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Discussion sur un scooter à Paris

par Kamel Daoud

« On se sent tous coincés dans une salle de bains, entourés par des gens qui veulent vous tuer lorsque vous tenterez de sauter par le balcon. On n'a tué personne, sauf une partie de nous-mêmes. On est coupable de rien, mais il suffit de peu pour qu'on fasse de vous un Merah : un simple scooter suffit, ou un article de presse ou un sondage. Je plaisante là, et je force le trait, mais à peine, tu sais, dans certains endroits. On est cernés mais par personne de précis. On sent la menace et le doigt inquisiteur. Ici et là-bas. Oui, même en Algérie : tu sais, nous les Français d'origine algérienne, on n'a pas d'origine justement. Ça m'a tué de voir que les Algériens reprennent sur nous les mêmes clichés que les Français : on est voleurs, menaçants, mal éduqués, impolis, paresseux, ici en France et même chez les nôtres, là-bas. Il n'y pas d'issues parfois, sauf baisser les yeux ou se suicider comme un idiot. J'en fais un peu trop?  Possible, mais ce que je voulais te dire est important : l'autre, celui de Toulouse est aussi une affaire algérienne. Tu n'es pas d'accord ? ».       

Je fais non de la tête, assis à cette terrasse, près du scooter noir laissé en face. Je ne suis pas convaincu. J'avais pensé, écrit et dit que c'est une affaire franco-française et qu'avec les Kadhafi chez nous et le cadavre de Merah Mohammed, le pays va devenir une poubelle, pas une nation.

Mon interlocuteur veut m'expliquer. « Je sais que les Français veulent se laver les mains de leur mauvaise paternité. En quoi l'Algérie est responsable d'un Français né en France ? En tout. Je t'explique : si on avait derrière le dos un pays puissant, qui a réussi son indépendance et sa souveraineté, on ne se sentirait pas mal et dans le malaise d'être de nulle part. On aurait eu derrière le dos un mur, pas un ravin et un arbre cassé. On se sent mal parce que le pays dit d'origine est un échec mou. Et cet échec redouble celui de certains ici. On paye le tout : l'origine étrangère mais, surtout, quand c'est une origine peu respectée et pas très imposante et pas splendide et qui vaut 145 DA contre un euro. Un immigré israélien, ou argentin ou russe n'a pas le même problème que nous. Et encore moins un Français d'origine hongroise. S'il est né ici, c'est un Français d'une origine qui le rend fier. Il a où aller et ne se sent pas mal d'où il vient ou va revenir. Pas chez nous. Merah c'est aussi l'échec de l'Algérie. Quand on n'a pas de nationalité fière, on laisse pousser sa barbe ou on se fait islamiste. Sans pays, on se dit qu'il vaut mieux revenir vers le pays de Dieu. Tu comprends ? C'est ce que je veux dire en disant que l'Algérie est aussi responsable. On n'est pas tous Mohammed Merah mais on est tous coincés, un peu, dans une salle de bains. Derrière le dos, on a un évier, pas un pays. Un trou, pas un souvenir. Et quand on saute du balcon, on ne tombe nulle part. On ne finit pas de tomber. Tu comprends ? ». Je fais oui de la tête. Je regarde le scooter. Il est noir. « Quand on est d'origine étrangère, on est surtout d'étrange origine. Pour tous. Algériens et Français ».