupt d'entreprendre le moindre pas en dehors du parc dans lequel les précepteurs bien intentionnés ont enfermé leurs fidèles, soigneusement domestiqués. Kant signale aussi qu'il est difficile de s'émanciper de la minorité de manière individuelle et qu'il faudrait un public éclairé, capable de faire un usage public de la raison, c'est-à-dire mettre de la raison dans tous les domaines de la vie afin d'assurer l'exercice de pratique de liberté. Kant insiste sur le fait que tout usage public de la raison devrait être libre et aucunement soumis à une quelconque contrainte. Il appelle à un usage savant de la raison devant un public avide de lecture et de savoir.

Le savoir, seul chemin de la délivrance de l'obscurantisme

Cependant, Kant admet que la propagation des Lumières demeure une tâche difficile à laquelle il faudrait procéder avec prudence et parcimonie. Il considère que des changements politiques ou économiques inattendus peuvent catalyser la marche vers la majorité. Il évoque ainsi dans son texte la figure du prince éclairé qui pourrait ouvrir la voie pour acquérir une capacité d'agir et de penser librement, par le travail sur soi, sans qu'un seul ne s'oppose au mouvement général vers les Lumières et la sortie des hommes hors de l'état de minorité où ils se maintiennent par leur propre faute. Un prince éclairé est celui « qui ne trouve pas indigne de lui de dire qu'il tient pour un devoir de ne rien prescrire aux hommes en matière de religion, mais de leur laisser en cela pleine liberté, qui décline par conséquent jusqu'à l'attribut hautain de tolérance, est lui-même éclairé ; il mérite d'être célébré avec reconnaissance par ses contemporains et par la postérité comme le premier à avoir affranchi le genre humain de la minorité, du moins pour ce qui relève du gouvernement, le premier à avoir laissé chacun libre de se servir de sa propre raison dans toutes les questions touchant la conscience.1» Une telle volonté et aspiration pour la liberté serait le véritable début vers la marche pour la majorité, visant ainsi à installer un régime de liberté où il n'y rien à craindre pour la paix publique ni pour l'unité de la communauté, si on fait un usage libre et critique de notre entendement.

Le prédicateur religieux n'aura pour tâche que gérer son ministère, sans pouvoir aucunement s'immiscer dans le contrôle et l'orientation des consciences. Pour Kant, savoir c'est pouvoir et pouvoir c'est battre en brèche les fantômes de l'ignorance et de la paresse qui maintiennent les hommes dans une minorité chronique. C'est ça qu'il écrivait dans son texte: « Caesar non est supra grammaticos », autrement dit, César n'est pas au-dessus des grammairiens, César en tant que souverain suprême trouve les limites de son pouvoir face aux savants, face aux gens de la lettre.

Les Lumières selon Foucault : une ontologie critique de nous-mêmes

Dans son commentaire sur le texte de Kant, intitulé aussi Qu'est-ce que les Lumières, Michel Foucault met le point sur l'originalité avec laquelle Kant traitait de la question des Lumières ; il ne parlait d'un âge du monde auquel on appartient, ni d'un événement dont on perçoit les signes mais, en revanche, d'une sortie, d'une issue, d'une différence, celle qui pourrait reconstruire le pont ruiné entre la minorité et la majorité. Cette sortie doit aussi demeurer comme un processus dynamique et un devoir moral : tout homme est en mesure de se libérer de toute contrainte s'il dispose librement de son entendement. La profonde exégèse qu'effectua Michel Foucault sur le texte de Kant le conduit à envisager la modernité non comme une période de l'histoire, mais plutôt comme une attitude. Par attitude, il voulait dire un mode de relation à l'égard de l'actualité qui impliquerait une manière singulière d'agir et de se conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et se présente comme une tâche.

Une sorte d'êthos, à la manière des Grecs, qui adopte une attitude « moderne » pour se trouver en lutte avec des attitudes « contre-moderne ». Par attitude moderne, Michel Foucault entend une volonté d'héroïser le présent, un engouement pour le sentiment de nouveauté, pour le vertige que provoque les choses qui nous entourent ; il se réfère ici à Charles Baudelaire qui, dans Le Peintre de la vie moderne, définissait la modernité par « le transitoire, le fugitif, le contingent ». Michel Foucault concluait son commentaire en disant que les Lumières sont un événement historique majeur dans l'histoire de la pensée, un événement qui a rendu possible l'émergence d'un dispositif de lutte, d'une nouvelle façon de philosopher qui a pour but de dresser « l'ontologie critique de nous-mêmes ». « Il faut la considérer non certes comme une théorie, une doctrine, ni même un corps permanent de savoir qui s'accumule : il faut la concevoir comme une attitude, un êthos, une vie philosophique où la critique de ce que nous sommes est à la fois analyse historique des limites qui nous sont posées et épreuve de leur franchissement possible,2» écrit-il. Une fois les Lumières et la modernité définie, demandons comment peut-on nous servir d'elles, comme un mode d'emploi, pour gagner la bataille.

Pour une marche vers les Lumières : se servir des leçons des anciens

Comme nous l'avons bien indiqué plus haut, une bonne partie des musulmans se trouve en état de minorité par rapport au Coran et aux dogmes qu'il impose ; l'état de minorité s'accentue en instaurant une seule lecture et interprétation du Livre, garantie uniquement par les docteurs de la Loi.

On retrouve dans cette situation les éléments qui, chez Kant, aliènent et déshonorent l'homme. Encore pire, le Coran n'a jamais été lu, depuis quatorze siècles, mais il a été récité. Les prédicateurs nous expliqueront qu'il n'y a rien à comprendre ou à lire, car tout est clair, et si ambiguïté il y a, nous allons nous en charger pour la dissiper. Accéder à la majorité signifie avoir le courage, avoir une attitude héroïque quant à la réclamation d'un droit de lire et de comprendre librement le Coran et la religion islamique sans aucune pression ou recommandation de la doxa sunnite qui dessine les limites du bien et du mal, ce qu'il faut comprendre et ne pas comprendre, comment il faut croire, comment faire habiller sa femme et ses filles, etc. Être moderne, c'est dire je n'appartiens pas au Livre, c'est le Livre qui m'appartient, avec tous les autres qui existent ; être moderne, c'est trouver une ligne de fuite par laquelle la raison pourrait s'introduire dans un immense océan de déraison.

Et c'est là que la religion sera sauvée par la laïcité, car celui qui se dirigera vers elle sera motivé par une foi bonne et pure, ni contrainte, ni craignant les feux de l'enfer, ni en quête de légitimation sociale.

Kant a bien distingué dans La religion dans les limites de la simple raison, entre le vrai culte et le faux culte de Dieu : le vrai culte de Dieu consiste pour lui en la bonne intention morale et pure de faire progresser la cause du bien dans le monde ; le faux culte de Dieu serait alors toutes les cérémonies, tous les dogmes, toutes les prescriptions superstitieuses qui ne font pas augmenter la moralité de l'homme et dont Dieu n'a guère besoin. Cette distinction fondamentale ne sera assurée que si le temporel et le spirituel se sépareront dans le monde dit Arabe : seule la laïcité pourrait accomplir cette tâche.

Notes

1 .Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, dir. Ferdinand ALQUIE, Paris, Gallimard, 1985, p. 503-504.

2 .Olivier DEKENS, Foucault, Qu'est-ce que les Lumières ?, Paris, Bréal, 2004, p. 85.