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Algérie 2020 : «Sortir dans la rue ou entrer dans une usine ?

par A. Boumezrag *

«La compétence sans autorité est aussi impuissante que l'autorité sans la compétence» - Gustave Le Bon.

Depuis 1986, l'Algérie est confrontée à une grave crise multidimensionnelle aux conséquences de plus en plus désastreuses. Elle révèle une véritable crise de civilisation, d'identité, de valeur à tel point qu'on assiste à une autodestruction. L'histoire récente du pays vient de démontrer dramatiquement que le droit de propriété ne peut s'accommoder d'abstraction et la nature a horreur du vide. La centralisation des ressources et de l'autorité renoue l'Etat avec ses fonctions prédatrices traditionnelles. Il fonde ainsi les bases de son clientélisme et développe un consumérisme qu'il n'arrive pas à satisfaire ou à contenir. Aujourd'hui, ce pouvoir néo-patrimonial est profondément contesté. Cette contestation trouve son explication à deux niveaux : d'une part, il est contesté par une contre-élite qui en a assez de cette bourgeoisie «bureaucratico-rentière» au pouvoir depuis cinquante ans, et d'autre part avec beaucoup de véhémence par des groupes marginalisés pour des raisons à la fois sociales, religieuse ou ethniques. Les enjeux sont aujourd'hui si essentiels qu'ils occupent une place prépondérante dans le débat politique. Il n'y a pas d'équilibre de l'économie sans un minimum de paix sociale, pas de croissance possible sans adhésion de la population. Un lien étroit est à rechercher entre salaire et production, profit et investissement. Les gens sont partout les mêmes : sécurisés, motivés, laissés libres de percevoir le fruit de leurs efforts, ils travaillent et investissent. Par conséquent, il nous semble que seul le développement des activités réellement productives, les possibilités d'accroissement de la production, les améliorations de la productivité déterminent les progrès de la rémunération, les conditions de travail et l'augmentation du niveau de vie. Car on ne peut distribuer de que ce que l'on produit et le versement de revenus sans contrepartie n'a jamais permis d'améliorer le pouvoir d'achat.

La réhabilitation de l'entreprise passe par la réhabilitation de la dignité de l'individu et cette dignité ne peut être restaurée que par la dépersonnalisation des rapports dans le travail, c'est-à-dire le primat du professionnalisme sur le tribalisme. A tous les niveaux, les entreprises publiques et les règles qu'elles édictaient furent incapables de s'imposer aux réseaux de solidarités fondés sur des liens de parenté ou de compagnonnage. Profondément ancrés dans les esprits, ces réseaux se reconstituèrent très vite derrière le paravent des organigrammes qui demeurèrent de véritables canaux d'accession au pouvoir sur les ressources et sur les hommes, c'est-à-dire au pouvoir de signature quand il s'agit de recruter, d'acheter, de dépenser ou de licencier. Les structures ne sont en réalité que des façades dissimulant des réseaux occultes et mouvants, des relations lucratives entre cousins. La persistance des solidarités communautaires fondées sur des liens de parenté semble être l'obstacle décisif à la construction d'une économie productive, féconde et durable. Il semble certain que le changement dans le sens de la construction de l'entreprise moderne et performante ne peut se faire que si la société bouge. Ce changement doit se traduire par une consommation de la rupture entre le politique et l'économique. Cependant, vouloir changer le comportement de l'homme sans comprendre les motivations revient à vouloir mettre en route une voiture qui a calé en lui donnant des coups de pieds, car sans critique et sans pression, il est rare que les entreprises changent de procédures et de politique. Les méthodes en usage paraissent constituer les meilleures sinon les seules approches possibles. Mais comme la classe sociale qui est au pouvoir est celle qui détient le pouvoir économique, la politique tend en partie à perpétuer ses avantages et à consolider sa position. Tout se passe comme si les discours de cette classe dominante n'étaient rien d'autre qu'une vaste opération de mystification tendant à faire croire que les structures sur lesquelles elle est assise sont les plus aptes à promouvoir le développement alors que cinq décennies de «développement» prouvent le contraire. Lorsqu'il s'agit de prendre des décisions, les hommes au pouvoir raisonnent à court terme, ils sous-estiment les conséquences à plus long terme, négligent d'appliquer les remèdes que dicte la raison, laissant en suspens les questions d'importance cruciale. Il y a de cela vingt-cinq ans, jour pour jour, nous avons esquissé les perspectives à long terme des réformes de 1988, en développant dans le cadre de la soutenance d'une thèse de doctorat d'Etat sur la gestion des EPE et la question de légitimité du pouvoir en Algérie devant un jury présidé par le professeur Hocine Benissad, deux scénarios possibles :

- Le premier optimiste, celui de la réussite des réformes de 1988, est de s'attendre à une réduction de la dette extérieure, à une baisse de l'inflation, à une résorption du chômage et à une reprise de la croissance économique ;

- Le second pessimiste, celui de l'échec des réformes libérales conduisant à une déroute «catastrophique» de l'Etat susceptible de compromettre sérieusement la capacité du secteur public à conserver l'infrastructure de base et à satisfaire les besoins les plus élémentaires de la population. Cette situation pouvant attiser les mouvements sociaux, religieux ou laïcs vers des convulsions sociales menant au chaos économique et social.

Ces alternatives semblent être radicales par leur charge affective, mais ne manquent pas de réalisme. Le problème essentiel aujourd'hui est de connaître les sources du scepticisme quant à la capacité du pouvoir à mener de front les différentes réformes dans un environnement géopolitique instable et en absence d'un consensus social rénové.

De nombreuses raisons nous semblaient majeures en 1990 :

1) Le préjugé défavorable de la population vis-à-vis du pouvoir qui a amené à la crise multidimensionnelle actuelle. Pour se débarrasser de cette image encombrante, le pouvoir s'appuie sur la caution des institutions financières et des puissances étrangères qui est présentée comme argument et gage de sérieux de ce qui se fait aujourd'hui sur le plan économique et politique ;

2) La présentation des mécanismes du marché comme recette miracle pour sortir le pays de la crise dans laquelle il s'est engouffré. Le marché est-il capable de mettre fin aux gaspillages des ressources et à la corruption ? Il n'est pas prouvé que l'économie de marché mette fin au gaspillage et mette le pays à l'abri de la corruption.

3) La sous-estimation des résistances au changement et à la confusion dans la finalité du passage à l'économie de marché. La construction d'une économie de marché suppose une réponse planifiée dans le temps et dans l'espace de la privatisation. Au cours de ce processus, il n'est pas sûr que le nouveau système batte l'ancien système avec sa nomenklatura, ses droits acquis, ses privilèges et ses pesanteurs sociologiques.

4) Le changement d'orientation économique ruse pour la préservation du pouvoir. Historiquement, la décision politique à désengager l'Etat par le jeu du marché n'est pas prise à la suite d'un bilan de fonctionnement de l'économie nationale depuis l'indépendance à nos jours, mais au contraire lorsqu'il est clairement apparu que la rente énergétique ne sera pas en mesure d'assurer la pérennité de ce mode de fonctionnement. Pour survivre, le pouvoir est condamné à chercher les performances économiques au lieu et place de la paix sociale.

5) Pour se légitimer, le pouvoir se trouve condamné à s'assurer une paix sociale permanente. Et pour ce faire, l'Etat est conduit à affecter une part grandissante de la rente à la production et à la reproduction de la base sociale, c'est-à-dire à la consommation soit directement par la distribution de revenus sans contrepartie productive, soit indirectement par subventions, soit par les deux à la fois.

6) La légitimité historique s'amenuise sans disparaître pour autant. Une hérédité sociale semble se mettre en place, par laquelle se transmettent des positions de domination et se perpétuent des situations de privilèges.

7) L'erreur de la stratégie algérienne de développement réside à notre sens dans l'automatisme qui consiste à vouloir se débarrasser de ce que l'on a au lieu de l'employer productivement chez soi. La finalité de l'économie fut ainsi dévoyée, car il ne s'agissait pas d'améliorer ses conditions de vie par son travail mais par celui des autres grâce au relèvement des termes de l'échange avec l'extérieur. Or, il nous semble qu'une amélioration des termes de l'échange avec les pays développés ne peut être acquise que par une valorisation du travail autochtone. L'insertion dans le marché mondial fragilise l'Etat algérien soumis aux aléas de la conjoncture mondiale.

8) Le réformisme en vogue depuis trois décennies n'a résolu aucun problème tel que le chômage ou l'inflation. La productivité du travail n'a pas cessé de décroître tandis que l'appétit de consommation va croissant et touche tous les segments de la société. Par conséquent, toutes les réformes doivent se rapporter à un objectif plus général qui est de permettre à tous de vivre dans la dignité et de mettre fin à la marginalisation et à l'aliénation d'une grande partie de la population.

9) «L'industrie de façonnement des esprits» de l'Occident est parvenue à «intérioriser» le modèle culturel de consommation par les dirigeants des pays du tiers-monde. Certes, il n'y a pas si longtemps que l'homme occidental, «fort» se disait-il de son héritage culturel judéo-chrétien, s'était cru investi d'un mandat historique de maîtrise de la nature et de faire le bonheur de l'humanité. Il n'y a aucune chance que l'ensemble de la population mondiale puisse accéder au niveau de vie occidental. La seule perspective est de croire que l'Occident doive un jour ou l'autre renoncer à ce niveau de vie élevé au-dessus de ses moyens propres.

10) Les pouvoirs autoritaires en place ont du mal à gérer cette évolution et ses contraintes souvent matérialisées par les «normes d'ajustement» du FMI. Ils ne tiennent guère à ce que de nouvelles forces viennent leur demander des comptes et remettent en cause leurs choix économiques et politiques. Les dossiers qu'ils traitent, les collaborateurs dont ils s'entourent, les accords techniques et financiers qu'ils négocient, les contacts étroits qu'ils entretiennent en permanence avec les décideurs occidentaux, tout les éloigne des forces sociales profondes de leurs pays.

11) La mondialisation de l'économie prive les pays du tiers-monde de toute maîtrise sur les systèmes productifs dont dépend leur subsistance. Leur avenir leur échappe, il ne se définit plus que par référence à des schémas de pensée imposés de l'extérieur. L'histoire nous apprend que les puissances étrangères ne renoncent jamais spontanément à la domination ; ce sont ceux qui la subissent qui doivent y mettre fin et, pour ce faire, ils ne doivent compter que sur eux-mêmes. Il en résulte que le pouvoir demeure faible à l'intérieur et subordonné à l'extérieur.

12) Le facteur essentiel pour l'avenir du pays, c'est la conviction que les cerveaux constituent la plus importante des richesses de n'importe quel pays. C'est de la capacité de certains acteurs d'imposer à l'ensemble des autres acteurs leur conception de la société, de ses objectifs, de ses modes d'évolution que se mesurent la profondeur et l'authenticité d'un pouvoir.

13) Aussi longtemps, croit-on savoir, que l'Algérie n'aura pas comblé les fossés économiques et sociaux qui existent au sein de la société et qu'elle n'exploitera de manière indépendante ses propres ressources, il nous semble qu'elle demeurera soumise aux convulsions internes, aux ingérences et à l'exploitation étrangère.

14) La richesse la plus importante de tout pays, c'est le travail de ses habitants, leurs aptitudes, leurs expériences, leurs facultés d'adaptation, leurs comportements, leur sens de l'effort et leur santé mentale et physique. C'est pour avoir oublié cette évidence que des nations disparaissent au profit d'autres plus performantes, plus dynamiques et plus clairvoyantes.

15) L'Algérien a vécu sans terre, pourra-t-il y survivre sans pétrole ? Avec l'indépendance, les Algériens se sont affranchis des colons, sauront-ils aujourd'hui se débarrasser de leurs commis ? L'Algérie n'est plus la chasse gardée de la France, d'autres puissances sont présentes. Elle reste une terre de convoitises. L'histoire est un éternel recommencement et la géographie une source inépuisable de conflits.

16) Ce retournement contre l'Etat fait de l'histoire de l'entreprise en Algérie, de l'indépendance à nos jours, l'histoire de la métamorphose de l'Etat lui-même. En effet, «la compétence sans autorité est aussi impuissante que l'autorité sans la compétence ; hier et demain» (Gustave le Bon).

17) D'une agriculture tournée vers la Méditerranée à une agriculture dévitalisée par le Sahara, des «bidonvilles» nés au début de la période coloniale, on est en phase de passer à des béton villes» de l'ère post-coloniale, dont l'approvisionnement en nourriture et médicaments est tributaire des revenus pétroliers et gaziers et du marché international¸ l'Algérie se dirige tout droit vers une «ruralisation» des villes afin de subsister.

* Docteur