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La guerre-canapé et le canapé-manif

par Kamel Daoud

Midi encore. Le soleil n'a pas bougé depuis hier d'avant-hier. Il fait chaud. Tellement que l'on essaye de tromper le temps en bougeant seulement le poumon et une seule narine. Le monde est une tv. C'est le règne de la déréalisation. Trois guerres. La guerre-canapé. Guerre-marche ou canapé-manif. La guerre contre Gaza. Dans la première, ce sont des habitants d'un village israélien qui en sont les inculpés et les héros tristes et monstrueux. Ils ont été filmés assis sur des canapés, au soir, regardant tomber les bombes sur Gaza. Vu par le reste du monde, ce geste a été plus que choquant. Il rappelle la déshumanisation par le spectacle. Le déni de l'autre et sa négation absolue. L'échec et le Mal. Un canapé face aux bombes veut dire que l'on croit, par délire, que les bombes sont un film et les morts sont des figurants. Cela c'est passé, près de la ville de Sederot selon les journalistes. Photo du canapé qui prenait photo de la bombe qui prenait photo du mort à venir. C'est une chaîne alimentaire : on consomme cette image qui dévore l'autre et ainsi de suite.

La guerre-marche ou canapé-manif, c'est celle des nôtres ou des gens qui sont hors du champ de la mort mais pas hors du champ symbolique de la Palestine. Marcher, c'est lutter, pensent certains. Cela donne bonne conscience, désamorce la culpabilité. Peut peser sur des élites politiques occidentales mais si peu ou presque pas. Absout et donne l'impression de faire la guerre et d'aider les morts et les survivants. La guerre-manifestation est due à la charge d'affect, à l'émotion, au sentiment d'humanité et d'injustice vus ou à la culpabilité ou à la rancune ou à la bonne foi naïve. Elle s'explique mais a le malheur de ne pas peser sur les affaires du monde. Elle n'obtient pas justice mais seulement spectacle de soi. C'est aussi une guerre-canapé, debout, mais avec de meilleures attentions. La guerre-manif peu être indexée, inconsciemment, à des rancunes propres, des douleurs communautaires, des calculs politiques, des récupérations ou compensant une énorme impuissance. Dix autres raisons sont à trouver.

Le canapé-manif est aussi un spectacle qui regarde un spectacle. La « Cause » devient effet. Le désir de justice est aveuglé par la colère. L'émotion devient prétexte inconscient ou conscient. On marche puis on rentre. Le problème palestinien restera un problème palestinien, après ses dix détournements de vocation et de sens. « Que faire d'autres sinon ? Ne rien faire, ne pas manifester une solidarité ??? », a contesté une lectrice. Elle a raison : il faut. Mais il faut faire, vraiment. La guerre-manifestation est la plus faible des politesses et la plus négligeable, en poids et non en volume, des expressions. Elle devient mauvaise quand elle n'est que spectacle d'intermittents. Elle devient une arnaque quand elle se suffit de l'émotion et ne va pas au-delà et ne s'accompagne pas de lucidité. Cela aide à faire sentir à l'autre qu'il n'est pas seul, mais cela ne l'accompagne pas plus loin, dans sa vie comme dans sa mort, après. La manif-canapé peut être utile si elle donne lieu à une autre émotion : la solidarité, la vraie. Pas celle qui dégrade l'Autre, pas celle qui insulte, pas celle qui parasite le Palestinien, pour en faire le prétexte de ses rancunes. La guerre-marche deviendra utile quand, juste après la guerre, on pense à investir le monde et ses réseaux, les capitaux, les médias les puissances, les finances, les économies, les démocraties et les scènes pour parler juste et aider mieux. Sans cela, le canapé-manif sera l'équivalent bénin de la guerre-canapé : réduisant le monde à un spectacle ou à son propre spectacle. Manifester ? Oui, pourquoi pas. Mais construire, investir, prendre, posséder, créer et restaurer le lien. Gaza est un spectacle pour la guerre-canapé et elle n'est que spectacle de soi et des siens pour le canapé-manif. C'est dur et violent de le dire mais le premier pas est d'en reprendre conscience et de l'admettre. Peut-être est-ce là la voie.

La manifestation n'a de sens que lorsqu'on en fait quelque chose de plus, en rentrant chez soi. Elle devient moteur au lieu de rester canapé.

Des répétitions? Oui. Cette idée ne semble pas pénétrer les têtes. L'affect est énorme, l'impuissance rend violent à l'égard des siens, le malentendu est haut et les jugements rapides. Si vous n'êtes pas dans l'affect, vous êtes dans la trahison. L'appel à la puissance et la solidarité sur le chantier de plusieurs générations ne sied pas à l'émotion qui ne le comprend pas, le rejette, le soupçonne puis l'accuse. Encore. On ne veut pas aller plus loin que la colère. Le conflit sera résolu quand on réagira en pays et Etat puissants et pas en marcheurs. C'est cruel mais c'est cela la réalité. Et un pays, c'est l'acte de chacun, chaque jour.

La guerre-canapé, la guerre-manif , puis la guerre, la vraie. Celle-là continue. Elle cessera puis reviendra et tuera encore. Tant que la guerre est un spectacle ailleurs. La guerre sera là tant que l'on en est à la guerre-marche et à la guerre-canapé. La seconde est un crime, la première est une facilité, quand elle ne s'accompagne pas de l'effort de comprendre et de construire son humanité, son pays et sa puissance.

Exprimer sa solidarité par des manifs est louable, beau, solidaire et honorable selon la notice. Tant que cela ne devient pas une fin en soi, comme c'est le cas chez nous, une limite à soi et un moyen de violence sur les siens ou sur les différents. Car quand la guerre-canapé finit, ainsi que le canapé-manif, tout le monde rentre chez soi. Sauf les Palestiniens.