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Se mettre à nouvelle école, retrouver le chemin du monde

par Arezki Derguini

La loi de l'offre a donné le pouvoir au capitalisme financier. Le capitalisme financier qui vit de l'extraction de surprofits, d'un écrémage de la vie marchande n'a pas pour objectif un développement équilibré de la vie matérielle et économique. C'est le visiteur du soir selon Fernand Braudel. Je soutiendrai qu'avec la fin du fordisme, seule une « loi de la demande », une composition sociale de l'offre à partir de la demande, peut soumettre l'objectif d'efficacité de l'économie au principe social d'équité, le soustraire à la concentration du capital et à la polarisation du marché du travail. Pour réaliser son équilibre, la société devra répondre aux questions que pourrait-elle consommer et au moyen de quelles productions ? Sur quel chemin ?

La crise épidémique va nous apprendre à vivre avec l'essentiel. Elle va éliminer les interdépendances que l'on ne peut plus tenir, elle va mettre sous tension les interdépendances auxquelles nous ne pouvons pas renoncer, mais qui perdent leurs ressources. Il va falloir réparer, prendre soin et complexifier nos chaînes d'interdépendances avec de nouvelles ressources pour qu'elles puissent se connecter aux chaînes mondiales et convertir leurs ressources en ressources mondiales. Il importe de savoir quelles ressources allons-nous mobiliser et valoriser, comprendre dans nos chaînes de valeur. Chacun doit pouvoir disposer d'une activité. On ne pourra pas sortir autrement d'une crise économique et sociale déjà là. La libéralisation amputée de telles dimensions ne nous fera pas sortir de la crise. Elle permettrait seulement au capitalisme financier de s'assurer une meilleure prise sur les ressources de la vie matérielle et économique si cela se pouvait. Il nous faut répondre à la question quelles chaînes d'interdépendance locales et internationales il nous faut compter, valoriser pour avoir notre part de la production mondiale.

De la loi de l'offre a ... La loi de l'offre et ses variantes

L'économie keynésienne explique que l'État peut maintenir le plein emploi en soutenant la demande (politique dite de la demande avec des politiques monétaire et budgétaire), l'économie néoclassique explique que la déréglementation et les réductions d'impôts vont libérer l'économie, la dynamiser par leurs incitations, donc accroitre l'offre de biens et services et par conséquent les revenus des particuliers (économie de l'offre).

La loi de l'offre (l'offre crée la demande) est acceptée dans les deux cas. La « politique de la demande » pallie une demande insuffisante par rapport à l'offre par le moyen de la redistribution en corrigeant par la fiscalité la distribution des revenus. La « politique de l'offre » vise à accroitre la distribution des revenus par le moyen du marché. La politique de la demande corrige la demande et non l'offre (la distribution des revenus primaires ou de marché). La politique de l'offre corrige l'offre pour corriger la demande en accroissant la distribution des revenus, mais pas leur structure. Les uns (le parti des pauvres d'un « pouvoir de marché ») réclament une plus grande intervention de l'État par un prélèvement sur le revenu des riches et un rééquilibrage du pouvoir (de négociation en faveur des organisations de travailleurs et de consommateurs), les autres (le parti des riches d'un « pouvoir de marché ») une moindre intervention de l'État sur leurs affaires et leurs revenus. Nous sommes comme dans un jeu à somme nulle chez les premiers (on prend aux riches pour donner aux pauvres : redistribution) et un jeu à somme non nulle chez les seconds (on ne prend pas aux riches qui en continuant de s'enrichir créent du travail aux pauvres de pouvoir de marché).

Dans tous les cas nous sommes coincés entre État et marché, avec un rôle variable pour les organisations intermédiaires et la force armée. En termes de croyances justifiées, ils partagent la foi dans le marché et dans l'État, mais pas exactement de la même manière. L'État les protège les uns des autres (les pauvres des riches et les riches des pauvres), mais aussi des étrangers. Les riches ont besoin d'un « dieu mortel» pour protéger leurs biens et défendre leurs marchés. Ils préfèrent conquérir de nouveaux marchés et embaucher pour ce faire plutôt que de partager le pouvoir de marché intérieur avec les pauvres. Les pauvres consentent aux riches de s'enrichir s'ils y gagnent aussi, si la richesse ruisselle jusqu'à eux. Ils ne peuvent consentir à s'appauvrir pour que les riches s'enrichissent[1].

À partir de Keynes et des néoclassiques, on peut dresser le tableau suivant : pour équilibrer l'offre et la demande de plein emploi, il faut que les revenus distribués par l'offre (qui crée la demande) suffisent à la racheter. Pour les uns il faut redistribuer les revenus pour réaliser un tel équilibre, les riches épargnant trop, spéculent parce que l'épargne est relativement excessive quant à l'investissement et les pauvres consommant peu. Pour les autres, il faut accroitre l'offre pour accroitre la distribution des revenus. Mais comment accroitre l'offre quand la demande intérieure est insuffisante ? Il faut aller chercher la demande ailleurs par la conquête de marchés extérieurs avec une politique d'exportation plus agressive, un État plus agressif. L'État pourra alors faire payer ses services et ceux de ses citoyens et développer des services publics qui accroitront les subventions[2] à la demande sociale. Il faut pour cela que l'armée coûte moins cher que ce qu'elle rapporte, que ses coûts évoluent moins vite que ses recettes, que la société pour réduire les coûts soit créative, suffisamment avancée technologiquement. Le politique peut alors « exploiter » davantage l'extérieur qu'il soumet à une politique d'extraction[3] et moins l'intérieur qu'il associe bien que soumis toujours à une division de classes. L'exploitation de races ou de religions supplée alors l'exploitation de classes grâce à la créativité et à l'organisation sociale de la société de classes et aux ressources qu'elle peut prélever des sociétés exploitées.

Il faut relever que l'offre est en règle générale toujours excédentaire en dynamique de croissance. C'est dans ce sens qu'elle doit créer la demande. L'épargne soustrait toujours une part à la consommation. Il faut épargner pour investir puis épargner à nouveau[4], ainsi va la croissance. Et si dans une économie fermée, l'épargne et l'investissement sont le fait d'une classe (théorie du salaire de subsistance des classiques), l'épargne ira à l'investissement pour satisfaire la consommation future de la classe propriétaire de l'épargne. La conquête de marchés extérieurs (offrant un débouché à l'offre excédentaire) et le ruissellement des richesses permettront au modèle de consommation de la classe dominante de se diffuser dans la société réalisant ainsi une certaine intégration sociale. L'économie de l'offre suppose toujours un ruissellement des richesses du haut vers le bas de la pyramide sociale. Dans une économie ouverte, l'investissement pourra aussi aller à la consommation de masse des marchés extérieurs. Il n'en restera pas moins que la production restera orientée, polarisée, par les besoins de la société épargnante.

La Chine pour accumuler des biens de puissance devait conquérir des marchés extérieurs. Elle a compté sur trois facteurs : les faibles salaires, une discipline sociale et un savoir-faire préindustriel[5] pour s'élancer dans la production de masse et s'incorporer le savoir-faire mondial. Il n'en reste pas moins qu'elle ne s'est pas contenté d'être l'atelier du monde.

Les guerriers, la classe dominante commandent à l'offre

Dans une économie fermée où offre et demande doivent s'équilibrer, épargner signifiera différer sa consommation, renoncer à une consommation présente pour une consommation future. La politique de la demande qui orientera la production sera celle de la société épargnante qui choisira d'investir dans les nouveaux biens qu'elle sera la première à consommer. Les économies industrielles ne se sont pas considérées comme des économies fermées. Dès le départ de la société de classes, la compétition guerrière a fait de l'industrie de guerre, le savoir-faire métallurgique, le fer-de-lance de l'innovation. La guerre a établi l'ordre guerrier sur la société. Un tel ordre s'est pérennisé du fait que la classe guerrière a pu être entretenu grâce à l'extraction d'un surplus qui a pu financer une « économie de guerre », plus tard un État et son armée. C'est la guerre des « nationalités » qui a établi la classe guerrière dans les « nations », puis la guerre économique qui impose une classe propriétaire du pouvoir économique qui s'impose dans un ordre économique d'extraction et de valorisation des ressources.

La première croissance est le résultat d'une guerre de classes, d'une exploitation des paysans par des guerriers, précisément par l'entretien de la guerre entre princes guerriers. Guerre et exploitation se soutiennent mutuellement. La conquête de territoires, la sécurité sur ces territoires ont été la source de la croissance de l'agriculture et du savoir-faire métallurgique dont les progrès serviront d'abord la guerre puis l'agriculture. Croissance qui a créé le surplus nécessaire à l'entretien d'une société guerrière qui va progressivement avec les progrès de l'industrie externaliser la guerre. La guerre sera à la fois commerciale et militaire. A partir de là, on peut considérer l'économie comme étant la logistique de la guerre. L'Union soviétique a disparu parce que son industrie militaire ne s'est pas étendue en industrie civile pour la renforcer par sa dynamique, elle n'a pas permis au milieu social, technique et économique d'être créatif. Elle a atrophié le milieu social, technique et économique déjà pauvre au contraire de l'autoritarisme chinois. Le capitalisme d'État a étouffé la vie matérielle, aplati la vie marchande.

Tout se passe comme si l'on passait dans l'Histoire de propriétaires guerriers producteurs de sécurité et de surplus à des propriétaires guerriers improductifs de surplus, mais productifs de rente que déclassent de nouveaux propriétaires producteurs de surplus (industriels productifs) qui finissent par se transformer en propriétaires productifs de rentes, mais pas de surplus (capitalistes financiers) sous lesquels la vie matérielle et sociale étouffe et se dégrade.

Avec le progrès technologique actuel aucune nation, ne peut se réserver sa production et s'en suffire. Les États-Unis et la Chine pourraient laisser croire qu'elles le peuvent. Cela est inexact. Elles ne peuvent pas renoncer à la compétition militaire, à l'extraction de ressources mondiales dont elles ont besoin et ne disposent pas, elles ne peuvent pas accepter que l'une d'entre elles domine le marché mondial. Elles consommeront toujours plus des ressources qu'elles n'en produisent. Elles ne peuvent pas non plus laisser l'usage de ressources mondiales avantageuses à leurs concurrents.

De la politique de l'offre à la politique de la demande improductive

La politique de la demande de la société qui détermine son investissement ne peut être semblable dans une économie ouverte et une économie fermée. Dans une économie ouverte, il n'y a plus d'identité concrète et locale entre production et consommation. Le local ne peut plus contenir les chaînes de production et de distribution des biens qui lui sont nécessaires. Mais identité abstraite dans la production mondiale, parce que dans l'échange et dispersée dans les chaînes de la production mondiale. Nous Algériens achetons au monde biens de consommation et de production et lui vendons des matières premières. Nous ne consommons plus ce que nous produisons et ne produisons plus ce que nous consommons : la boucle est rompue. Consommation et production passent désormais par le pétrole, donc les pétrodollars et les monnaies internationales qui nous donnent un pouvoir d'achat mondial. Il ne s'agira plus de définir l'épargne comme une consommation différée inscrite dans une production future locale, mais dans la production mondiale, mais comme moyen d'accroitre la puissance productive locale et le pouvoir d'achat sur la production mondiale, comme la possibilité de s'inscrire avantageusement dans les chaînes mondiales de production. Nous sommes au bout inférieur des chaînes de production, à un niveau intermédiaire du pouvoir d'achat mondial du fait de la place du pétrole dans la production mondiale. L'identité de la production et de la consommation sur la base de laquelle se construit l'équilibre des comptes n'est plus donnée à une échelle locale, mais se construit à l'échelle mondiale. Nous l'avons mal construite. Notre politique d'import-substitutions qui a été suivie après l'indépendance a abouti au résultat suivant : une séparation de la production nationale et de la production mondiale a conduit à leur divorce. Nous n'avons pas réussi à nous inscrire avantageusement dans les chaînes de production mondiales.

Nous avons compté exclusivement sur la production pétrolière pour prendre notre part de la production mondiale. Nous nous sommes constitués en économie fermée espérant que nous pourrions ainsi développer une économie nationale en établissant une monnaie surévaluée pour soi-disant réduire les « coûts » de l'industrialisation (bas prix internes des biens salaires et des équipements), ils ne vont pas cesser d'augmenter. Nous ne nous sommes pas rendu compte que le piège de l'économie fermée allait se refermer sur nous : au lieu de disputer au monde notre part de la production mondiale, d'entrer dans la compétition mondiale et d'accroitre notre productivité pour ce faire, nous nous sommes disputé les richesses nationales en prétextant produire notre propre consommation. Nous avons créé des monopoles formels puis informels pour contrôler davantage que protéger les puissances productives[6], ils ont corrompu nos compétitions. Puis notre balance du commerce extérieur a fini par nous montrer qu'il coûtait moins, tout compte fait, d'importer le produit fini que les intrants. Cela a conforté le caractère de nos compétitions : il ne s'agissait plus de produire, plus besoin des technocrates, mais qu'il suffisait d'importer pour consommer moins cher. Il suffirait de créer des emplois moins chers pour faire consommer. Ne pouvant plus soutenir l'écart entre la productivité sociale et les salaires, nous nous sommes alors détournés de la production pour faire face à nos besoins de consommation. Qu'à cela ne tienne, le pouvoir a ainsi plus de charmes, on pourra donc décider de la formation des fortunes privées, nul besoin de s'en rapporter aux puissances productives, à la productivité.

La politique d' « industrialisation industrialisante », puis d'import-substitution qui voulait qu'une offre crée une demande a capoté. C'est finalement l'offre mondiale qui a commandé à la demande locale. On a consommé comme tout le monde à pouvoir d'achat différent.

La pente était déjà prise sous la pression de la demande sociale avec la première libéralisation qui abandonna la politique d'industrialisation. Les promesses de production non tenues par l'offre ne pouvaient pas annuler automatiquement les promesses de consommation tenues à la demande. On ne pouvait plus prétendre produire pour satisfaire nos besoins, mais on ne pouvait pas non plus revoir nos besoins. Notre demande était toute passive, elle n'avait appris qu'à croître, comment aurait-elle pu en rabattre, se projeter autrement ? Avec la chute du prix du pétrole, sa compression trop forte se transforma en explosion et acheva de fixer la politique économique comme politique de soutien à la consommation. Résultat : la politique du taux de change continuant de favoriser les importations enferme toujours l'économie dans une monoproduction extractive en barrant le chemin de la compétition mondiale aux producteurs nationaux. Bien sûr le taux de change n'est pas une variable indépendante (nous n'avons pas de système économique à proprement parler qui ferait rentrer l'économie dans un modèle mathématique), mais juste la variable économique qui résume pour les économistes tout le système économique et politique algérien. Du reste, si cela ne dépendait que de la politique économique, nous n'aurions qu'à prendre en considération les conséquences sociales et politiques d'un changement du taux de change pour nous détromper. Nous connaissons la réaction de la société face à la chute du prix du pétrole lors de la crise précédente. Certaines rigidités sont donc derrière la définition du taux de change qui fixe l'intervalle dans lequel il peut se mouvoir.

... la loi de la demande ?

Politique de la demande et dispositions sociales

Quelles sont ces rigidités ? Il nous faut tirer une conclusion : bien que le régime politique soit une dictature militaire issue d'un putsch sur la volonté populaire, il ne peut pas dicter sa conduite à la société, il ne peut pas lui imposer son cours. La contrainte physique peut contenir le mouvement de la société, elle ne peut pas l'interdire. Penser seulement à la variable démographique, une variable retorse : elle croit quand les ressources baissent et inversement. Elle réagit en sens contraire de l'action qu'on opère sur elle. Le putsch, en maintenant la société dans la passivité, a interrompu le processus de différenciation de la société. Il lui a donné une « avant-garde » qu'elle ne s'est pas choisie, dans laquelle elle ne s'identifiait pas. Il a bloqué le travail de différenciation de la société par lequel la société se donne une élite qu'elle imite. Il lui a donné une avant-garde qui l'a protégée de la compétition internationale et l'a empêchée de prendre part dans la production mondiale. Il l'a protégé de sa faible capacité concurrentielle qui ne lui permettait pas de demander une meilleure part de la production mondiale par ses propres capacités, mais sans s'attacher à les améliorer, toujours obnubilé par la politique de l'offre qui l'accommodait de ses pouvoirs. Le régime politique ne pouvait pas aller ensuite contre la propension à consommer de la société. Il l'a entretenue en s'arrangeant des surprofits.

C'est la société qui impose son cours au régime politique quoiqu'il fasse. Il peut juste contrarier ou favoriser une différenciation sociale cohérente. Et s'il ose aller à contre-courant, il se fracassera. Il a choisi de surfer sur les dispositions de la société et d'en tirer profit. Il faut distinguer donc entre le régime politique et le politique. Le politique est une émanation de la société, le régime, une façon de l'assumer. Dans notre expérience postcoloniale, parce que mal enraciné et mal éclairé c'est le politique qui a échoué avant que cela soit le régime politique. Bien qu'on ne puisse pas les dissocier complètement. Un régime démocratique, à notre avis, n'aurait probablement pas tenu, car l'échec du politique est à la fois un échec local et mondial. Nous nous sommes trouvés dans un camp mondial qui était mal parti (le socialisme dans les pays retardataires) et dans une organisation sociale (État importé et indifférenciation de la société) qui va ensuite soumettre notre système politique à un capitalisme financier d'Etat destructeur de la vie matérielle plutôt que créateur de vie industrielle.

Pour sortir de la crise aujourd'hui, ici et ailleurs, il faut sortir du capitalisme financier[7], mais pas du monde. Pour ce faire les sociétés doivent réaliser l'identité de leur production consommation maintenant abstraite dans les équilibres de leurs comptes internes et externes, en établissant leur chemin dans les chaînes de production mondiales. Les sociétés qui ont réussi à sortir de la trappe de la pauvreté sont les sociétés extrême-orientales qui ont réussi à s'inscrire dans le cours du monde, sans s'aliéner au capitalisme financier mondial (la Chine prête plutôt qu'elle n'emprunte), sont entrées dans la compétition mondiale en s'appuyant sur de bonnes dispositions individuelles et collectives.

Le politique est en fait une « émanation » de la société dans le monde. Voilà ce qui explique pourquoi le Parti du Peuple Algérien l'a emporté sur les autres partis algériens et a donné naissance au Front de Libération Nationale. Une voix autochtone venue de l'extérieur l'emporte sur les voix intérieures trop conditionnées par le colonialisme. La Révolution était dans le cours du monde et dans le fonds de la société. Elle a ainsi pu naître. La société est toujours dans le cours du monde, mais au contraire de la Révolution elle l'est aux dépens des générations futures. Elle s'inscrit dans le monde par la consommation et la dissipation de son capital naturel, au bas des chaînes de production mondiales.

Le politique, le régime politique et les dispositions sociales

Nous n'avons toujours pas de vision pour répondre aux chutes du prix de pétrole et des ressources pétrolières auxquels on reste toujours attachés. Nous ne savons toujours pas comment transformer la dynamique actuelle de monoproduction en dynamique de production diversifiée. Nous nous sommes juste constitués un fonds de réserve qui arrive à épuisement.

Nous avons jusqu'ici relevé que ce n'est pas le régime politique qui dicte son cours à la société, mais son inscription dans le monde. Le régime politique surfe sur les propensions de la société (qu'il entretient parce qu'il peut en tirer avantage). Il n'a pas d'objectif à lui donner et n'a pas les ressources pour exercer sa contrainte. C'est l'échec du politique et de la société à pouvoir se donner une autre inscription dans le monde. Mais vous ne serez pas étonnés si j'ajoute que le politique étant une « émanation » de la société, si je ne définis pas plus précisément le rapport du politique à la société, je vais tomber dans la tautologie. C'est par rapport aux dispositions sociales qu'il faut définir le politique. Le politique est l'émanation des dispositions de la société (sans faire abstraction du monde). Il fait partie des dispositions de la société, disons qu'il est la partie explicite qui se pose comme volonté sociale.

Les dictatures prétendent toujours connaître mieux que personne ces dispositions. Elles prétendent économiser les discussions inutiles, les temps perdus de la démocratie. Le chemin est clair à leurs yeux. Ce qu'elles oublient c'est que les propensions de la société changent avec leur expérience et le cadre que les dictatures leur imposent ne peut juste qu'en perturber le cours. La dictature comprend certes la société, est mieux informé que la société civile, mais elle ne peut pas être autre chose qu'un appareil d'extraction. Tant que la société peut réaliser ses propensions, elle tolérera un tel parasite. Mais il n'en sera plus de même dès lors qu'elle devra se remettre en cause. La rencontre des dispositions sociales et du régime politique a conforté certaines dispositions de la société et en a contrarié d'autres. Il a renforcé les dispositions dominantes et étouffé les dispositions émergentes. La propension de la société à consommer plutôt qu'à épargner a été confortée par la dépense publique à fonds perdu. On ne dira pas produite ni suscitée. La société a suivi sa pente la plus facile, on lui a épargné l'effort d'épargne et d'investissement. Le régime politique ne pouvait que cultiver sa faiblesse. Au sortir d'une guerre de libération épuisante (« sept ans cela suffit » criait la foule face à une guerre qui se prolongeait en son sein), elle a cru le combat terminé. L'épisode Boumediene révèle combien dans une certaine mesure, le régime politique était un soulagement pour une part de la population et une simplification du travail d'encadrement politique pour une autre.

Donc à la base du politique se trouvent les dispositions sociales qui dépendent de l'expérience de la société. Or qu'elles étaient nos dispositions au sortir de la guerre de libération ? Notre société accédait à l'indépendance avec des cadres sociaux complètement explosés. Elle n'avait plus de cadres dans lesquels expérimenter. La dictature lui impose les cadres étatistes d'organisation qui n'offraient aucune possibilité d'expérimentation sociale contrôlée. La société ne dispose d'aucun cadre lui permettant d'ajuster ses dispositions à ses positions dans le monde, pour parler comme P. Bourdieu. Elle va finir par persister dans sa disposition première : elle va attendre d'autrui ce qu'elle ne peut pas disposer d'elle-même, conforter sa propension à consommer et non à épargner et à investir.

Acceptabilité des réformes et disposition égalitaire

Pour qu'émergent des dispositions politiques de la société qui ne l'aliènent pas, je raccourcis ici la distance entre les dispositions sociales et le politique, dans lesquelles elle s'investirait, il faut lui donner les cadres et les ressources d'une expérimentation qui lui permettent d'ajuster ses attentes et ses résultats, ses dépenses et ses recettes, puisque tel est le problème aujourd'hui. Elle ne peut plus se contenter des recettes de la production pétrolière pour entretenir ses dépenses. Il faut que la médiation du régime politique puisse permettre l'émergence de telles dispositions. Il s'est élevé sur la faiblesse (des capacités) de la société et l'a confortée.

Nous avons longtemps consommé au-dessus de nos moyens renouvelables. La chute du prix du pétrole qui va durer avec la récession mondiale exige un véritable atterrissage, un véritable redéploiement de la société dans ses activités, ses consommations et ses productions. Elle doit être en mesure de consommer autrement et de produire autrement. Moins et mieux consommer pour épargner plus, produire plus et mieux pour le marché mondial. Tel peut-être la substance de la nouvelle économie. Comment cela peut-il être possible ?

La recette préconisée par les institutions internationales sans lesquelles on ne peut pas attendre d'assistance étrangère et derrière l'autorité desquelles les régimes militaires ne manquent pas de se ranger, consiste en libéralisations. Et elles n'ont pas forcément tort. Le problème c'est la question du comment. Comment libéraliser ?

Elles préconisent avec le Pr Benachenhou la libéralisation des prix : le prix de l'énergie, des produits de première nécessité, la réforme de la politique de l'habitat et de l'enseignement supérieur sans laquelle l'Etat peut faillir. Aligner nos prix sur ceux du monde, pour produire selon les normes internationales et notre avantage comparatif. On ne peut pas rejeter une telle réforme, qui rend comparables, échangeables nos productions avec celle du monde. On ne peut que la rendre plus difficile en la retardant, répètent avec elles beaucoup d'économistes.

Le problème principal que rencontre la volonté de réforme c'est l'acceptabilité de ses réformes, la capacité de les mettre en œuvre. Si on ne trouve pas la capacité de les mettre en œuvre, une nouvelle dictature en prendra soin. On peut dire que les partisans du statuquo sont ceux qui veulent aller à une nouvelle et douloureuse dictature. Encore faudra-t-il qu'elle sache à quoi s'en tenir : contraindre pour quoi faire ? Il s'agit de garder le pouvoir, mais quels pouvoirs ? Le vrai problème pour tous, c'est comment faire accepter les nécessaires réformes à la société ? Au profit de qui ?

De quoi peut dépendre cette acceptabilité donc. La politique de libéralisation des prix consiste à lever la subvention généralisée de certains biens et services. Cibler les populations vulnérables rendrait la libéralisation acceptable, dit le discours dominant des économistes. Mais avec les subventions ciblées en faveur des couches vulnérables il s'agira de réduire le pouvoir d'achat de la classe moyenne qui a le plus profité de la politique antérieure de subventions. Ce serait aller à contre-courant, choquer ces classes moyennes.

Se pose alors la question de savoir s'il y a quelque chose qui puisse intéresser la société civile davantage que son pouvoir d'achat. Le professeur Benachenhou ne fait pas de la question l'objet de son ouvrage, Algérie sortir de la crise. Loin de moi l'idée que la question ait pu lui avoir échappé. Son ouvrage recèle quelques indications. Mais seulement formulées sous forme de principe que les politistes n'ont pas repris. Je me souviens d'une conférence (2016) où il avait lancé le sujet : « Innovation et Développement des territoires »[8]. Malheureusement il parla de son livre et non des territoires.

Nous semblons connaître la réponse : la classe moyenne pourrait préférer la démocratie à l'économie. Remarquons qu'on lui a déjà joué le tour. Cela avait mal fini. Les classes vulnérables troublèrent le jeu, les classes moyennes refusèrent le résultat du jeu. Mais alors la question se déplace : comment la démocratie peut-elle être pratiquée et acceptée par tous, dans notre pays ? Comment la société peut-elle maîtriser et non pas succomber à ses contradictions comme le prétendent depuis longtemps les partisans de la dictature ? Comment peut-elle produire des consensus, se fixer des objectifs dans le but ici de réduire sa consommation, les subventions ciblées voulant éviter la désolidarisation des couches sociales défavorisées, mais laminer le pouvoir d'achat des classes moyennes ? N'est-ce pas inverser le problème, désolidariser les classes moyennes des couches sociales défavorisées ? Ne serait-ce pas retomber dans un clash du genre de la crise des années quatre-vingt-dix ? Cette fois avec les couches moyennes moins violentes ?

Comment donc solidariser couches vulnérables et couches moyennes, telle nous paraît la vraie question. Comment souder ces deux couches l'une à l'autre ? Comment ne pas laisser les couches vulnérables décrocher de la société et ne pas écraser les couches moyennes ? Comment peut-on donner à ces deux couches de la société un horizon commun réaliste de progrès ?

L'État pouvant encore développer une politique sociale à condition de n'accorder ses subventions qu'aux plus défavorisés, examinons la question de la solidarité sociale dans le cas de l'enseignement supérieur. La politique préconisée consisterait à accorder aux étudiants méritants des couches sociales vulnérables une bourse et des crédits pour les étudiants méritants des couches moyennes. Les plus aisés finançant eux-mêmes leurs études ou se donnant leurs propres universités. On arrive ici à une certaine solidarité sociale que l'on retrouve autrement et plus nettement dans une politique fiscale où l'impôt de chacun contribue proportionnellement à son revenu et où l'enseignement supérieur et autre service public serait gratuit (cas des pays scandinaves). Il faut cependant dans ce cas un certain revenu national dont ne dispose pas l'Algérie. Dans notre cas, les couches aisées accepteraient de financer leur formation supérieure, la société de prêter aux classes moyennes et d'assurer la gratuité aux couches vulnérables. Cela permettrait aux couches moyennes et aisées, au travers de l'impôt, d'être solidaires des couches vulnérables en accordant aux étudiants de ces dernières couches un enseignement gratuit. Il reste que dans les deux cas nous voyons bien qu'à travers la question de l'acceptabilité se pose le problème des dispositions sociales. Ce que vont mettre à l'épreuve les réformes c'est la disposition à l'égalité ou à l'inégalité de la société. Dans le cas des pays scandinaves, la politique semble bien chevillée aux dispositions sociales, dans notre cas beaucoup moins. Des dispositions sociales égalitaires étant plus nettes dans le cas scandinave. Car dans le cas où la solidarité sociale ne s'exprime pas nettement dans la politique fiscale (contribution proportionnelle au revenu), on peut observer que le droit des étudiants aux études supérieures peut ne pas être effectué de la même façon. Dans une société où des services publics de qualité ne sont pas accessibles à tous, les chances des individus de milieu défavorisé, les enfants pauvres, seront faibles comparativement aux individus de milieux supérieurs. La discrimination aura commencé avant l'université. On peut donc dire que la prétendue subvention aux étudiants pauvres sera d'autant plus faible que se sera dégradée la condition des finances publiques. Elle aura permis de débarrasser l'enseignement supérieur des pauvres sans le dire et en douceur. Mais dans notre cas, cela ne s'arrête pas là. Les promesses à la classe moyenne risquent elles-mêmes de ne pas être tenues. Les prêts risquent de ne pas être remboursés parce que les études n'auront pas donné d'accès à l'emploi (chômage des diplômés). C'est le cas aux États-Unis, ce sera le cas en Algérie, pas celui de la Chine qui pourrait être pris comme exemple. En effet, comme on prête aujourd'hui aux jeunes diplômés sans travail, ils ne pourront pas rembourser. Ce trou dans les caisses ne pourra pas être supporté indéfiniment. Décidément, on ne pourra pas suivre l'exemple de la Chine ni laisser une disposition sociale inégalitaire se développer. Le politique est dans un grand dilemme depuis longtemps et les choses refusent de mûrir, de quelque manière que l'on cherche à réformer, c'est vers des problèmes que nous nous dirigeons.

Expérience commune, horizon d'attente commun

Dans quelles conditions les couches moyennes et aisées pourraient-elles renoncer à une partie de leur pouvoir d'achat pour être solidaires des couches sociales moins favorisées ? En d'autres termes quelles solidarités peuvent lier les couches sociales les moins favorisées aux autres et dans quelles conditions peuvent-elles se déployer ? Arrêtons-nous aux conditions d'abord. La promesse d'un meilleur avenir comme horizon d'attente que celui qui menace est certainement un aiguillon puissant pour leur faire accepter une solidarité avec des subalternes. Aussi attendons-nous à la catastrophe. Si les couches favorisées peuvent croire que seule la solidarité avec les autres couches sociales peut leur éviter la catastrophe, certains peuvent penser qu'elles s'y engageraient. Cela est bien connu de la psychologie expérimentale, la peur de perdre est plus forte que le désir de gagner, certes, mais qui pense pouvoir ne pas y perdre ? Et que préserver ? La catastrophe risque donc de disperser davantage, chacun s'efforçant d'en sortir avec le moins de pertes. Les plus riches s'étant déjà prémunis.

Face à une catastrophe attendue, la promesse d'un meilleur horizon d'attente paraît bien difficile à formuler. Celle de réduire les dégâts de la catastrophe est un horizon raisonnable, mais trop court. Un horizon d'attente stable ne peut émerger que de la société elle-même. Il ne peut provenir que de la promesse de la construction d'un nouvel ordre qui referait prendre corps et vivacité à la société. Il faut que la croyance dans un tel espoir s'il devait émerger de la société puisse se vérifier et donc le chemin qui y mène. Car une telle croyance qui doit émerger et n'est pas vérifiée n'est pas payée d'avance ni ne dispose de quelque crédit. Elle n'a pas été confirmée par l'expérience, elle n'est pas sans doutes. Il s'agit de l'affermir. La question devient alors : dans quel cadre, quelles conditions, les individus peuvent-ils avoir le sentiment qu'ils sont bien sur le chemin qui réalisera leurs attentes, renforcera leur croyance ? Dans quel cadre, à quelles conditions pouvons-nous contrôler nos actions, contrôle qui puisse nous donner confiance dans ce que nous accomplissons ? Une réponse peut ainsi être donnée : le cadre et les conditions de la mise à l'épreuve qu'ils peuvent contrôler.

Si nous disposons du cadre et des conditions qui nous permettent de contrôler nos actions, on pourra dire que la société fera crédit à la politique qui sera menée, considèrera comme fondée la confiance qu'elle accorde. Il n'y aura pas de doute sur le politique, la société se donnant même les moyens d'intervenir dans le cours de l'exécution de sa politique pour corriger sa trajectoire en fonction des nouvelles données qui ne manqueront pas de se découvrir en première expérience. Le tout est qu'elle puisse tenir son expérience, comme on tient une expérience dans un laboratoire. Tout n'y rentre pas, mais on contrôle le mouvement des entrées et des sorties, toutes choses égales par ailleurs. On peut entendre cadre dans le sens de limites : les limites de l'expérience, les murs du laboratoire, l'expérience qu'on peut contrôler.

Par conséquent pour souder couches vulnérables et couches moyennes, il faudra leur donner une expérience commune qu'elles peuvent contrôler, une expérience où elles peuvent mettre à l'épreuve des voies de sortie de la crise qu'elles auront choisies, une expérience commune qui puisse conforter leur solidarité. On peut d'ores et déjà dire que ce sont les couches moyennes qui décideront, comme cela fut déjà le cas. Mais quel projet les couches moyennes peuvent-elles se donner devant la menace d'un laminage de leur pouvoir d'achat ? La réponse pourrait être la suivante : leur faire retrouver le chemin du monde dans lequel elles pourraient entraîner les couches vulnérables.

La crise du coronavirus et ses conséquences sociales et économiques peuvent inscrire l'action sociale dans une telle perspective d'expérimentation. Le contrôle de l'épidémie et de ses effets, le contexte d'urgence offrent tous deux un excellent prétexte pour l'innovation si la volonté politique s'y prête.

Se mettre à nouvelle école, s'organiser autrement

La crise du coronavirus va mettre en tension des interdépendances et solidarités sociales fondamentales, les rompre et/ou les réparer, les consolider. Elle va en effet nous faire atterrir, vivre à la hauteur de nos moyens réduits à l'essentiel, faire saillir nos interdépendances vitales et éprouver nos capacités. Elle va mettre à l'épreuve toutes les chaînes d'interdépendances, ce qui nous fait tenir ensemble et séparément. La question est de savoir si la société, comme vu précédemment, va se mettre en ordre parce qu'elle aura le sentiment de pouvoir se donner les capacités de contrôler ses actions, de pouvoir accroitre ses capacités d'action au détriment des capacités d'action du virus.

Nous allons être en présence d'une lutte entre deux capacités, les capacités d'organisation de la société et la capacité de nuisance du virus. Tout va dépendre de la capacité de la société à dresser et à administrer une cartographie de la circulation des biens et services, à contraindre la circulation du virus. Le virus étant indifféremment véhiculé par les humains et les non humains. C'est tout le savoir-faire, toutes les puissances d'agir de la société qui seraient alors mobilisés.

Mais la crise au lieu de resserrer nos liens peut les rompre davantage. En effet si une disposition sociale égalitaire ne se fait pas jour, si le sentiment de corps ne prend pas, la lutte contre le virus va se dégrader en luttes entre humains pour les biens rares. Nous avons besoin de faire (re)naître des dispositions égalitaires qui nous fassent retrouver un esprit de corps porteur d'un espoir de réussite, de réalisation collective. Nous avons connu une première tragédie nationale, la crise du coronavirus peut être l'occasion d'une seconde. Nous sommes aujourd'hui victimes de compétitions et de dispositions perverses qui nous séparent plus qu'elles nous unissent.

L'absence de dépistage systématique ne va pas permettre la levée rapide du confinement. La société doit se préparer à une longue résistance, elle va devoir se tenir au plus près de ses interdépendances vitales, les soigner et bien traiter le virus pour éviter que ses pérégrinations ne désorganisent davantage nos chaînes de production et nos structures. La logistique sociale de base doit être resserrée.

La Chine et les sociétés extrême-orientales produiront probablement le vaccin contre le virus avant les autres nations. Car n'ayant pas adopté la stratégie d'immunisation passive de la société, mais une stratégie coûteuse en moyens matériels qui a pris pourrait-on dire le virus par le collet, elles devront se protéger de toute nouvelle vague de l'épidémie. Ce ne sont donc pas les dépenses et les structures publiques déjà défaillantes qui contiendront le virus chez nous, ne parlons pas d'éradiquer, mais c'est l'agilité du corps social et de ses chaînes d'interdépendance qui domestiquera le virus. Ce sont les capacités de la société, plus humaines que matérielles, qui y réussiront en faisant corps réactif. Et c'est dans cet esprit que cette crise peut, de danger se transformer en occasion pour sortir de la crise présente qui ne manquerait pas d'être prolongée.

Pour que la contagion du coronavirus puisse être contenue, étalée dans le temps autrement dit que le pic épidémique puisse être « écrasée » de sorte que les capacités d'intervention de nos structures sanitaires puissent être améliorées plutôt qu'endommagées, il faudra que la société soigne ses chaînes d'interdépendances vitales, développe la capacité de les entretenir et de les renforcer.

N'oublions pas que c'est le virus qu'il faut confiner et non pas la vie sociale et économique. C'est plus sa capacité d'action qu'il faut réduire que celles productives et logistiques de la société. Dans cette crise, il s'agira d'une lutte entre les capacités de nuisance du virus et celles de prévention de la société. Plus grandes seront celles de celui-ci, plus faibles seront celles de la société. La fin de la lutte arrivera quand la société aura neutralisé les capacités d'action du virus. Il nous faut donc d'abord épouser son mouvement pour pouvoir intervenir aux points où il est possible de couper l'accès à de nouveaux publics et aux personnes vulnérables. Si elle fait corps, la société peut marquer sur son propre corps les mouvements du virus. Nous n'avons véritablement pas d'autre travail à faire, on ne pourra pas tester avec des techniques coûteuses tous les suspects et traiter médicalement tous les infectés. Il sera d'autant plus possible de traiter les infectés exposés à de graves risques qu'ils seront moins nombreux. À tous ceux qui, partant de l'état actuel d'organisation de la société, baisseraient d'avance les bras, il faut dire que le plus important, c'est de sortir de la crise avec un meilleur état d'organisation sur lequel on pourra mieux faire ensuite. On ne sortira pas triomphant étant données nos dispositions présentes, mais le coup de reins que l'on pourrait donner dans cette lutte pourrait nous ouvrir de nouvelles perspectives, faire naître de nouveaux espoirs. C'est l'occasion de certains gestes.

C'est comme une nouvelle division sociale du travail à hauteur de nos capacités réelles qu'il s'agit d'établir. Une division du travail sans fioritures.

On peut affirmer que nous sommes très peu préparés à ces nouvelles tâches. Il y a cependant sur le terrain des initiatives qui savent faire. C'est le terrain qui peut recharger les institutions de leurs nouvelles tâches. On ne peut pas parler de stratégie globale active. Qui la mettrait en œuvre ? Car ce sont les individus en prise avec leurs interdépendances vitales qui vont devoir s'appuyer sur leurs forces, corriger leurs faiblesses, pour s'efforcer de les défendre et de les soigner. Bien entendu certaines de ces interdépendances sont sous une gestion publique. Il n'y a qu'à penser aux réseaux d'eau potable, à l'électricité. Mais leurs gestionnaires ne doivent-ils pas eux-mêmes s'organiser entre eux et avec leur milieu de vie ? Les milieux sociaux et les bassins de vie doivent s'organiser. C'est en elle que le virus que les structures sanitaires ne peuvent ni détecter, ni traiter massivement, circulera et c'est elle qui devra s'en occuper avec l'aide de ces structures. Certaines interdépendances endommagées, déclassées par la modernisation et l'économie de consommation vont sûrement devoir être réparées, remontées. Le salariat a dispersé les familles, les parents de leurs enfants et la société de consommation a créé de fausses autonomies, valorisé des autonomies apparentes et relégué en arrière-plan d'autres indispensables et coutumières. Les crises qui pointent au travers de la crise du coronavirus achèveront de défaire les fausses indépendances et interdépendances et en appelleront de nouvelles. Les crises économiques et climatiques commencent à faire sentir leurs effets, quand ils se développeront, dans quel état ils trouveront les résistances de la société. Il est temps de penser division sociale du travail efficiente, résilience sociale et économique et oublier croissance et pouvoir d'achat.

C'est à l'échelle de ces interdépendances, à leurs limites et ressources, qu'il faudra se situer pour construire les solidarités de corps qui permettront de les entretenir et de les soigner. À l'heure de cette nouvelle division sociale du travail, il est aussi l'heure pour les puissances publiques de revoir leur perception des territoires. Leur définition doit favoriser leur capacité d'action. L'État ne plus rester au-dessus de la société essayant de la faire entrer dans ses cadres, il doit lui aussi atterrir, redevenir le prolongement de la société, un outil de son administration. On a trop longtemps vécu sur le mythe de l'omnipotence de l'État. Le roi est nu.

Tant que nous n'aurons pas de vaccin pour nous immuniser contre le virus, de traitement pour le neutraliser, de tests de dépistage et de laboratoires pour les traiter pour connaître son mouvement, il nous faudra maintenir longtemps une activité et une organisation qui puissent nous permettre de coopérer avantageusement avec le virus. Nous savons maintenant que détruire ce qui peut nous faire du tort (les mauvaises herbes et les insectes avec les pesticides, etc.) n'est pas la meilleure solution, que l'intention de dominer la nature a un retour du bâton qui menace aujourd'hui notre existence (crise climatique). Nous savons que combattre victorieusement un ennemi exige sa parfaite connaissance, la connaissance de ses mouvements et intentions. Pouvons-nous en dire autant de notre savoir ? Non c'est du terrain qu'il va falloir apprendre à le connaître, à le traiter. Le corps social doit être en éveil, il peut attendre que des outils lui parviennent d'ailleurs, que les laboratoires produisent des traitements éradicateurs ou immunisants, mais sans se croiser les bras. L'attente risque autrement d'être longue et la société de s'impatienter.

Il faut le dire, il va falloir faire à contre-courant de ce que nous avons coutume de faire. Il va falloir apprendre à faire et c'est à l'école des initiatives citoyennes qui innovent qu'il faudra se mettre. Ce sont elles qui chargeront les institutions de leurs nouvelles missions. Le gouvernement l'a compris qui vient de commander à ses autorités locales d'assister la société à pourvoir à ses besoins [9], car c'est sur la gestion par la société du coronavirus qu'il faudra surtout compter pour ne pas neutraliser nos défenses, nos structures sanitaires. Elles ont été dépassées dans les sociétés industrielles qui n'avaient pas anticipé le mouvement de l'épidémie. Les walis sont instruits, sous le sceau de l'urgence, à l'effet d'initier une opération portant organisation et encadrement des quartiers, des villages et des regroupements d'habitations en vue de limiter les conséquences économiques et sociales du confinement, est-il indiqué. C'est à nouvelle école que les Walis et les institutions locales devront se mettre : la centralité de l'État ne peut pas être préservée à tout prix, elle doit maintenant s'établir au ras du sol. Étant données ses capacités d'action présentes et futures, il ne s'agira plus pour lui de distribuer des subventions et des crédits. Il ne pourra accomplir sa nouvelle tâche que grâce à l'émergence et à la coopération de nouvelles capacités sociales. Capacités qu'il doit apprendre à valoriser, à favoriser la multiplication pour faire sortir la société et l'État de la crise présente où s'inscrivent déjà les crises futures économique et climatique. Tâche beaucoup plus difficile, moins confortable, mais bien plus passionnante en vérité que celle dont ils faisaient profession et pour laquelle ils avaient été formés.

Et pour nous réinscrire dans une démarche générale, les appareils d'État devront aider la société à se donner une loi, des règles qui disciplineront ses demandes et ses attentes, auxquelles elle obéira pour s'améliorer et prendre soin de sa vie matérielle. L'Etat ne peut plus surfer sur les dispositions de consommation de la société qu'il ne peut plus entretenir. C'est comme prolongement des capacités de la société qu'il doit désormais se penser.

Notes :

[1] Ce que Stiglitz appelle exploitation. Les rentiers exploitent les consommateurs. La notion de pouvoir de marché que j'utilise ici est centrale chez cet auteur. Elle comprend l'opposition entre monopole et concurrence. Voir Stiglitz, Peuple, pouvoir et profit.

[2] Les services publics peuvent être considérés comme des subventions. L'accès aux services publics peut en effet être gratuit pour les uns et payant pour les autres. Une politique de la demande suppose donc une société nettement différenciée (ceux qui paient, sont riches et s'enrichissent, ceux qui consomment à crédit, sont pauvres, mais aspirent rapidement à « s'enrichir », ceux qui sont dispensés de frais, ne peuvent aspirer à s'enrichir eux-mêmes, mais souhaitent ne pas s'appauvrir pour laisser à leurs enfants la chance de s'enrichir) et une certaine solidarité entre ses différentes catégories : elles doivent produire un consensus sur ce qu'elles se doivent mutuellement : une égalité de chances.

[3] Stiglitz associe exploitation à extraction, rentrant ici en résonance avec Robinson et Acemoglu qui distinguent entre institutions d'extraction et institutions d'inclusion.

[4] On peut suspecter que la base de l'intuition de K. Marx quant à sa théorie de l'exploitation part du mode de production esclavagiste ou féodal en comparaison à l'économie domestique où le surplus est prélevé sur la consommation du producteur. Tout étant travail, K. Marx ne prenant en compte que le travail humain, les rapports sociaux, le surplus ne peut être extrait que du produit du travail humain. Le problème c'est que le produit du travail n'est pas que le produit du travail humain. Les physiocrates y voyaient le travail de la nature. On ne peut attribuer la rente différentielle au travail humain.

[5] On peut dire qu'en Extrême-Orient, dans l'aire de la civilisation chinoise, et en forçant le trait, que le robot humain a précédé le robot mécanique.

[6] Nous l'avons déjà soutenu : tout se passe comme si la guerre ne s'était pas terminée au terme de la lutte de libération nationale. L'ennemi intérieur a pris la place de l'ennemi extérieur. Aussi les puissances productives intérieures n'ont pas pu être considérées comme le fer-de-lance de l'indépendance politique.

[7] Rappelons que le capitalisme défini par F. Braudel est caractérisé comme monopoliste et financier. On distinguera donc entre capitalisme et concurrence. La critique du capitalisme au caractère extractif qui se répand aujourd'hui entre en résonance avec cette définition, l'actualise, le monopole prélevant sa rente par extraction. Il ne faut pas pour autant confondre tous les monopoles en particulier chez les nouveaux pays industriels. Chez les anciens pays industriels, le « monopole » protège l'investissement dans l'innovation, ce type de monopole n'est pas capitaliste au sens de F. Braudel. Dans les nouveaux pays industriels, certains monopoles sont la condition de l'émergence d'une nouvelle industrie, la protection d'un investissement, encore une fois, qui n'est pas encore en mesure de faire face à la compétition internationale, mais qui devra l'être. Mais l'on peut caractériser notre capitalisme d'État comme un capitalisme financier non issu d'un capitalisme industriel à la différence des capitalismes d'État extrême-orientaux et des anciennes sociétés industrielles. Sous notre capitalisme d'État, les étages inférieurs (vie matérielle, vie marchande) étaient à créer, ils sont écrasés.

[8] Conférence qui a eu lieu le 21 février 2016, à l'hôtel Hilton, et a eu pour thème « Innovation et Développement des territoires ».

[9] www.aps.dz/algerie/103494-coronavirus-les-walis-instruits-de-la-mise-en-oeuvre-urgente-d-un-dispositif-particulier-d-assistance-des-citoyens