Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Sortie de crise : le chaos n'est pas la solution

par Mourad Benachenhou

En politique, la naïveté n'est pas une erreur de jugement. C'est plus qu'une faute. C'est un crime, car, par définition, les affaires politiques concernent, non le futur d'un individu, mais l'avenir de toute une Nation.

Faire preuve de naïveté, pour un dirigeant politique, c'est mettre en danger toute la communauté nationale.

La naïveté, dans le périlleux contexte actuel, est de croire que les ennemis déclarés de ce pays, ou ses ennemis potentiels, prenant maintenant le déguisement de l'indifférence, de la feinte sympathie, ou même du soutien affirmé, attendent la suite des évènements pour réagir, par des actions hostiles de toutes formes, en vue de faire avancer leurs intérêts, ou imposer leurs propres options pour finalement mettre ce pays sous leur tutelle. Ils ne haïssent rien moins que l'incertitude et veulent s'assurer que les évènements actuels tournent à leur avantage, que cela porte préjudice aux intérêts du peuple algérien ou non.

La compassion ne fait pas partie des vertus entretenues par la « collectivité internationale, » prête à tout moment à verser généreusement le sang des peuples, dont elle considère que leur « oppression, » fictive ou réelle, par leurs propres dirigeants, ne se fait pas dans son intérêt.

Ce qui est essentiel pour elle, ce n'est pas le bonheur de ces peuples ; ce n'est pas, non plus, l'assistance à l'éclosion d'une société plus juste dans ces pays, ni la volonté de défendre des « valeurs humanistes universelles,» ni même, évidemment, l'émergence d'une démocratie libérale,» malgré les vertus dont elle la pare, mais essentiellement de veiller, quelque soit le prix qu'elle fait payer à ces peuples, à ce que ses intérêts stratégiques soient satisfaits.

La « Communauté internationale » n'est jamais économe du sang des peuples à « démocratiser »

Comme les exemples actuels le démontrent abondamment, aucun sacrifice n'est trop lourd à faire porter à ces peuples, qui, naïvement, pensent que leur salut leur viendra d'une « communauté internationale généreuse en belles paroles,» mais agressive, violente et destructive dans ses actions. Chercher sa sauvegarde chez le loup est la plus grosse erreur que puisse connaitre l'agneau qui veut échapper au couteau de son maitre. Et on sait également, à l'examen de l'expérience de ceux des dirigeants qui ont été séduits par les « sirènes de la démocratie importée et imposée, » qu'une fois que le loup remplace le berger à la tête du troupeau, c'est le carnage qui devient la seule règle, sans frein ni limites.

L'agneau sera en danger d'être sacrifié, non seulement le jour de l'Aïd, mais à tout instant au gré de l'appétit du loup.

Que l'on prenne garde : les seuls amis du peuple sont les membres de ce peuple, car leurs destins sont profondément liés, et , malgré les dépassements dont les uns ou les autres peuvent être les auteurs, ils sont condamnés à se redresser et à agir pour le bien mutuel, car, en finalité, ils en tireront mutuellement bénéfice, tout en préservant la maitrise de leur destinée commune.

Une conjoncture complexe qui se prête à des interrogations et des interprétations contradictoires

Il est vrai que la situation actuelle est extrêmement complexe, et que, même pour les analystes les plus expérimentés, il est difficile de conjecturer quelle tournure les évènements vont prendre, et combien de temps il faudrait pour un retour à une normalité politique, où l'autorité de l'Etat serait pleinement assumée dans un contexte de reconnaissance populaire de la légitimité des gouvernants. La situation est d'autant plus complexe que la classe politique actuelle ne parvient pas à faire entendre sa voix non seulement auprès des autorités publiques actuelles, ce qui pourrait apparaitre comme un moindre mal, mais également auprès des manifestants du vendredi.

Le dialogue : Un test de rattrapage pour la médiocre classe politique

Le groupe chargé du difficile processus de dialogue politique, quel qu'on soit le contenu, constitue à la fois un instrument de résolution de la crise politique, du moins dans ses aspects procéduraux, mais également un examen de rattrapage pour la classe politique dont le faible poids est amplement démontré.

Ce groupe sera-t-il capable de convaincre le peuple algérien de reprendre confiance dans ceux qui sont en compétition pour prendre en charge son avenir ?

Il y a autant d'indicateurs qui présagent de la réussite comme de l'échec de cette ultime tentative de redonner une certaine crédibilité à la classe politique totalement déconsidérée, et dont nombre de ses porte-paroles expriment, à tort, des doutes sur l'efficacité et l'efficience du dialogue. Il ne saurait être question de suggérer que ce « panel» jette l'éponge avant même que le vrai débat ait commencé, d'autant qu'il semble bien qu'on en est encore à la phase de mise en place de l'équipe des « dialoguistes.» Sa réussite ne dépendra nullement des « manœuvres du pouvoir, » selon l'expression empruntés aux dénigreurs professionnels que sont devenus certains personnages politiques, mais essentiellement de la capacité de la classe politique algérienne de prouver qu'elle est capable de jouer un rôle utile dans le dépassement de la situation actuelle, qui n'a que trop duré. Le poids de la responsabilité des autorités publiques dans la gestion de la crise n'est ni allégé, ni limité par les activités des « dialoguistes »

Mais, encore plus important ! Faut-il que les autorités publiques attendent que les résultats des activités de cette équipe soient mis « noir sur blanc, -» sous la forme d'un rapport écrit, comportant, outre une analyse objective et franche des évènements,- des propositions réalistes et clairement énoncées, pour prendre des mesures résolues visant, sur la base de ces propositions, à changer le cours des évènements ?

On ne peut pas raisonnablement mettre le pays et le peuple « entre parenthèses, » en attendant que ces « sages » livrent leur feuille de route, ou fassent bouger, du fait brut de leur propre représentativité, les lignes de forces qui séparent les acteurs de ce grand drame national. Comme on dit couramment et sans aucune nuance péjorative « le spectacle doit continuer, » car les autorités ne sont nullement tenues par aucun autre impératif que l'absolue nécessité de continuellement prendre en charge, dans leur totalité, les responsabilités qui leur incombent du fait de leur pouvoir, quelles qu'en soient, par ailleurs, les fondement juridiques et la légitimité.

La vacance déclarée du pouvoir : une suggestion absurde et dangereuse

La vacance du pouvoir, qu'elle soit la conséquence de la passivité des autorités réduites à l'impuissance, ou qu'elle soit dictée par la nécessité d'attendre le verdict des « sages désignés, » n'est pas la solution, car ses conséquences ne peuvent être que catastrophiques dans le contexte actuel. On ne met pas l'Etat entre parenthèses uniquement pour le respect des formes, que ce soit sur le plan légal ou du fait d'un engagement à accepter la voie du dialogue pour sortir le pays de l'impasse actuelle.

Tout doit continuer à être fait pour le retour à la normalité

Il faut reconnaitre que les autorités publiques ont mis l'Algérie sur une voie en totale rupture avec le mode de gouvernance passé. En s'attaquant aux symboles du non-état et de la corruption comme idéologie et comme programme de gouvernement, elles ont donné une preuve irréfutable de leur volonté de tourner la page, et de réprimer les effets politiques, économiques, culturels et sociaux du lourd héritage du règne de la « bande à Bouteflika. »

On ne saurait jamais surestimer la signification politique et sociétale des poursuites judiciaires et des mesures d'emprisonnement, comme du gel des avoirs, des ex-membres de l'élite placée aux rênes du pays pour faciliter son pillage et sa déchéance.

La mise hors d'état de nuire de la « bande à Bouteflika », un bond en avant dans le changement de mode de gouvernance

Le retour au sacro-saint principe de l'indépendance de la justice, qui se rend sans considération pour les positions de pouvoir ou le rang social des contrevenants aux lois du pays, constitue un message fort dont beaucoup, dans cette classe politique sans poids, continuent à minimiser la portée. Il n'en demeure pas moins clairement établi que les autorités publiques ont,- à travers la mobilisation de la justice pour rétablir un minimum d'Etat de droit couvrant toutes les citoyennes et tous les citoyens du pays,- crée un précédent historique auquel seront tenus, qu'ils l'acceptent ou non, les futurs gouvernants du pays, qui émaneront d'un processus électoral transparent et sans contestation possible.

Le désespoir des ambitions individuelles frustrées de plus en plus évident

Ces autorités ont pris en charge la plus importante des revendications des manifestants, en coupant les ponts avec l'ancienne équipe dirigeante et en poursuivant ses acteurs et complices les plus éminents. Il aurait été absurde et impossible que cette rupture aurait eu lieu si le projet de cinquième mandat avait réussi. Aurait on vu le frère de l'ex-président, et son mauvais génie, jeté dans les geôles de la République ? Une partie de l'élite politique aurait-elle été transportée dans les fourgons pénitentiaires blindés au lieu des voitures de luxe avec chauffeur particulier et gardes de corps auxquelles elle était habituée? Etc. etc. Il est futile de développer plus cette idée : il n'y a qu'à parcourir la première page des quotidiens, car ce genre de fait-divers ne se cache pas dans la rubrique des « chiens écrasés. »

Cependant, certaines « personnalités politiques, » qui ont reçu une fausse estampille de « qualité, » de la part des responsables déchus, font la fine bouche devant ce changement , fatal pour toute une classe d'hommes politiques véreux et d'hommes d'affaires prédateurs, et qui marque un bouleversement dans le mode de gouvernance. Ces « personnalités, usent et abusent de titres prestigieux acquis sur la base de critères connus seulement de leurs « sponsors, » pour continuer non seulement à faire des propositions stupides de sortie de la crise, comme l'appel à la négociation entre les parties impliqués dans la crise, ou à proférer des affirmations anachroniques , historiquement fausses, et insultantes pour une institution majeure de l'Etat.

Le temps des manifestations populaires est révolu

Elles vont jusqu'à certifier qu'en fait, « on est encore dans le cinquième mandat. »Leurs déclarations n'ont d'autres motivations que les ambitions frustrées. Elles pensaient pouvoir se présenter en « sauveurs de la Nation. » Voilà que l'enchainement des évènements les transforme en simples spectateurs, qui ont choisi de jouer le rôle négatif de dénigreurs, au lieu de reconnaitre qu'un très grand pas a été franchi dans la rupture avec les pratiques de gouvernance passées, et que le temps est venu de tourner la page des manifestations pacifiques et d'œuvrer pour le renforcement de la légitimité des autorités publiques, en attendant que les circonstances rendent possible l'organisation d'élections permettant au peuple de choisir autant le programme de redressement que la personne chargée de le mettre en œuvre. La meilleure façon pour cette classe politique, déconsidérée tant aux yeux de la population que des autorités actuelles, de prouver qu'elle sert encore à quelque chose est de tout faire pour convaincre les Algériennes et Algériens que les manifestations n'ont plus aucune raison d'être et qu'il est temps de laisser les autorités publiques continuer leur œuvre de renforcement de l'Etat de droit, et de maintien de la paix civile, comme de la protection contre l'aventurisme de ceux qui, directement ou indirectement, implicitement ou explicitement appellent aux interventions étrangères dans les affaires intérieures du pays, et où poussent à créer une situation d'anarchie dans le pays, dans le seul objectif de satisfaire leurs ambitions injustifiées et injustifiables. L'anarchie à laquelle appelle la proclamation de la « désobéissance publique,» ou le dénigrement des décisions tranchantes des autorités publiques actuelles, non seulement joue le jeu des ennemis extérieurs à l'affut, mais transformera des circonstances politiques et économiques complexes en situation désespérée, où tout le peuple sera perdant, sans espoir de sortie de crise avant des années de désordre et de destruction, et qui encouragerait l'intervention étrangère, mettant ainsi la sortie de la crise entre les mains de puissances hostiles par définition. Les manifestantes et manifestants doivent être fiers du bilan de leur action, qui a bouleversé le champ politique algérien au-delà de ce qui pouvait être espéré il y a cinq mois de cela, et modifié sans retour le rapport des forces dans la société algérienne- car l'Etat a changé définitivement de style de gouvernance,- et accepter de retourner à un rythme de vie normal, le jour de leur repos hebdomadaire.

En conclusion :

Le message subliminal, mais suffisamment clair pour être compris sans autres commentaires, derrière l'appel à la désobéissance civile, est essentiellement une invitation à l'intervention étrangère directe dans les affaires internes de l'Algérie. C'est un appel irresponsable, provocateur et inopportun, alors que les autorités publiques ont prouvé leur volonté ferme d'aller jusqu'au bout de l'élimination des déviances de la « bande à Bouteflika. » Il s'agit, au contraire, d'exploiter cette volonté d'effacer les traces de la gouvernance déchue, et de revenir à une situation apaisée, en appelant les manifestantes et manifestants à rester chez eux, et à contribuer d'une autre façon à l'expression de leurs revendications légitimes, par des actions politiques de militantisme pratique, forçant la classe politique à les accompagner dans le processus de régénération de l'Algérie.

Arrêter les manifestations va accroitre la capacité des autorités publiques de prendre les mesures supplémentaires de redressement en attendant la création d'une atmosphère propice à la tenue d'élections facilitant l'émergence d'une nouvelle élite politique.

Les manifestants ont obtenu ce qu'ils demandaient : la rupture avec les pratiques de gouvernance passées, la poursuite des dirigeants véreux et des prédateurs, et des perspectives d'ouverture politique permettant l'éclosion d'une classe politique responsable, choisie selon des critères clairs et publics. La continuation des manifestations dans le but de créer une situation d'anarchie et de plonger le pays dans le chaos, à l'exemple d'autres pays de la région, est incompatible avec l'esprit du Hirak, animé par des sentiments nationalistes. Or, vouloir, à tout prix, faire tomber son propre pays dans l'anarchie, et son peuple dans la souffrance que cette situation de vide de pouvoir entrainerait, n'est pas exactement ce pour quoi sont sortis les Algériennes et Algériens qui manifestent leurs ras-le-bol depuis maintenant 25 semaines. Employant la terminologie des économistes, on peut affirmer que « le rendement marginal de ce mouvement populaire a atteint son pic et va aller en décroissant. » Il vaut mieux donc mettre un terme à ces manifestations avant que la courbe de leur rendement marginale devienne négative, c'est-à-dire aboutisse à une situation où les pertes à tous les niveaux de la société deviennent plus importantes que les gains attendus. Avec l'irresponsable appel à la désobéissance civile, on a atteint un niveau où les risques de dérapage sont plus importants que les chances d'obtenir plus que ce qui a été déjà acquis. Une question pertinente se pose donc : faut-il risquer de tout perdre en demandant plus que ce qui est raisonnablement acceptable et déjà accepté maintenant par les autorités publiques ?

La continuité de l'Etat est une condition sine qua non de la réussite du Hirak. Ceux qui appellent au chaos mettent en danger, non seulement le mouvement populaire, mais même la Nation algérienne. Transformer le pays en champs de ruines et remplir les cimetières des victimes du chaos ne sont pas des objectifs qui vont dans le sens de la philosophie du Hirak.

Le temps est venu pour que les week-ends soient consacrés à la famille et à Dieu. L'issue n'en sera que plus proche, et ainsi, les conditions d'un dialogue politique sérieux, qui se déroulerait dans la sérénité et sans surenchères, seront réunies.

Toute autre démarche que celle qui aboutira à la naissance d'une Algérie nouvelle ne pourra que plonger encore plus le pays dans l'incertitude et les drames. Et pour l'atteinte de cet objectif, la pérennité de l'Etat, quelles que soient ses défaillances, est une condition sine qua non.