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L'Europe face au «Grand Échiquier» : quand l'absence de stratégie nourrit le conflit ukrainien

par Salah Lakoues

  De Brzezinski à Xi Jinping, de New Delhi à Bruxelles, la guerre en Ukraine révèle un continent européen sans boussole politique, prisonnier de ses postures, de ses sanctions à double tranchant et incapable de proposer une véritable architecture de paix.

Brzezinski, prophète malgré lui d'un continent piégé.

En 1997, Zbigniew Brzezinski publiait Le Grand Échiquier, ouvrage devenu classique où il écrivait que « sans l'Ukraine, la Russie cesse d'être un empire eurasiatique ». Dans cette vision, l'Eurasie était le pivot du pouvoir mondial, et l'Ukraine la pièce maîtresse qui déterminerait l'équilibre stratégique entre Washington et Moscou.

Près de trente ans plus tard, l'ouvrage trône à nouveau en tête des ventes de géopolitique : non pas parce qu'il expliquerait mécaniquement la guerre en Ukraine, mais parce qu'il met en lumière un point central-la tragédie actuelle n'est pas née d'un affrontement local, mais d'un défaut de stratégie globale de l'Occident, et plus particulièrement de l'Union européenne, devenue actrice involontaire d'un jeu qui la dépasse.

L'Union européenne : une puissance sans leader, sans vision, sans marge de manœuvre.

L'Union européenne a réagi à la guerre en Ukraine comme elle réagit à toutes les crises depuis vingt ans : dans l'urgence, sans doctrine, sans architecture, et en s'alignant mécaniquement sur Washington, faute de voix politique capable de définir une ligne autonome.

Cette absence de leadership-politique, militaire, diplomatique-a deux conséquences majeures :

1- L'UE s'est retrouvée dans une logique de sanctions qu'elle ne contrôle pas, souvent plus coûteuses pour elle-même que pour Moscou. Elle se retrouve aujourd'hui spectatrice nerveuse des négociations américano-russes, que Vladimir Poutine accuse publiquement d'être «entravées» par certains responsables européens «sans agenda de paix». Le retour au passé : Munich 2007, Maïdan 2014, Minsk... l'histoire que l'Europe refuse d'assumer.

Un continent sanctionneur... mais sanctionné

Le monde ne suit pas l'Occident : Inde, Chine, Afrique, Moyen-Orient composent leur propre carte           L'Europe parle de réarmement alors que le monde parle de paix

Un accord de paix reste possible : l'exemple algérien en filigrane

Que reste-t-il du «Grand Échiquier» ?

Munich 2007 : le discours oublié

Le point de bascule se situe en février 2007 lorsque Vladimir Poutine, à Munich, prévient que l'expansion militaire occidentale à ses frontières est une «ligne rouge existentielle». L'Europe, persuadée que la Russie n'oserait jamais réagir, ignore l'avertissement. 2014 : un coup d'État interprété comme tel par Moscou. La chute du président Ianoukovitch est vue par Washington comme une victoire démocratique; Moscou y voit un coup d'État encouragé par l'Occident, confirmant-à ses yeux-que l'Ukraine devient une tête de pont anti-russe.

Les accords de Minsk : un aveu tardif

Présentés comme «inapplicables» par l'UE, les accords de Minsk ont pourtant été reconnus par Angela Merkel et François Hollande comme ayant servi à gagner du temps pour armer l'Ukraine, non à instaurer la paix.

Ce double discours a achevé de convaincre Moscou que la diplomatie européenne manquait de sincérité. Les sanctions économiques et financières imposées à la Russie avaient un objectif clair: «faire s'effondrer l'économie russe».

Elles ont eu un effet paradoxal :

Explosion du prix de l'énergie pour les ménages européens ; Récession dans plusieurs pays de l'UE; Revitalisation du complexe militaro-industriel russe; Développement rapide de nouvelles routes commerciales russes vers l'Asie. L'UE s'est retrouvée coupée de son principal fournisseur énergétique, poussée vers une dépendance accrue aux hydrocarbures américains, plus chers.

L'annonce récente d'un accord européen visant à bannir totalement le gaz russe d'ici 2027 confirme cet isolement énergétique, célébré par Ursula von der Leyen comme «une nouvelle ère», mais qui risque d'être une ère d'énergie plus rare et plus coûteuse. Poutine accueilli à New Delhi : la fin du récit de «l'isolement total». La visite de Vladimir Poutine en Inde, les 4 et 5 décembre 2025, a été un moment diplomatique clé :

Tapis rouge, entretiens élargis, accords stratégiques -un démenti cinglant à l'idée d'un dirigeant «paria».

L'Inde maintient :

Achats massifs de pétrole russe,

Coopération militaire,

Alignement stratégique autonome malgré la pression américaine.

Le «niet» diplomatique de Xi Jinping à Emmanuel Macron Lors de sa visite en Chine, Emmanuel Macron espérait convaincre Xi Jinping de s'impliquer davantage pour un cessez-le-feu.

Le président chinois a opposé une fin de non-recevoir polie mais ferme :

« La Chine s'oppose à toute tentative de rejeter la faute sur quiconque. »

Pékin n'endosse aucune responsabilité dans la prolongation du conflit-et refuse de condamner Moscou.

L'Europe découvre alors ce que Brzezinski avait anticipé :

Le centre de gravité du monde n'est plus transatlantique, mais eurasien.

Plusieurs responsables européens évoquent désormais un «réarmement massif» de l'UE, présenté comme la seule réponse crédible à la Russie.

C'est une fuite en avant.

L'UE n'a pas d'armée intégrée.

Elle n'a pas de doctrine militaire commune.

Elle dépend des États-Unis pour ses capacités stratégiques (renseignement, missiles longue portée, bouclier antimissile).

L'opinion publique n'est pas prête à un conflit majeur avec la Russie.

Pendant ce temps, les États-Unis discutent directement avec Moscou d'un cadre de sécurité, alors que l'UE réclame un cessez-le-feu que la Russie voit comme un piège — un gel des lignes permettant une nouvelle militarisation ukrainienne.

L'histoire algérienne offre une leçon diplomatique essentielle.

Lorsque de Gaulle demande au FLN un cessez-le-feu en 1959, celui-ci est perçu comme une manœuvre visant à figer la situation en faveur de la France.

Le FLN refuse.

La guerre continue.

Trois ans plus tard, la France accepte finalement l'accord de paix d'Évian, reconnaissant la réalité politique sur le terrain.

L'Ukraine ne vivra pas un scénario identique-chaque conflit est unique-mais la logique demeure :

Un cessez-le-feu imposé ne mène pas à la paix,

Seule une négociation prenant en compte les rapports de force réels peut éviter des souffrances prolongées.

Brzezinski n'avait pas «tout prévu».

Il n'a pas annoncé l'invasion de 2022.

Il n'a pas anticipé l'affaiblissement interne des États-Unis.

Il n'a pas imaginé l'alliance sino-russe actuelle.

Mais son diagnostic demeure exact :

La stabilité du continent eurasiatique dépend d'un équilibre entre Moscou, Pékin et Washington -auquel l'Europe refuse encore d'exister comme acteur autonome.

C'est cette absence d'autonomie, plus que les ambitions de Moscou ou de Washington, qui plonge l'UE dans une crise stratégique durable.

Choisir la paix ou disparaître comme puissance

L'Europe se trouve à un carrefour historique :

Continuer une logique de sanctions et de réarmement qu'elle ne maîtrise pas ;

Ou redevenir une puissance politique, capable de renouer le dialogue avec Moscou, contribuer à la reconstruction ukrainienne, et stabiliser son voisinage.

Comme dans l'exemple algérien, toute paix commence par la reconnaissance de la réalité du terrain et par l'abandon des illusions.

L'UE ne peut pas gagner une guerre qu'elle ne peut ni mener ni financer indéfiniment.

Elle peut en revanche proposer une architecture de paix durable, si elle accepte de revenir à la diplomatie, à la souveraineté stratégique, et à la vision à long terme qu'appelait déjà Brzezinski.

Le temps presse :

Sur le Grand Échiquier, une pièce immobile finit tôt ou tard par disparaître.