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Nos rebelles

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

Mohamed Boudia, un homme hors du commun. Un homme assassiné deux fois. Essai de Boudia Mohamed, El Ibriz Editions, Alger 2015, 500 dinars, 70 pages.



Il est mort le 28 juin 1973 (à l'âge de 41 ans) assassiné (explosion d'une bombe à mercure placée sous le siège de sa voiture) par les services secrets israéliens... à Paris où il résidait dans une certaine clandestinité. On le connaissait homme de culture, écrivain, comédien, homme de théâtre et de presse, mais aussi, pour les plus avertis (et les plus âgés, la trentaine en 62), militant actif - en compagnie de son ami Mohamed Zinet - au sein de l'Ocfln, dès 1955, conjuguant animation culturelle et activité politique pour la cause indépendantiste en France même, aux côtés de Mourad Bourboune, entre autres (il fut arrêté en 1958 et emprisonné assez longtemps en France, aux Baumettes puis à Angers. Il s'évada de prison en 1961 pour se rendre en Tunisie).

Après le coup d'Etat du 19 juin 1965, recherché en Algérie par la police pour ses idées trop marquées de gauche, il se voit obligé de se réfugier... en France. Il participera à la création de l'Orp en 1967. Et, très proche de Georges Habbache (du Fplp), une nouvelle aventure, celle du combat pour la liberté des autres, en l'occurrence les Palestiniens (avec le Rassemblement unitaire des révolutionnaires (RUR), allait commencer... dans le plus grand secret.

Il va devenir «l'homme aux cent visages» auquel on attribua (en même temps qu'à Carlos avec lequel il était effectivement en contact), après les évènements de Munich (JO de 1972) qui vit la prise d'otages et la mort d'athlètes israéliens, tous les attentats perpétrés en Europe.

Il ne tarda donc pas à être dans la «ligne de mire» de tous les services secrets israéliens et/ou européens et même américains. Mais, bien qu'étroitement «pisté», il arrivait à déjouer tous les traquenards tendus... et à éliminer bien des agents du Mossad. Bien sûr, après son assassinat, le dossier de l'enquête, bâclée, fut assez vite «classé» et la presse européenne, surtout celle de droite et pro-sioniste, «tricota» à l'envi, développant les thèses les plus farfelues, toutes évitant de mettre en cause les services du Mossad en territoire étranger : «Boudia victime d'une mauvaise manipulation d'un engin explosif», «Elimination par les services de sécurité du régime de Houari Boumediène»... C'est seulement le 2 juillet 1973 que les Israéliens reconnaissent ouvertement leur crime.

Mohamed Boudia décédé, il sera assez vite vengé par un groupe de jeunes Palestiniens, le «commando Mohamed Boudia»... avec un attentat-suicide à la voiture piégée dans un centre de loisirs de Tel Aviv. La première opération «kamikaze». Carlos entreprendra aussi une série d'attentats.

A noter que «les dirigeants algériens ont refusé, après sa mort, qu'il soit enterré en Algérie... et ce n'est qu'«avec l'avènement de Chadli Bendjedid qu'on permit le rapatriement de son corps et il fut inhumé au cimetière d'El Kettar, presque incognito». Plusieurs vies, plusieurs morts !

L'Auteur : Un homonyme du héros. Né à Ouled Ben Abdelkader (Chlef) en 1944. Etudes primaires et secondaires à Oran, Ecole normale nationale d'enseignement technique d'El Harrach, Professeur d'enseignement technique théorique, Directeur de collège. Retraité, il préside le café littéraire de Chlef... Passe-temps, l'écriture : déjà auteur d'une dizaine d'ouvrages, des romans, de la poésie... (en France, en Belgique, en Algérie...)

Extraits : «C'est le seul qui a su allier le militantisme politique et l'activité culturelle... Il était journaliste, écrivain et dramaturge» (p. 12). «Il ne dissociait jamais le combat politique du combat culturel, car pour lui, c'était une arme des plus redoutables» (p. 13). «Mohamed Boudia était un humaniste. Il faisait bien la différence entre les sionistes et les Israéliens» (p. 25).

Avis : Un hommage à un monument des causes de libération nationale. Un texte plus militant qu'essai complet et rigoureux. On a vu bien mieux sur le personnage et la personnalité de Boudia... mais c'est toujours ça. Comme toujours, je n'apprécie guère les digressions inutiles comme celle consacrée à «l'élevage et l'entraînement des pigeons voyageurs» par les services secrets britanniques (pp 29-30)... et les jugements que je trouve hâtifs comme «l'avènement de la soi-disant (Sic !) «démocratie» et du pluralisme (re-sic !) ainsi que la création de la presse indépendante ( !?)» (p. 64)... oubliant que c'est avec l'avènement de la «démocratie» que le corps de Mohamed Boudia fut, enfin, rapatrié dans son pays natal et inhumé à El Kettar.

Citations : «C'était un poète, un homme de théâtre, un écrivain et un militant hors du commun» (p. 17), «La course au pouvoir a, de tout temps, été à l'aube de plusieurs injustices vis-à-vis de héros et de gens qui pouvaient donner un plus à l'essor tant politique que scientifique et social à un pays nouvellement indépendant et qui avait besoin des facultés de tous ses enfants» (p. 61), «Mohamed Boudia a été assassiné par deux fois. La première par ses propres compatriotes et la seconde par les services secrets israéliens» (p. 63).



Lounès Matoub. Le testament. Entretien avec Abderrahmane Lounès (Edition revue et corrigée, 3ème édition. Première édition en 1999). Edition Rafik El-Mâarifa, Tizi Ouzou, 2013. 450 dinars. 94 pages.



Lounès Matoub est mort le 25 juin 1998 tout près de son village natal... assassiné par le terrorisme qui lui avait tendu un guet-apens. Un terrorisme... plus que ça, tous les terrorismes qu'il a combattus jusqu'à son dernier souffle. Eternel rebelle, il en a vu de «toutes les couleurs» et il en a reçu des «coups» , que ce soit avec les autorités, lors de son combat pour l'identité berbère durant les années 88-90 ou contre les islamistes (qui l'enlevèrent en septembre 1994 et le séquestrèrent durant une quinzaine de jours, ce qui entraîna la colère populaire et une mobilisation générale de la population... obligeant le Gia à le libérer... Un cauchemar ! Lire «Le rebelle», édité en 2013)...

Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur Matoub Lounès. Par la presse, par des universitaires et chercheurs. Sur sa vie, sur son œuvre, sur son parcours... Reste encore bien des zones d'ombre et des interrogations, somme toute légitimes, tout particulièrement venant de sa famille et de ses amis, sur les conditions de son assassinat.

Bien souvent les personnages historiques (et il fait partie de l'histoire culturelle nationale) se retrouvent, peu à peu, au fil du temps, enfermés dans les légendes populaires... parfois justes, souvent exagérées à dessein. C'est pour cela qu'il faut aller au-delà (ou en dehors) du récit commun et de l'œuvre elle-même pour découvrir la personnalité réelle du héros. De ce côté-ci, l'entretien «express, amical et à bâtons rompus dans une arrière-salle d'un restaurant du XVIIIe arrondissement à Paris, durant la fin de l'année 1994... puis au début de l'année 1995» a réussi son coup. Des thèmes «improvisés, nés par inadvertance, sans idées préconçues». Matoub va parler librement et avec franchise. De tout un peu et un peu de tout, lui qui avoue que «s'il savait parler il ne chanterait pas»... Un véritable «pickpoète» . Il explique : la vie, la politique, les questions identitaires et linguistiques, les événements qui l'interpellent, le font réfléchir, les choses qui l'irritent, l'agacent, le révoltent, l'émerveillent... ll répond sans détours : la poésie, le racisme, l'écriture de l'Histoire, le culte de la mémoire, les injustices, les tabous, les abus, les musiciens, la chanson algérienne, l'œuvre artistique, le genre musical, la chanson commerciale, le milieu du show-biz, les éditeurs, les accusations, les malentendus, les mauvaises langues , les béni-oui-oui...

Note complémentaire : très belles pages sur le poète et la poésie (pp 35 à 40). Lire aussi les pages 87 et 88, sur ses «réalisations» «s'il avait le pouvoir». Un régal ! Créer un parti de l'intelligence et de l'humour ; un ministère de l'Imagination ; un tunnel entre le Maroc, la Tunisie et le Maroc ; n'avoir comme députés et ministres que des jeunes qui auraient entre trente et trente-cinq ans ; restituer la justice sociale... et dire aux gens de «s'aimer jusqu'à la mort, tout le reste n'étant que simulacre»... Ses rêves : une culture vraie, populaire, joyeuse, libératrice, unificatrice... une société merveilleuse de naturel et de générosité, lumineuse, tolérante et permissive... et, surtout, faire de l'Algérie, «la terre des hommes», la terre promise de la vraie démocratie, de la joie, de l'espérance, de l'amour et de la tolérance.

L'Auteur : Journaliste touche-à-tout (poésie, roman, humour, bande dessinée, théâtre...), l'auteur (de son vrai nom Alioui Liassine) a déjà publié un bon nombre d'ouvrages, et ce depuis 1982 (dont le roman «Chroniques d'un couple ou la Birmandreissienne», à la Sned... et une «Anthologie de la littérature algérienne d'expression amazigh à l'Anep en 2003).

Extraits de Matoub Lounès : «Il est indispensable que toute la classe politique démocratique, et pas seulement les associations les plus actives culturellement, dépasse certaines querelles d'amour-propre pour apporter un soutien inconditionnel à l'action difficile et périlleuse de la défense des langues populaires dans le plein respect des principes et des règles propres à un Etat de droit et à la Constitution» (p. 26), «J'ai toujours été très fier de trimballer avec moi mon amazighité, mon algérianité, ma francité, ma judéité et ma méditerranéité. Il m'est arrivé , oui, de transporter à l'étranger cette chaleur spontanée, cette générosité amazigh, algérienne, française, juive, méditerranéenne, avec quoi j'ai grandi» (p. 46), «Mes poèmes et mes chansons sont des plaidoyers en faveur des sans-logis, des sans-feu et des sans-pain, victimes des iniquités sociales et des lois faites pour les nouveaux riches et les magouilleurs, les profiteurs et les opportunistes «(p. 48), «L'avenir meilleur et autres belles images d'Epinal brandies au nom du bonheur, les hommes politiques s'en foutent. Ce sont des politiciens, ils font le métier de comédien : ils veulent être crédibles, mais ils jouent mal. Sous couvert d'idéologie et d'opposition, ils jouent tous en réalité leur petite carte personnelle. Ils n'ont jamais rien fait pour qui que ce soit» (p. 58), «Les galas sont plus exaltants, surtout sur le plan humain. La scène apporte une chaleur et une euphorie que la cassette ne procure qu'à 50%... L'expression «se donner en public» est significative. Dans les galas, il y a une séduction sexuellle par contact direct et concret» (p. 83)

Avis : Le vrai Matoub ? dit-il : «Un personnage complexe, difficile à cerner car il «ne sait pas tricher»... «Tantôt tendre, tantôt frondeur, souvent provocateur et enfant terrible... comme tout être humain, créateur de surcroît». Profondément humain qui «peut vivre sans pain mais pas sans amour, sans ami(e)s»... sensible... conscient de ses responsablitiés et, concrètement et totalement libre... Rebelle, Matoub ? Chaque fois qu'il le faut. Libre ? Toujours.

Citations de Matoub Lounès : «Sans mystère, il n'y a pas de charme» (p. 16), «On me croit sur chansons comme on croit d'autres sur parole (s)» (p. 17) , «Rendre les coups, c'est sans doute le plus sûr moyen de pouvoir les supporter» (p. 28), «Je me méfie de tous les «ismes». le seul «isme» que j'aurais sans doute accepté sans protester est celui de je-m'en-foutisme» (p. 29), «J'adhère à mon propre parti, celui de la franchise et de la loyauté» (p. 29), «Certains de mes poèmes clés ne sont pas là pour eux-mêmes, mais pour dire» (p. 30), «Le poète est ce musicien dont la femme est la partition» (p. 37), «En matière d'art, il n'y a de vulgarité que par l'idée que l'on se fait de la vulgarité. La vraie vulgarité, celle qui nous agresse quotidiennement, c'est la sottise» (p. 41), «Créer est une activité de coureur de fond, avec la solitude que cela comporte» (p. 50), «J'ai la double nationalité car j'ai deux pays : mon pays et mon pays intérieur. C'est dans la différence que je trouve mon Identé» (p. 66), «Plaire à tout le monde, c'est n'être personne» (p. 85).



PS :

1. In El Watan du 13 octobre 2017. Article de Nadjia Bouzeghrane à l'occasion de l'édition du livre «Mohamed Boudia œuvres. Ecrits politiques, théâtre, poésie et nouvelles» en septembre aux éditions Premiers matins de Novembre (France). Extraits : «Les textes que nous avons pu identifier de la plume de Boudia et qui sont présentés ici oscillent entre outils de lutte populaire, d'éducation populaire et réflexions sur les conditions de I'assujetissement issu du fait colonial et/ou de l'impérialisme. En partie écrits dans le temps de la lutte armée ou clandestine, ils jalonnent la vie de Boudia et nous offrent une pensée et une pratique politique en mouvement émancipatoire. Sa théorie de la culture comme arme de combat populaire permet de recontextualiser et d'actualiser une décolonisation nécessaire ne s'arrêtant pas à la fin des temps coloniaux. L'œuvre de Boudia questionne directement ce passage nécessaire à un temps post-colonial redistribuant les armes contre la domination et l'aliénation» (Les éditeurs). «Mohamed Boudia a vécu, lutté et créé en traversant un temps historique qui s'écrivait et, sans doute plus qu'un autre, se vivait à l'intersection de la culture populaire et de l'action militante, entre la guerre de libération algérienne et la révolution palestinienne en Europe. C'est cette époque et cette vie faites de dignité reconquise, de poésie gonflée d'espoir, d'armes au poing et d'internationalisme libérateur que cet ouvrage veut présenter» (Les auteurs). «Boudia, c'était un mélange de gravité et de légèreté. Il aimait la vie, la bonne chère. Il fait partie de ces célèbres oubliés. Mohamed Boudia avait un prestige et une influence, il avait une dimension de fédérateur», a ajouté Djilali Bencheikh. C'est «un personnage fascinant et chaleureux, une boule de vie, de conviction, passionné par le théâtre, la révolution», se rappelle Nils Andersson (Préface).

Mohamed Harbi, présent à cette soirée de présentation du livre consacrée aux écrits de Mohamed Boudia l'a décrit comme «un homme de l'expérience plébéienne», «Boudia n'était pas un homme de parti», «il avait un intérêt très fort pour la culture, il possédait toute la culture de la Casbah, notamment la chanson».

2. In www.tsa-algerie.com du 25 juin 2018, entretien (Makhlouf Mehenni) avec Ali Dilem. Extraits : «Je n'ai pas encore rencontré un homme aussi bon que lui. Avec Said Mekbel, j'ai su ce que je voulais faire, avec Matoub Lounès, j'ai su ce que je voulais être»...». Matoub était très attaché au pays. Il n'a jamais été un exilé... On ne peut pas associer le mot exil à Matoub ou à son œuvre» «Matoub chantait l'amour, la politique, la société... Il était soucieux de la qualité de tout ce qu'il faisait»... «Ce que je sais de lui, c'est qu'il n'a jamais renié son algérianité... Il ne composait pas avec l'adversité, il y faisait face».