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La loi c'est nous, bonne politique (ii) et mauvaises guerres

par Arezki Derguini

Dans un texte précédent, j'ai essayé de caractériser une bonne politique en ce qu'elle accompagnait une transformation volontaire de la société et en ce qu'elle ne laissait plus la répartition des revenus se déduire de la simple croissance de la production marchande.

Nous allons dans ce texte, prendre en compte les faits que la bonne politique doit succéder à une autre qui ne l'était pas et que la mécanisation automatisation de l'activité marque une nouvelle accélération avec la révolution numérique et la globalisation. Ainsi, une bonne politique devra désarmer la croissance des externalités négatives (chômage, inégalités et crise climatique) et instruire une autre distribution sociale du travail (savoir et énergie) en mesure de configurer une autre répartition du pouvoir d'achat.

Cadres stables d'expérimentation et accumulation de savoirs

Une bonne politique pour réussir, pour se donner les agents et les institutions adéquats, doit être en mesure de revenir sur les effets de la mauvaise politique qui l'a précédée et qui consistait comme à mettre la société dans le camp de l'ennemi. En empêchant les individus d'expérimenter et de constituer une expérience collective par laquelle ils auraient pu acquérir savoir-être, savoir-vivre et savoir-faire, la politique à laquelle elle doit succéder a conduit à un « ensauvagement » de la société [1]. Autrement dit, les individus étant devenus des étrangers les uns pour les autres et n'ayant pas eu la possibilité de bénéficier de cadres stables d'expérimentation, ils n'ont pas pu constituer leur expérience du monde et développer leurs savoirs être au monde, leurs savoirs vivre en société et les savoirs faire de leurs activités. Une bonne politique, au contraire d'une mauvaise dont les cadres ont été conçus afin que les individus ne puissent pas expérimenter et produire leurs règles, doit rechercher et fixer les cadres qui rendent possible l'expérimentation collective et la protège.

À un individu qui essayait d'imposer sa conduite dans un groupe, à un autre qui lui demandait de respecter les convenances, les leçons tirées de l'expérience, un troisième répliquait qu'il n'y avait pas de règle, de loi. Mais le débat au lieu de se terminer ici comme le ton péremptoire du dernier intervenant semblait le souhaiter, un dernier locuteur ajouta : « la loi c'est nous » dans un geste désignant l'ensemble de l'assistance. Le nous c'était le groupe, c'était lui qui autoriserait ou pas. Et son existence dépendait de la mesure dans laquelle les individus s'identifiaient à lui. Lorsque la formule « la loi c'est nous » fut prononcée, on sentit comme une réponse du groupe qui avait été convoqué et ne s'était pas dérobé. L'individu qui voulut imposer sa conduite et nier comme l'existence du groupe, sentit le vent tourner, battit en retraite et quitta le groupe. ? On peut édicter un code de la route, mais il ne peut fonctionner s'il n'y a pas de communauté de conducteurs pour le faire respecter. La loi sans la communauté n'est rien. Les conducteurs le constatent chaque jour.

Les individus qui abdiquent devant la force d'un autre individu et ne sont pas en mesure de bénéficier de la protection du groupe relèvent d'une société ensauvagée, pourrait-on dire. La caractéristique d'une telle société privée de règles n'est pas celle d'être sans État. Elle est dans la caractéristique d'être sans esprit de groupe, sans expériences et savoirs collectifs. Lorsque dans un groupe, un individu abdique devant la force d'un autre et que le groupe laisse faire, c'est que le groupe attend un vainqueur de la confrontation, un chef qu'il serait prêt à suivre. Mais dès lors qu'il refuse de consentir à un chef, mais seulement à des initiatives auxquelles il aura consenti, il n'autorisera pas l'usage de la force d'un de ses membres contre un autre. De la force, il ne reconnaitra que celle du groupe, que celle-ci s'incarne dans une force publique ou pas. Mais puisque ce sont les individus qui font le groupe, une telle propension du groupe ne peut venir que de celle des individus. Toute la question est donc de savoir si les individus peuvent et veulent former groupe et quels groupes ? En se rappelant que la mauvaise politique consiste à maintenir les individus dans un état d'atomisation et d'impuissance collective et que certains groupes sont précisément là pour ne pas permettre aux individus de sortir de leur impuissance. Ceux-là seront utilisés par la mauvaise politique pour s'opposer à la formation des bons groupes.

Les démocrates se sont trompés sur le vrai sens de la démocratie, ce qui a facilité la tâche de ses ennemis. Elle n'est pas une invention occidentale et ne consiste pas dans un certain nombre d'institutions, elle est une pratique sociale animée d'un esprit délibératif qui préserve le groupe d'une confiscation du pouvoir [2]. Dans notre société, la loi a une existence extérieure aux individus. Elle n'est pas une condition et le résultat de leur expérience. Un parlement, une institution importée, édicte la loi dont le gouvernement a besoin pour son exercice, plutôt que pour le besoin d'autorégulation de la société. Elle est la pratique d'un État qui aspirait à absorber la société et un instrument d'usage de la puissance publique pour ceux qui peuvent la mobiliser. Les acteurs sociaux ne sont pas les siens, ils appartiennent à un autre plan immergé dont la loi ne peut être dite. Ils émergent à elle quand ils ne peuvent l'éviter. Sortir l'activité de l'informel, c'est donc donner aux individus la possibilité de formaliser leurs rapports. On sait que l'économie de marché ne va pas sans une contractualisation implicite et explicite des rapports sociaux. Ce dont nous sommes incapables étant donné le statut de la loi.

Dans le « désordre féodal », la loi a été l'autorité du prince qui s'appliquait sur son territoire, à ses vassaux, protégés et propriétés, artisans, tenanciers, serfs ou métayers. Elle ne s'appliquait que là où elle pouvait s'imposer.

Elle ne pouvait couvrir toute l'expérience sociale et n'était pas ouverte à tous. Son champ ne s'étendait qu'à la mesure de » l'inclusivité « de ses institutions. Dans le champ occidental de classes, il a fallu des siècles pour que la loi gagne tout le champ social, que celle du seigneur devienne celle du monarque de droit divin puis de la République. Sous le règne de l'égalité sociale, les règles sont la condition et le résultat de l'expérience sociale qui s'accumule et forme ses savoirs et capitaux.

Taylorisme et croissance des externalités négatives

Les cadres de son expérimentation étant donnés, la répartition ne pouvant être séparée de la manière de produire, une bonne politique aujourd'hui va être confrontée à la crise du taylorisme. Elle doit revoir la division du travail entre conception et exécution qui séparait la production des bureaux des méthodes, l'exécution de tout le travail pouvant être désormais confié à des machines et à des énergies non humaines. C'est ainsi l'efficience sociale du taylorisme qui se trouve remis en cause : la croissance n'est plus destruction créatrice d'emplois, il n'y a plus déversement de l'emploi d'un secteur de production à un autre comme dans le passé industriel. Il y a polarisation du marché du travail. Le rapport d'extériorité entre conception et exécution qui tenait à distance la conception de l'expérimentation de son exécution porte désormais à faux. La pratique devient réflexive et certains se demandent si avec les big data, l'expérience ne précèdera pas plus souvent la théorie [3]. Alors que la conception (innovation organisationnelle ou autre) était mise à distance de l'exécution pour mieux mécaniser et automatiser celle-ci, la numérisation a permis à la rationalisation de parvenir à un palier supérieur. De l'exécution dans la production globalisée, il ne reste plus que de l'exécution mécanique. Il ne reste comme plus rien qui ne soit rationnel. Ainsi la simulation prend de plus en plus la place de l'expérience réelle. Le travail devient de plus en plus absence que présence à un pôle, savoir qu'énergie à un autre, savoir objectivé plutôt que vivant, et les populations de plus en plus inutiles.

Les séparations conception/exécution, théorie/pratique, jusqu'à celle qui oppose nature et société (Ph. Descola), qui ont dominé l'histoire de la société de classes et qu'a incorporé la révolution scientifique, ne sont plus fécondes. La division du travail taylorienne dite scientifique, qui a été en réalité une rationalisation de la domination de classes ayant permis la soumission de la société à de nouvelles aristocraties du savoir et de l'avoir, a atteint ses limites. Elle s'est accomplie par une substitution continue du capital au travail qui s'achève dans une destruction du vivant jamais atteinte auparavant et qui nous fait entrer dans une nouvelle ère, celle de l'anthropogène [4]. La redistribution keynésienne et fordiste qui se fondait sur de telles asymétries en organisant le plein emploi d'une armée industrielle du travail se termine en production de populations inutiles [5].

Les révolutions technologiques actuelles en même temps qu'elles poussent à bout le système taylorien et chassent l'homme du procès de production, peuvent rendre possible par les décloisonnements qu'elles opèrent, une autre distribution du savoir (objectivé et vivant) sur laquelle pourrait être construit le nouveau système de répartition. Pour obtenir une répartition du pouvoir d'achat acceptable, il faut une distribution du savoir convenable, le travail devant être considéré comme une énergie et un savoir-faire. Dans une situation où le savoir en général (travail moins énergie) devient un attribut de l'homme disputé par la machine, le travail énergie devenu inutile ne pouvant plus faire la citoyenneté, c'est à une autre participation à la souveraineté qu'il faut faire appel. Une telle souveraineté renvoie à la place de l'individu dans la production de ses conditions d'existence où le savoir objectivé (la machine) reproduit vis-à-vis du travail vivant l'asymétrie de pouvoir du capital au travail. En matière d'institutions, le parlement des hommes qui rééquilibrait cette asymétrie de pouvoir entre capital et travail n'est plus suffisant. Il se délite avec l'érosion de la place du travail (savoir et énergie) vivant. Il faut faire place à un parlement des choses (Bruno Latour) qui fassent représenter humains et non humains, car la souveraineté hors de celle du grand capital réside désormais dans une bonne coordination du travail des humains et des non-humains, naturels et artificiels. Il faut faire de la place au travail de la nature et des hommes que le capital suicidaire dans sa compétition aveugle tend à subsumer et à détruire.

Il devrait revenir à chacun en fonction du savoir auquel il contribue, de la souveraineté à laquelle il participe. C'est autour de la production du savoir et de la souveraineté, de leur distribution que s'opère désormais la répartition du revenu. C'est autour d'une juste distribution production du savoir et la production d'un sujet collectif égalitaire que s'opérera une juste répartition du pouvoir nécessaire à la cohésion sociale [6]. Cela suppose que la préférence pour l'égalité d'une société soit suffisamment nette et qu'elle puisse s'exprimer par une distribution relativement égale, non discriminante, du capital humain. On comprend qu'une telle préférence peut avoir beaucoup de mal à s'exprimer dans une société dont les services publics se dégradent. Aussi dans un premier temps, il faudra imposer à la production une certaine répartition des revenus de sorte que puisse se développer sur cette base une certaine distribution production du savoir qui pourra porter en son sein une autre production répartition du revenu.

Guerre du capital contre les pauvres ou de l'intelligence collective contre la pauvreté ?

La mauvaise guerre est celle qui ne comprend pas que la redistribution ne peut plus s'effectuer sur la base d'une division taylorienne du travail qui en séparant la conception de l'exécution a tendance à subsumer le travail vivant de la nature et de l'homme sous celui de la machine et de l'énergie fossile. Il faut produire une intelligence collective en mesure de maintenir les asymétries sociales à leur juste place. La baisse du taux de profit a conduit à l'internationalisation et à la fragmentation des chaînes de valeur.

Cette internationalisation et fragmentation résultat de la compétition internationale a conduit à l'apparition d'une nouvelle distribution internationale du pouvoir d'achat et au développement des inégalités sociales, tant dans les anciens centres d'accumulation du capital et leurs périphéries que dans les nouveaux centres. Une telle dynamique de croissance des externalités négatives (chômage, inégalités que crise climatique) a quelque chose de suicidaire.

La mauvaise guerre est celle qui peut être menée contre les pauvres. Comme dans le passé, pour triompher, elle aura besoin de les diviser. Comme l'a fait la guerre du grand capital avec le fordisme en embrigadant les travailleurs des métropoles contre ceux du reste du monde. Mais elle ne pourra triompher de la pauvreté. La nouvelle automatisation introduit aujourd'hui la précarité dans les rangs des populations des anciennes métropoles. Étant donné son ampleur, elle ne pourra pas être externalisée et la construction de citadelles n'y pourra rien. La guerre du capital, qui a dépossédé les sociétés de leurs savoirs, déséquilibre le monde. Pour défendre la paix dans le monde, c'est à un nouveau partage du savoir entre sociétés, entre humains et non humains qu'il faudra se livrer. C'est une autre coopétition (coopération-compétition) que les sociétés, les humains et non humains doivent organiser ; une compétition non débridée entre capitaux, humains et non humains, une compétition tenue par une répartition équilibrée du savoir et du pouvoir.

Notes

[1] Je parlerai de processus d'ensauvagement comme du degré zéro du processus de civilisation (Norbert Elias), comme pour dire le règne du guerrier et de la force. Il aurait été peut être plus juste de parler de prolétarisation dans le sens d'une destruction des savoirs vivre, être et faire, d'une privation de la capacité d'autodétermination au travers d'une libre expérimentation. Car l'on sait depuis longtemps que le sauvage n'était pas tant celui qui n'avait pas de savoir, d'expérience du monde, que celui dont on ignorait et ne voulait pas connaître le savoir. Voir Philippe Descola et les divers modes d'identification, in «Par-delà nature et culture», Gallimard, 2005.

[2] Amartya Sen. La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n'est pas l'invention de l'Occident. Paris, Payot et Rivages (Manuels Payot), 2005.

[3] Voir Big Data : est-ce que le déluge de données va rendre la méthode scientifique obsolète ?

[4] L'Anthropocène est un terme relatif à la chronologie de la géologie proposé pour caractériser l'époque de l'histoire de la Terre qui a débuté lorsque les activités humaines ont eu un impact global significatif sur l'écosystème terrestre. Wikipédia.

[5] « L'Homme inutile : Du bon usage de l'économie » par Pierre-Noël Giraud, Paris, Odile Jacob 2015.

[6] C'est autour du savoir que l'association Ars Industrialis créée à l'initiative du philosophe Bernard Stiegler développe la notion de revenu contributif. Stiegler est l'auteur du livre « L'emploi est mort, vive le travail », entretien avec Ariel Kyrou, éd. Mille et une nuits, 2016. Il faut rappeler que la production du sujet collectif ne peut pas être oubliée, elle fait partie de la production du savoir collectif.