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Le théâtre et la prospection verbale

par Mohamed Abbou

Le 26 juin à Paris, un grand du théâtre algérien offre à un auditoire très restreint -conditions sanitaires exigent- l'avant-première d'un «one man show « qu'il prépare pour son retour sur les planches.

Son entrée dans la salle réservée à sa prestation met fin à l'agitation des retrouvailles et aux échanges sonores des présents dialoguant à distance.

L'Artiste, précédé d'une renommée bien assise, prend la posture du narrateur face à son auditoire. Debout, tel un maestro, derrière un petit pupitre improvisé, il entame l'exécution de ses compositions orales.

La tête haute, la poitrine en avant et le regard vif, il fouette vigoureusement de ses mots aiguisés des personnages invisibles mais que lui distinguait nettement et croquait pour l'assistance de son fusain verbal.

Nourri à l'utopie du bonheur post-indépendance; du piédestal de son assurance patriotique il fustige férocement les vauriens qui ont fait mentir l'histoire de la libération nationale. Il cogne, il écorche, il piétine, emportant tous les rounds contre des esprits malfaisants renaissant sans cesse de leurs cendres. Des brigands incapables d'avoir une progéniture ou peut-être frappés d'une stérilité providentielle qui empêche la transmission de leurs tares et de leur déchéance morale.

Il vilipende, il renverse, il terrasse, il apostrophe tant et si bien qu'il est impossible de rapporter fidèlement ses courbes intonatives, ses suggestions articulatoires, l'éloquence de ses silences, de ses rimes et de ses dissonances. Il décrit, sculpte rabote le mal qui ronge son pays...mais au moment d'extraire la bête agonisante du corps national, il la momifie dans sa poitrine en feu.

Il se laisse prendre à la suavité des mots censés accabler ceux par qui le malheur arrive. Ignore-t-il que les mots ne touchent que ceux qui les comprennent ?

Le mot est fort, le mot est complice, le mot est vengeur mais le mot est aussi impassible et peut être traître.

Après avoir réveillé le ressentiment endormi, les outrages enterrés, il peut pousser à la rancune inutile. Et, la rancune n'a jamais constitué l'armature d'un homme fier de son pays et artistiquement fidèle à son passé.

Malheureusement la vie n'est pas toujours honneur, droiture et orthodoxie, elle est aussi et peut-être beaucoup caprice, rupture et hérésie.

La parole du grand artiste apaisent les plus jeunes et ses géniales pirouettes langagières les font rire de bon cœur mais elles peinent à réparer leurs aînés.

Les aînés n'en peuvent plus de confier leurs maux aux mots. La dérision offre à l'usurpé le sourire d'un instant et à l'usurpateur la paix pour longtemps. Ils ne veulent plus du verbe qui les dépouille de leur naïveté pour leur offrir le délire.

Ils ne veulent plus camoufler leur «nez cassé « derrière l'appendice rouge du clown pour suspendre un fugace moment leur inexorable dépérissement. Ils ne veulent plus draper leur blessure toujours ouverte du manteau de la loyauté tribale, nom patriotique de leur impuissance. Ils ne veulent plus de leur sagesse de velléitaires faire obstacle à la colère de leurs enfants.

Leurs enfants qui rient de bon cœur des bons mots qu'une vieille indignation chuchote au Goual admiré. Mais eux aussi ne veulent plus monter sur les genoux du père Noël pour lui confier la liste de leurs vœux. Ils veulent construire eux-mêmes leurs jouets. Ils veulent construire leur propre traîneau, parcourir le ciel et emprunter un peu de leur brillant aux étoiles pour illuminer leur maison, cadeau d'outre-tombe de leurs valeureux aïeux.

Ils veulent arracher leur présent aux nostalgies d'hier et aux convoitises de demain. Ils ne veulent plus subir les convulsions de l'histoire. Ils ne veulent plus avoir été ou rêver de devenir, ils veulent être maintenant et chez eux.

Ils se sont levés et ils marchent.

Ils marchent paisiblement vers leur dignité.

Devant leur lucidité et leur détermination la félonie se désagrège, la vilenie s'effondre, la duplicité se liquéfie.

Ils savent que parmi eux il y'a ceux qui goûtent à l'hébétude bienheureuse d'un prétendu âge d'or. Ceux qui chevauchent la fougue de la foule pour gagner le steeple-chase. Les marionnettes suspendues à leurs fils nourriciers rêvant d'anéantir le souffle de la liberté.

Mais ils sont surtout persuadés qu'ils sont très nombreux, de plus en plus nombreux à vouloir destituer la fatalité et se mettre à écrire leur propre Histoire.

L'amour de leur terre prend position derrière le pupitre de la vie et entonne de nouveau «Kassamene ».