Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

L'effet De Gaulle sur la psychologie du décolonisateur

par Kamel DAOUD

Ciel lourd comme un mauvais repas. Gris, chaud mais diffus avec un soleil éparpillé en cotons. Sujet du jour ? L'effet France. Mais il faut y résister. On peut parler d'autre chose. L'effet De Gaulle. Un ami a même réussi à trouver le lit dans lequel avait dormi l'illustre homme lors de sa visite à Mostaganem. Légende ? A peine: le lit existe, selon l'ami. Et même plus: certains responsables algériens des décennies passées, maires ou retraités ou «responsables» venaient même le chercher pour s'y allonger et y dormir au moins une nuit à l'Ouest. Sulfureuse piste. De quoi faire un roman: le «Lit de De Gaulle». Il serait le signe médical de cette obsession du gaullisme comme effet de consécration sur les caïds, bachagas et autres Désignés. Le même effet sur les décolonisateurs eux-mêmes. Se faire visiter par De Gaulle ou par sa photocopie est un acte de consécration: le panthéon chez nous en Algérie, on y entre vivant. Quand on en sort, c'est qu'on est déjà mort. Recevoir De Gaulle est à la fois un signe de l'accession à l'égalité pour le décolonisateur et signe épique de son héroïsme «qui a obligé le Maitre à venir en égal, pas en propriétaire». Cela consacre le décolonisateur comme égal, comme hôte, comme désigné mais aussi comme puissant, destin achevé. Nous sommes du même rang face aux décolonisés, dit le sourire. Vous comprendrez ma peine car je comprends mieux vos effets autrefois. Vos mots. Vos paroles. Vos attitudes. Sans moi, ce peuple se mangera. Ce peuple ne travaille pas. J'assèche les Marais. La dictature se présente face à l'ancien colon comme une vraie présence positive au final.

Mais c'est aussi un effet volage, acide ou difficile: le décolonisateur est susceptible; il peut tout calquer, la porte d'Alger comprise. Il peut se rebiffer, se retourner et se consacrer à l'adversité hargneuse par dépit. Un ami a dit un jour que De Gaulle n'a pas dû avoir la vie facile: avoir en face Bourguiba, Mohammed V, le FLN et son collège, des adversités difficiles, intelligente, digne et forte et complexe, comparées aux élites dictatoriales d'aujourd'hui. Vrai, mais juste un peu. L'effet De Gaulle est comme le jeu de séduction: si je ne cède pas, elle s'en va. Mais si je cède trop, elle s'en va. Situation rendue complexe par les manipulations: l'effet De Gaulle me sert contre mes adversaires; mais si j'en use trop, mes adversaires vont s'en servir pour lever la rue des conservateurs contre moi. Ceux-là mêmes que je monte contre la France au nom de mon histoire de décolonisateur ayant pris le maquis avant même ma propre naissance. De Gaulle se disant, en même temps, qu'il se doit de se montrer auprès du décolonisateur pour le soutenir contre ses propres adversaires conservateurs qui, s'ils prennent le pouvoir, vont faire pire. Complications profondes de la vie de De Gaulle. L'Algérie est difficile comme colonie ou ex-colonie ou même comme voisin.

L'essentiel ? C'est l'effet, pas la cause. C'est ce que vise le décolonisateur devenu chef: avec De Gaulle à côté, il dit l'essentiel à ses adversaires, aux indigènes du FLN, au pays profond qui vit assis dans sa propre mémoire. Le lit de De Gaulle est une obsession. Obscur lien de l'Oedipe face à la mémoire d'Antigone.

Sauf que Dé-colonie (ex-colonie) est une bombe. Elle va exploser. Le décolonisateur n'a ni vision, ni lendemain, ni souci pour son pays: l'essentiel pour lui est son fantasme, pas sa nation. Elle crèvera, il ne sera plus là. La fin de l'Histoire, c'est ma mort.