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Les nouveaux alliés de la dictature

par Arezki Derguini

La guerre économique que mènent les États-Unis en place des interventions militaires directes est d'une efficacité redoutable. Elle ne met plus en action des groupes armés, mais des entreprises globales, des services secrets et des alliés qui s'ignorent, les ennemis intérieurs de l'État social autoritaire. Elle s'en prend directement à la légitimité d'exercice que l'État autoritaire tirait de sa politique sociale.

Elle transforme quelques points sensibles de la planète en graves menaces de sécurité. Pour faire face à une énergique raréfaction des ressources économiques, ces nouveaux alliés dont beaucoup s'ignorent encore poussent l'État autoritaire à exiger de la société plus de soumission pour préserver une autorité de plus en plus contestée. Chez ces alliés qui s'ignorent, deux combats politiques sont confondus en un seul : la défense de l'État social est oubliée dans la lutte contre l'État autoritaire. Cela présage-t-il pour autant d'une victoire sur l'État autoritaire ? La société qui n'ose pas affronter ses divisions, sortir de ses habitudes, à des difficultés à articuler la défense de l'État social et la lutte contre l'État autoritaire. Partie d'une défense de l'État social, le mouvement social se perd dans une contestation stérile de l'État autoritaire.

L'Iran fait face à un blocus économique orchestré par la puissance américaine qui exacerbe les difficultés économiques de la société iranienne et l'autoritarisme de l'État iranien. Le blocus pousse l'État iranien à accroître la pression fiscale sur la société iranienne pour affaiblir son autorité. L'augmentation du prix de l'essence produit de la désobéissance sociale. Le blocus économique ne viendra sûrement pas à bout de la République islamique qui ne ressemble en rien à un État failli, il affaiblira certainement ce qui est appelé le croissant chiite. Mais qui sait, l'Iran en sortira peut-être plus fort. Cela fait déjà longtemps que les États unis l'Arabie saoudite et Israël croyaient pouvoir en venir à bout.

Je vais soutenir ici la thèse suivante : derrière cette guerre économique internationale se profile une guerre de classes à l'intérieur des États (et sociétés) faillis qui vise à porter au pouvoir des alliés de la puissance américaine. Dans la compétition actuelle internationale, un tel enjeu n'est pas des moindres. Ceux qui croient qu'un pays moyen peut tenir seul face à un embargo économique ou que sa gouvernance interne est seule responsable de ses malheurs font une grossière erreur. Cette guerre n'est pas menée en faveur de la liberté des peuples (renverser les régimes autoritaires et libérer les peuples), mais pour préserver la liberté des vainqueurs. Elle veut soumettre des peuples à d'autres, des groupes à d'autres. On oublie trop vite l'exemple de l'Irak.

Si au lieu d'augmenter le prix de l'essence tout simplement, l'État iranien avait commencé par discipliner la consommation d'essence en encourageant le covoiturage et en taxant l'usage individuel de la voiture, une augmentation du prix n'aurait pas été ressentie de la même manière. Les usagers des voitures collectives et des transports publics n'auraient pas vu leur budget transport augmenter.

En augmentant le prix de l'essence tout simplement, le politique ne distingue pas ceux qui peuvent supporter une augmentation du prix de ceux qui ne le peuvent pas. Il ne distingue pas ceux qui surconsomment de ceux qui consomment peu. Il met l'ensemble de la société sous la bannière de nantis qui ne consentent pas à l'impôt et qui poussent l'État à abandonner sa politique sociale. Il solidarise la société autour des nantis qui ne consentent pas à la solidarité sociale, à l'impôt, au lieu de solidariser la société autour des démunis. En disciplinant d'abord la consommation, il appelle la société à s'organiser : tous doivent faire un effort dans la mesure de leurs moyens.

Ceux qui ne peuvent pas supporter un plus grand budget transport devront faire l'effort de renoncer à l'usage individuel de la voiture selon les circonstances, ceux qui ont les moyens de supporter le nouveau prix de l'essence pourront conserver l'usage individuel comme ils l'entendront. De plus, aux yeux de la société, ces derniers auraient à se justifier de leur comportement singulier. La société débattra de la justification des comportements de chacun : ces personnes sont-elles différentes des autres ? Leur comportement est-il ostentatoire ou justifié ? Un tel débat, une telle discipline sociale contribueraient à la fabrication de normes sociales. La norme sociale à la différence de la loi ne peut pas être imposée à la société. La transformation de la loi en norme sociale suppose une adhésion de la société aux objectifs de la loi. Et c'est là que le bât blesse : pour que la société discipline sa consommation, cela suppose qu'elle est la possibilité de débattre et de s'organiser. Bref, cela suppose un autre rapport des individus à leurs collectifs et à la société. Je soutiendrai que c'est dans la pratique d'une telle discipline sociale consentie que peut émerger un nouveau rapport entre les autorités et la société. L'État ne peut pas imposer une telle discipline à la société, le socialisme d'État et sa bureaucratie y ont échoué. Seules des élites dans lesquelles la société se reconnait au travers d'un processus de recherche et d'expérimentation peuvent enclencher un tel processus. Des élites fabriquées par les laboratoires peuvent contribuer ou faire avorter le processus de recherche et d'expérimentation.

En imposant manu militari un prix de l'essence à tous, les moins nantis seront les plus touchés. Ils seront les premiers à réagir, mais les derniers à être servis. Ils rejoindront ceux qui peuvent faire l'effort, mais ne le souhaitent pas. C'est la solidarité sociale qui est mise à l'épreuve. Et il faut penser qu'après l'essence, viendront le tour des autres biens subventionnés et les mêmes tiraillements sociaux.

L'autoritarisme du pouvoir tient pour une bonne part dans son incapacité ou son refus à administrer le débat public, à laisser à la société la liberté d'organiser ses collectifs et de fabriquer ses normes. Il refuse la règle selon laquelle la vie, le pouvoir pour se multiplier doivent se diviser. Nous entrons dans une nouvelle phase où la société va devoir choisir entre un plus important consentement à l'impôt, une moindre différenciation sociale ou une dégradation et une privatisation des services publics. Paiera qui pourra ? L'autoritarisme de l'État s'appuie encore une fois sur le chacun pour soi des individus et des groupes sociaux et les adversaires des services publics se révèleront les nouveaux alliés de la dictature, les nouveaux alliés que recherchent les puissances extérieures. La prévalence des luttes contre l'État autoritaire sur la défense de l'État social, suite à leur articulation non pensée, va porter le triomphe des ennemis de l'État social. C'est la prévalence de la lutte pour l'État social, la solidarité sociale, qui va défaire l'État autoritaire et non la lutte pour les libertés individuelles.

La politique des transferts sociaux qui vise à compenser la perte de pouvoir d'achat des catégories les plus démunies aurait dû avoir lieu avant la crise pour avoir quelque crédibilité. Elle aurait constitué une étape d'un programme de suppression des subventions générales qui isolent le marché national et entretiennent la contrebande. On a attendu la crise pour se rendre compte d'une politique de subventions inéquitable, n'est-ce pas encore une fois pour que la politique économique profite davantage à ceux qui peuvent s'enrichir qu'à ceux qui ne le peuvent pas ? Avec la faiblesse de la croissance, le budget de l'État sera soumis à de régulières et progressives compressions des subventions. L'abandon de la politique des subventions générales et l'adoption d'une politique de subventions ciblées ne visent qu'à séparer les deux opérations dans le temps pour rendre la politique d'austérité moins brutale. On abandonnera d'abord les subventions générales ensuite on verra ce que l'on pourra faire avec lesdits transferts sociaux. À chaque jour suffit sa peine. La justification de la non-équité de la politique des subventions générales n'est qu'un prétexte utilisé en son temps et à son heure. Celui de la remise en cause des transferts sociaux aura profité de la mise en train de la politique de suppression des subventions générales.

La société ne peut pas croire un Etat autoritaire qui retire un jour ce qu'il a donné la veille. Où s'arrêtera-t-il ? De plus les nantis refuseront de se faire imposer une politique à laquelle ils n'ont pas consenti. Ils en ont les moyens et seront bien accueillis. Il ne s'agit pas de faire la guerre ni aux nantis ni aux démunis. Il faut les accorder. Là est la question : comment et sur quoi s'accorderont-ils ?

Et la société doit se rendre compte que l'équité, la discipline de sa consommation qui accordera aux plus démunis les conditions de leur subsistance, ne peut pas être parachutée, être d'abord l'affaire de l'État, de la loi. On a mis des nantis en prison, il sera plus difficile de mobiliser leur argent. C'est pourquoi les mesures préconisées par les organisations internationales ne visent-elles qu'à préserver l'État autoritaire de la faillite afin qu'il puisse poursuivre sa politique extractive. Mais là encore, le succès n'est pas garanti, l'exemple des États faillis africains est là pour le rappeler. La politique extractive ne suffira pas à entretenir l'armée de ses fonctionnaires dans laquelle il devra couper et ce par quoi il s'affaiblira.

Pour sortir de la crise, de la croissance de la pauvreté et de l'inégalité, la société doit discipliner sa conduite. Elle doit discipliner sa consommation (consommer moins et investir plus, produire plus de biens collectifs et moins de biens privés) pour être solidaire des plus démunis. Cette discipline que j'appelle politique de la demande était inscrite dans nos traditions. Toute différenciation sociale n'était et n'est pas bonne à prendre. La société, les mieux nantis doivent s'entendre sur leurs compétitions, toutes ne sont pas bonnes à prendre ; les mieux et les moins nantis doivent s'entendre sur leurs droits et leurs devoirs, leur solidarité et leur coopération. On ne peut pas imposer aux démunis ce qu'ils ne peuvent pas supporter, ni aux nantis ce qu'ils peuvent refuser. La dictature était justifiée par le fait qu'une minorité pensait que la majorité ignorante pouvait être formée à son image. Elle apprend aujourd'hui que cette majorité ignorante n'est pas une pâte à modeler et qu'elle-même a besoin d'être formée par celle-là même qu'elle méconnaissait. La communication ne peut pas passer entre un savant et un ignorant. L'ignorant ne peut être réduit qu'au silence et la communication du savant ne peut être qu'emportée par le vent.

Que vont donc faire le parti communiste chinois face à la contestation de Hong-kong, le clergé chiite face à la baisse drastique du niveau de vie des Iraniens ? Vont-ils abuser de leur autorité pensant la tempête passagère et s'engager dans une guerre de positions ou vont-ils engager en leur sein un large débat pour comprendre le monde et être compris de lui et de leur société ? Car la crise est mondiale et la guerre ne concernera que la distribution de ses effets et non l'éradication de ses causes. Il ne suffira pas de faire face à la guerre économique et à ses « appareils idéologiques ». Il faut trouver des solutions à la crise mondiale et une alternative à l'hégémonie idéologique libérale. Il ne suffira pas d'externaliser les effets négatifs de la crise sur d'autres que soi. Il faudra faire face à la guerre économique et à la guerre idéologique, mais aussi rechercher avec le reste du monde les solutions aux crises sociales et crises écologiques qui prennent de l'ampleur. Le mode de vie occidental n'est pas universalisable, le monde a besoin d'un mode de vie qui puisse être mieux partagé.