Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

De l'assassinat de la «Rahma» et de la culture d'espoir: L'Emir Abdel Kader, Belahmar et le coronavirus

par Hassan Almohammed*

En 2004, j'ai eu l'occasion de rencontrer Malek Alloula, que Dieu ait son âme, à l'occasion d'un colloque littéraire à Clermont-Ferrand, en France. Pendant la soirée, Monsieur Alloula n'avait plutôt fini ses cigarettes qu'il fallut me relever en volontaire pour me trouver en train de faire toute la ville afin de lui acheter un paquet de cigarettes. Cela m'avait pris du temps mais il était content à la fin et cela me fit plaisir de rendre service à l'écrivain. Bien que je n'aie pas attendu quelque chose en retour, l'écrivain Alloula m'a envoyé par voie postale son recueil de poèmes ?'Villes et autres lieux'' que je comptais traduire en langue arabe. Chaque homme a un combat à mener. Alloula veillait à faire connaître l'œuvre de son frère assassiné, le dramaturge Abdel Kader Alloula dont le théâtre éponyme est encore érigé à Oran.

J'avais quitté mon pays, la Syrie, en 2012, dans l'idée de trouver refuge en Algérie, mais je me suis trouvé ailleurs. J'entretiens une relation d'amour avec l'Algérie et souvent j'observe l'évolution des évènements sociopolitiques dans ce grand pays. L'émir Abdel Kader fut un symbole national et populaire pour les Algériens. Il le restera pour toujours car il n'était pas seulement une figure de la résistance mais aussi un enseignant de l'espoir à travers son parcours singulier et son rôle dans l'histoire de l'Algérie. Mais c'est indéniable. L'assassinat du fameux raqi, Belahmar, m'a en revanche choqué et profondément attristé. Comment dans un pays musulman on se permet de tuer un homme. Par-delà de toutes les raisons, sociale, politique ou abracadabrantesque, il n'y a pas de raison pour priver une famille d'un père. Il ne s'agit pas ici de faire l'apologie de quoique ce soit mais de condamner l'assassinat de «Rahma» qui nous rend plus forts. Mais hélas aujourd'hui, force est de constater que le matérialisme et l'individualisme sont devenus le produit d'une indifférence humaine totale. L'homme, dans tout cela, devient de plus en plus dépourvu de ses valeurs morales au pays de l'Emir Abdel Kader et tombe à la merci de l'économie et de la fascination matérielle des dinars.

Hélas. Loin de faire une généralité mais une grande partie de nos générations arabo-musulmanes en tous cas sont éblouies de l'autre, de la technologie comme forme d'esclavage, de l'Europe comme foyer de l'égarement et de l'errance. C'est une catastrophe quand on voit un jeune Maghrébin qui passe vingt ans d'affiliée dans le quartier de Barbès à Paris, dans l'espoir d'obtenir une carte de séjour sans pouvoir plus jamais revoir sa famille. Il y a encore des scenarii plus dramatiques, cruels et humiliants. Comment vivre tant d'années sans prendre ses parents dans ses bras ?

Le virus est en nous déjà. Il n'est pas dehors, catégoriser les gens, afficher sa haine, envier les autres, tricher, j'en passe et des meilleurs. Tout cela a assombri notre image naturelle d'amoureux et de rouhama. La culture de répandre l'espoir comme arme prophétique est d'abord une tradition spirituelle qu'on doit maintenir et préserver car c'est une force tout simplement. On a même pu introduire dans la langue française aujourd'hui, grâce à nos jeunes en France, et peut-être ailleurs en Europe, des expressions qui assassinent notre culture de base. Cela peut faire plaisir à beaucoup mais c'est triste. Quand un élève appelle son prof par « wesh », on comprend alors que l'homme se transformerait en « wesh ». Quand on lit l'expression « j'ai le seum » je me dis comment on a pu introduire de tels mots, mais je comprends aussi pourquoi on est devenu sans «Rahma»

au point de réveiller un homme qui nous ouvre la porte très tard dans la nuit pour le poignarder. Pourquoi dénigrer et mépriser un Belahmar ou un autre qui veulent, à leur façon, qu'on soit bien dans notre peau.

Il est grand temps d'introduire des mots tels que «Rahma» dans la culture des autres. Il ne faut pas avoir honte d'utiliser des mots arabes à portée positive et humaine et le fait de dire ok ou merci ne fait pas de nous un homme cultivé.

La méthode de «Rahma» est simple. Elle consiste dans l'expression d'un comportement spirituel et la mise en acte de 13 commandements qu'on trouve dans la sourate Isra'a et que je me permets de rappeler ici :

«22. N'assigne point à Allah d'autre divinité; sinon tu te trouveras méprisé et abandonné.

23. Et ton Seigneur a décrété : «N'adorez que Lui; et (marquez) de la bonté envers les père et mère : si l'un d'eux ou tous deux doivent atteindre la vieillesse auprès de toi; alors ne leur dis point : «Fi ! « et ne les brusque pas, mais adresse-leur des paroles respectueuses.

24. Et par miséricorde; abaisse pour eux l'aile de l'humilité; et dis : «Ô mon Seigneur, fais-leur; à tous deux; miséricorde comme ils m'ont élevé tout petit».

25. Votre Seigneur connaît mieux ce qu'il y a dans vos âmes. Si vous êtes bons; Il est certes Pardonneur pour ceux qui Lui reviennent se repentant.

26. «Et donne au proche parent ce qui lui est dû ainsi qu'au pauvre et au voyageur (en détresse). Et ne gaspille pas indûment.

27. Car les gaspilleurs sont les frères des diables; et le Diable est très ingrat envers son Seigneur.

28. Si tu t'écartes d'eux à la recherche d'une miséricorde de Ton Seigneur, que tu espères; adresse-leur une parole bienveillante.

29. Ne porte pas ta main enchaînée à ton cou [par avarice], et ne l'étend pas non plus trop largement, sinon tu te trouveras blâmé et chagriné.

30. En vérité, ton Seigneur étend Ses dons largement à qu'Il veut ou les accorde avec parcimonie. Il est, sur Ses serviteurs, Parfaitement Connaisseur et Clairvoyant.

31. Et ne tuez pas vos enfants par crainte de pauvreté; c'est Nous qui attribuons leur subsistance; tout comme à vous. Les tuer, c'est vraiment un énorme pêché.

32. Et n'approchez point la fornication. En vérité, c'est une turpitude et quel mauvais chemin !

33. Et, sauf en droit, ne tuez point la vie qu'Allah a rendu sacrée. Quiconque est tué injustement, alors Nous avons donné pouvoir à son proche [parent]. Que celui-ci ne commette pas d'excès dans le meurtre, car il est déjà assisté (par la loi).

34. Et n'approchez les biens de l'orphelin que de la façon la meilleure, jusqu'à ce qu'il atteigne sa majorité. Et remplissez l'engagement, car on sera interrogé au sujet des engagements.

35. Et donnez la pleine mesure quand vous mesurez; et pesez avec une balance exacte. C'est mieux [pour vous] et le résultat en sera meilleur.

36. Et ne poursuis pas ce dont tu n'as aucune connaissance. L'ouïe, la vue et le cœur : sur tout cela, en vérité, on sera interrogé.

37. Et ne foule pas la terre avec orgueil : tu ne sauras jamais fendre la terre et tu ne pourras jamais atteindre la hauteur des montagnes !

38. Ce qui est mauvais en tout cela est détesté de ton Seigneur ».

Enfin, le coronavirus fait peur mais l'homme fait plus peur tant qu'il n'est pas modeste. Ce virus est là pour déclencher cette «Rahma» que Dieu a déposée en nos cœurs et laquelle a toujours été en nous, imminente, sous-jacente et camouflée. Elle est parfois dissimulée par l'arrogance intellectuelle et l'hypocrisie mais à l'épreuve elle renaît et se propage. Il est grand temps de se retirer et de se confiner en nous plongeant dans l'héritage prophétique sur la place de «Rahma» et son rôle à conjurer le malheur à condition bien sûr de prendre des mesures draconiennes pour lutter contre le mal qui peut être en nous comme il peut être dehors. Soyons solidaires en ce grand moment ultra délicat dans l'histoire de l'humanité. Ayons donc le réflexe de propager l'espoir autour de nous et attachons-nous à la méthode de «Rahma» qui est un espoir. Cette «Rahma», c'est comme une mer calme dont surgit soudain cette énorme vague. Soyons donc cette mer à vagues sans cesse afin de survivre et de retrouver le droit chemin en nous.

Après avoir terminé mes études en France en 2009, je suis rentré en Syrie. Un titre de roman, ?'La disparition de la langue française'' d'Assia Djebar, a attiré mon attention. Je me mis à le lire, comme si j'avais peur d'oublier cette langue. En même temps, je pensais à Kateb Yassine qui disait : « Le français est notre butin de guerre ». Et moi je dirai que «Rahma» et l'espoir sont notre force.

* Professeur de culture visuelle et de littérature