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Le Système, matrice du Régime - Une seule issue : abattre celui-ci et déconstruire celui-là

par Kebdi Rabah

Depuis l'apparition du « hirak », chaque vendredi est une floraison de pancartes. Vecteurs de mots d'ordre souvent recherchés, elles égayent l'atmosphère parl'étalage d'un humour décapant et corrosif tout en déclamant d'éclatantes fulgurations quant aux revendications profondes de la population. Désidérata qui, dans leur ensemble, sont d'une clarté irréprochable, ne laissant nul espace à la transigeance flibuste et encore moins à la déviation.

Mais ils ne le sont pas tous, péchant, pour certains, par l'usage inadapté du concept par exprimer l'idée sousjacente. Il en est ainsi du slogan « abat le système » que l'on retrouve aussi sous une autre forme « abat le régime ». Au demeurant même les interventions écrites et verbales de certaines personnalités en vue, tendent à confondre le système et le régime au point de les traiter indifféremment sans les nuancer.Ceci est une erreur car ce sont deux réalités différentes qu'il est important de distinguer par ce qu'elles requièrent deux approches différentes quant à la façon de les combattre. Nous allons essayer d'apporter un peu de clarté dans le débat pour mieux éclairer la « feuille de route » de ce mouvement « hirak » auquel échoit l'initiative historique de mettre un terme autant au système qu'au régime. A ceux qui pensent que c'est du pareil au même, on rétorquera que cette réflexion écarte volontairement le débat sémantique, ne se revendique d'aucun soubassement théorique quant à la définition de ces concepts mais qu'elle en use avec, comme seul argumentaire, la nécessité de bien pointer sa cible au vu de la factualité des évènements.

Le Système : Le Système est un terme générique qui n'a pas forcément une connotation péjorative. Le capitalisme, le socialisme sont des systèmes ; la comptabilité à partie double l'est aussi. On parle de système bancaire, de système de santé, de système informatique et de système dans bien d'autres domaines. Ce n'est donc pas le concept lui-même qui fait problème mais plutôt les objectifs qu'il se fixe et les moyens qu'il met en œuvre pour les atteindre. Le propre du système, particulièrement politique, estde porter un projet et d'être muavant tout par l'instinct de conservation.Comme tout groupement vivant il est composé d'éléments actifs dont les interactions lui permettent de se reproduire. Conforme aux lois biologiques, il développe et entretient ainsi une dynamique qui lui assure une certaine pérennité en tant qu'organisme tout en garantissant à ses composants une forme de survie autant qu'ils contribuent à sa duplication ou n'en portent pas atteinte. Contraint à une indispensable grégarité, il intériorise le schéma de reproduction et en systématise l'application.Le Système politique Algérien n'échappe pas à la règle mais il a la particularité de jouer sur deux tableaux. En effet, tout en s'entourant, en théorie, de déclarations et de textes juridiques aux nobles intentions, il s'est arrangé, dans la pratique, pour concevoir un antidote qui les vide de leur substance.

De plus en faisant le vide autour de lui par l'élimination de toute opposition, il s'est cru assuré de rester dans la durée. C'est cela le système, notre système : une mécanique bien huilée qui reproduit le mouvement jusqu'à en faire une pathologie, subie dans la douleur par le peuple et ce depuis que les feux de la Toussaint se sont éteints un certain 5 juillet 1962. Depuis, malgré les changements de régime, le système,lui,a survécu plus d'un demi-siècle, défiant le bon sens et triomphant plus d'une fois de l'adversité grâce à un sens aigu de l'adaptation, à sa faculté d'être omniprésent tout en demeurant évanescent. Ubiquité et capacité à se camoufler derrière le drapeau, qassamen et quelques attributs d'une république privatisée. Il sait aussi se rendre invisible comme le furent les bactéries avant l'invention du microscope. Tout malade a eu, un jour, à souffrir de leurs méfaits, mais las de ne pouvoir mettre un nom sur une image, il finit par se résigner en invoquant la fatalité. Notre système rappelle ces maladies orphelines dont nul médecin n'en connait la pathologie et par conséquent la thérapie. Il est une alcôve dans laquelle se nichent les initiés pour commettre leurs forfaits. C'est aussi une pierre d'ablution sur laquelle ils s'essuient les mains pour s'absoudre de leurs crimes et diluer leur responsabilité. En cela, il s'apparente à la providence. Il suffit de l'invoquer pour que tout un chacun s'en remette à elle en se dessaisissant de son propre libre arbitre. La responsabiliser est une hérésie, quant à la stigmatiser c'est tout simplement un blasphème. Le Système est un peu tout cela, un Tout dans un Néant. Un Tout monolithique, insaisissable, inamovible, bien tapi, cerné de toutes parts de remparts protecteurs d'institutions serviles, vigileset dont il confie la gestion au Régime. Armé de batteries d'Oukases, il tire sans sommation et dans une totale impunité sur tout ce qui bouge. C'est une architecture, une savante construction, un assemblage d'accessoires qui le font ressembler à une machinerie. L'ingénierie, les rouages, les engrenages, les organes de transmission ; tout y est, y compris les lubrifiants et les carburants. Une mécanique terriblement efficace, omniprésente dans l'espace sociale dont elle contrôle le moindre balbutiement, prête à broyer le moindre grain de sable qui oserait s'insinuer dans ses engrenages. C'est un édifice pyramidal où chaque pierre soutenue sert elle-même de soutient et au sommet duquel trône un sphinx commandeur. Il est aussi distributeur de rente car il en faut pour cimenter les pierres. Pour cela il puise dans la nappe, c'est là qu'il a trouvé le liant indispensable pour soutenir l'ouvrage. Tous les « moines » baptiseurs du Système, tous les bénéficiaires de la rente pourront alors s'y jucher et se prélasser sans crainte d'effondrement. Le Système dispose d'une compilation de règles écrites mais son fonctionnement repose essentiellement sur quelques « Usages » non écrits et surtout letéléphone. Obligé de donner le change dans un monde où les forces démocratiques lui grignotent chaque jour un peu plus de terrain, il expose en publique un foisonnement de textes à connotation « humanito-progressistes » : Déclarations, Chartes, Constitutions. Une multitude de codes juridiques plus ou moins ésotériques se donnant l'accolade pour faire croire que l'Algérien est au centre de ses préoccupations et que nul n'est au-dessus des lois. Pernicieuse mystification à l'intention du profane car, pour « l'Initié », quelques règles non écrites suffisent amplement.

La première d'entre elles, que tout membre doit impérativement assimiler, est qu'il ne peut y avoir, de but plus sacré que la sauvegarde de la pyramide protectrice et par conséquent de la propre survie de chacun. Cette fin justifie à elle seule tous les moyens. D'elle découlent toutes les pratiques liées au clientélisme, népotisme, favoritisme, passe-droit, corruption, démagogie, crimes, mensonges, traitrise etc. En second lieu, l'observance absolue d'une « omerta » sur tout ce qui peut ébranler le Système. Et si les hasards de l'histoire finissent par dévoiler certains scandales et qu'ils impliquent de se débarrasser des auteurs, chacun devra veiller à présenter cela comme une action « mains propres » au crédit du Système et concernant seulement quelques brebis galeuses égarées. La même action pourrait être entreprise à l'égard de récalcitrants qui refuseraient ou n'auraient pas assimilé les lois du milieu. Il faut sévir contre tous ceux qui tentent de se faire valoir en défiant la médiocrité ambiante. La cooptation, filtre indispensable contre l'intelligence, règle absolue de recrutement, ne se conçoit que pour déboucher sur des nervis.A la sauvegarde conservatrice, à l'omerta protectrice s'ajoute la cupidité prédatrice qui impose de s'emparer des richesses par la rapine. Sans argent le Système est voué à l'agonie, sans argent point d'hédonisme ni de corruption. Mais il n'est pas suffisant de seulement en disposer. Deux autres conditions sont nécessaires : D'une part, faire de l'argent l'étalon de référence en imposant une échelle de valeur de laquelle sont exclus tous sentiments et valeurs humaines (tout doit pouvoir s'acheter et se vendre, à commencer par les consciences). D'autre part, créer des circuits informels qui donnent la possibilité d'utiliser l'argent de la rapine en évitant la transparence. A ce niveau le Système vit et se régénère grâce au cheminement, côte à côte, de deux « informels » inséparables: l'un politique, l'autre économique. La dernière règle du Système consiste en l'utilisation de quelques artifices pour enlever de la main gauche ce qu'il donne de la main droite. Le but est de neutraliser toute avancée vers le progrès tout en paraissant progressiste. Le noyautage, la corruption et la violence sous toutes ses formes constituent les techniques les plus usitées. Qu'on en juge : En principe selon les textes la liberté d'association est garantie. Mais combien d'Associations, de Syndicats, d'Organisations politiques sont condamnées à faire du « sur place » parce qu'à leur tête se trouve une force d'inertie spécialement parachutée pour cela. Combien d'agréments ont été accordés à des partis croupion pour brouiller les enjeux et parasiter la scène politique. Combien de faux Moudjahidines ont été sortis du chapeau pour étouffer la voix des vrais. Combien de lois d'apparence progressistes ont été vidées de leur contenu parce que soumises à des décrets d'application qui ne viendront jamais. En principe la liberté d'expression est garantie mais à voir comment les medias lourds (Télévisions, Radios) caressent dans le sens du poil il n'est pas permis de douter de leur servilité. Pas besoin d'être politologue pour juger du degré de démocratisation du Système : il suffit de suivre les programmes de la télévision « publique ». Quant aux journaux, beaucoup de titre sont là, comme les faux moudjahidines, pour distraire la galerie ou pour distiller une certaine propagande. Ceux que le Système n'a pas totalement phagocytés évoluent sur une corde raide, tenaillés par une étique tatillonne et une censure qui ne dit pas son nom. En principe la représentation populaire par les élections est garantie mais combiens d'urnes ont été bourrées, d'élus cooptés, de résultats faussés.

S'il est vrai que le Système a besoin de « faire semblant » pour se créer une image séduisante vis-à-vis de l'opinion publique en générale il n'en demeure pas moins que pour le reste il se suffit à lui-même et n'a que faire d'institutions démocratiquement élues. On eut épiloguer ainsi à l'infini mais le but de cette narration est de montrer qu'en plus d'être une mécanique, le système est aussi une culture, qu'il a imprégné et corrompu l'esprit de dizaines de milliers d'Algériens par ses pratiques. Il a eu tout le temps d'inoculer la toxicitémentale à des centaines de milliers d'autres. C'est dire combien la décontamination est une œuvre de longue haleine et qu'il ne suffit pas de dire « dégage ». Fort heureusement l'Algérie avec sa jeunesse peut compter sur une biologie rénovatrice. Sans cela le Système pourra encore survivre bien des décénnies.

Le Régime : Ce que nous appelons Régime en Algérie se résume en l'ensemble des structures officielles de gouvernance sur lesquelles le Président de la République à la haute main. En ce sens la réalité a montré qu'il n'a été qu'un appendice du système, un groupement humain composite, individualisé qui, par délégation du Système, se doit de le faire perdurer autant que possible. Il vit autant qu'il ne met pas en danger son mentor. C'est la partie apparente de l'iceberg, la cheville ouvrière du Système pour une conjoncture donnée, chargé de mettre en pratique une feuille de route en usant de toutes les ficelles énoncées ci-dessus. Par rapport au Système, le Régime est une entité modeste, cernable car visible et limité dans l'espace et dans le temps. Il est le serviteur fidèle du système duquel il a hérité la philosophie mais il sait qu'onn'hésitera à aucun moment à se débarrasser de lui si nécessaire. Contrairement au Système, le Régime est apparent, sans rideau entre le peuple et lui. De ce fait il se voit contraint de s'imposer un semblant de démocratie mais sans renier fondamentalement les normes édictées par son commanditaire qui sont autant de lignes rouges à ne pas franchir, à supposer qu'il veuille le faire. Depuis 1962, l'Algérie a eu une multitude de régimes qui ont tenté de se fabriquer une légitimité par les urnes (même bourrées) mais elle n'a eu qu'un seul système qui lui n'eut besoin que de la « légitimité historique » qu'il s'est inventée,s'est indument octroyée une fois pour toute sans nécessité de la renouveler.

Chaque Régime dut donc naître des entrailles du Système en portant l'ADN que son père géniteur. Il est chargé de gérer le pays sur la base de l'exclusion du peuple de la décision politique y compris par l'usage de la violence en obéissant àcelui qui a les moyens d'oppression, en l'occurrence les gens en armes (armée, gendarmerie, police et « services »), qui sont la source réelle du pouvoir. En fait pour l'essentiel c'est cela le Système mais pas que. Contrairement au Régime le Système est une nébuleuse qui repose également sur des soutiens actifs ou en retraite, dans l'ombre, logés un peu partout et surveillant de près la marmite. Le Régime lui estidentifiable, il se résume en gros à quelques dizaines, voire centaines de serviteurs. Ils sont aujourd'hui dans ce qui reste des structures et « institutions » existantes sous l'autorité de l'ex Président de la République. C'était le Régime Bouteflika. Au demeurantil serait inexacte de lui imputer à lui seul la déliquescence de l'Etat. Celle-ci a commencé bien avant 1999, elle est le résultat de couches compostées par le Système depuis 1962. Bouteflika n'a fait qu'accélérer le processus de leur sédimentation. Aujourd'hui son Régime est en fin de vie, il est croulant et nul ne doute que le « hirak » en viendra à bout. Mais le Système,qui était là bien avant lui,est bien debout et il lui survivra encore quelques années car il véhicule une culture, une mentalité, des habitudes qui ne sont pas prêtes de s'effacer d'un coup d'éponge. Il est important que le « hirak » fasse la part de ce qui est possible à court terme et de ce qui devra attendre. Faire dégager le Régime est possible dans le court terme. Revenir au principe soummamien en soustrayant à l'armée la décision politique parait plus ardu mais pas impossible. La transition ne pourra se faire qu'à ces conditions.Nul doute que le maintien de la mobilisation sereine du « hirak », avec peut-être d'autres moyens de pression, en viendra à bout. Quant au Système on ne pourra que faire évoluer les choses en l'amendant progressivement, en lui substituant un autre Système grâce aux outilstraditionnels que sont les filtres de la démocratie, lesquels se chargeront graduellement de sa métamorphose. Unnouveau Système ne pourradonc s'envisager que sous l'angle d'un horizon à atteindre, un état de droit à construire et vers lequel devront tendre les efforts de toutes les forces vives de la nation. Le Système fait penser à une mare boueuse. Pour faire que l'eau devienne propre il faut creuser deux tranchées : une par laquelle évacuer l'eau sale et une autre pour faire arriver une eau propre. La décantation aidant,la mare finira par devenir limpide à mesure que l'eau se renouvelle. Creuser les deux tranchées est une priorité, le reste suivra. Durant le processus de renouvellement, et c'est notre conclusion, le peuple/hirak se doit de garder sa vigilance, ne jamais penser que la fin du Régime entraine nécessairementla fin du Système mais qu'il s'agit là de la première étape d'une prodigieuse œuvre de déconstruction.