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«Tout le monde marche, mais personne ne marche pour l'autre»

par Kamel Daoud

Les avocats algériens ont marché. Seuls. C'est ce qui a fait dire à un internaute une remarque qui vaut mille proverbes : " en Algérie tout le monde marche mais personne ne marche pour l'autre ". Comprendre : personne ne " marche " pour soutenir une cause qui n'est pas la sienne. Comme attendu, les avocats, qui ne sont pas des gardes communaux, se sont fait matraquer et " saigner ". C'est la loi de la loi : Le Pouvoir se cache derrière la police et le peuple se cache derrière le peuple. Sauf que, dans le second cas, cela ne fonctionne pas souvent. Pourquoi les avocats ont marché ? Pour protester contre une nouvelle loi qui va organiser leur corporation en caserne. C'est la grande tendance actuelle : plus de contrôle, de centralisation, d'administration, moins de pouvoirs locaux, de libertés, d'indépendance et d'organisation libres. On vous parle de réformes et ce sont vos dernières libertés qui sont réformées.

Le constat de l'ogresse est simple : les révolutions ou les réformes sont menées par quatre grandes pépinières des contestations : les élites d'affaires, les avocats ou les syndicalistes ou les universités. Pour les universités, la solution a été de les émietter. Eviter de trop grandes concertations de populations estudiantines, les éparpiller par wilayas alors que le propre de l'université est de rassembler. Les universités ont été " scolarisées" et polluées par des syndicats d'étudiants largement soumis, infiltrés et complices avec trois projets : remplir les bus pour les comités de soutien, fausser les revendications ou ramener la demande de démocratie à une histoire de repas et de directeur de cité à " dégager ". Ensuite, fixer les étudiants dans leurs régions : autrefois, les Algériens se rencontraient par la Fac ou le service militaire. Le service militaire n'existe plus et les Fac sont des écoles de wilayas. Ensuite, le monde du travail. Comment faire ? Simple : remplacer la possibilité d'un Lech Walesa algérien par un improbable Sidi Saïd. Du coup, si l'UGTT (tunisienne) peut chasser Benali, l'UGTA algérienne est destinée à travailler contre les travailleurs et contre les possibilités de révolution. Reste les patrons algériens qui savent comment le Pouvoir les traite, les assiège, les nourrit, les double ou les prend au cou ou à la chemise. Tant que le pétrole coule, le patronat algérien coulera avec. La Révolution ne sera pas libérale avec les appels d'offres, les corruptions nécessaires et les marchés publics dominants ou les faux syndicats de patrons.

Restait donc les avocats : là aussi, il fallait les domestiquer. C'est ce qui arrive. C'est ce qui est arrivé à presque toutes les organisations sociales, les élections, les chambres haute et basse. Le Pouvoir a la volonté de se présenter aux Algériens et au reste du monde comme la seule organisation possible de la foule. Comment faire ? Désorganiser tout le reste, l'assimiler, le réduire, le soumettre, l'intégrer dans la rente et l'obéissance. Le but est ne rien laisser " en dehors " du système, de réduire l'indépendance de 62 à la dépendance absolue, la liberté à la respiration. Le plus terrible est donc de voir les Algériens regarder avec impassibilité cette gangrène manger leurs dernières ailes sans réagir. Une hébétude connue par l'histoire de l'humanité : les fascismes et les dictatures ont ce don de provoquer d'étranges anesthésies juste avant de prendre les pouvoirs. Cela se passe sous votre nez mais vous ne sentez plus votre nez justement, comme lorsque vous sortez de chez le dentiste.