|
Lors de sa récente
déclaration, le ministre de l'Intérieur, des Collectivités locales et des
Transports, Saïd Sayoud, a affirmé que le tramway
avait contribué à dénaturer le centre-ville de Sétif. Cette prise de position a
suscité une véritable controverse, opposant partisans et détracteurs du projet,
et relançant un débat nécessaire sur la manière dont l'infrastructure a
transformé le cœur urbain.
Mais ce qui a le plus alimenté la controverse est la réaction d'une partie du milieu universitaire local, qui s'est mobilisée pour soutenir que le tramway n'aurait « rien détruit », puisqu'il ne ferait que traverser un simple « vide » entre des immeubles anciens déjà dégradés. C'est précisément cette justification, présentée comme une analyse urbaine, qui pose problème : elle confond utilité technique et réalité physique, géométrie abstraite et espace vécu. Elle révèle un fonctionnalisme à l'algérienne qui commence par tracer une ligne sur un plan et demande ensuite à la ville de s'y adapter, au lieu de partir de la ville pour concevoir le tracé. Les grandes références de l'urbanisme contemporain - Kevin Lynch, Aldo Rossi, Gordon Cullen, Rob Krier - montrent pourtant l'inverse : l'espace dit « vide » n'est jamais un interstice neutre. Lynch explique que les rues structurent notre carte mentale autant que les bâtiments. Rossi rappelle que certains axes constituent une mémoire matérielle où se sédimente l'histoire urbaine. Cullen voit dans la rue une scène visuelle en mouvement, tandis que Krier insiste sur la rue comme une véritable pièce architecturale, avec ses proportions, ses limites et son ambiance. Sur la rue de Constantine, ces dimensions étaient pleinement présentes : un espace planté, un corridor social, un parcours symbolique reliant Aïn Fouara à la cité des Cheminots et à Ledjnane, un lieu de promenade où la ville se vivait autant qu'elle se traversait. Introduire le tramway dans cet axe n'a pas abattu de façades, mais a transformé la composition urbaine en profondeur. Les arbres ont disparu, les ombres ont été remplacées par des poteaux et des câbles, la minéralité du sol a renforcé les îlots de chaleur et la section de rue s'est durcie. Aïn Fouara s'est retrouvée encadrée par deux voies, comme si l'on avait serré une pince autour du cœur déjà fragile du centre. Ce qui paraissait, sur les photos amateurs filtrées et dans les vidéos embellies - un tram étincelant glissant dans une perspective parfaitement cadrée, des pigeons s'envolant comme dans une carte postale - se révèle, dans la réalité quotidienne, une rue plus chaude, plus dure, moins accueillante pour le piéton. Un espace lissé par l'image, mais vidé de sa cinétique, de sa spontanéité et, surtout, de son âme. Le contrecoup le plus immédiat s'est ressenti dans la dynamique commerciale. La rue de Constantine vivait d'un flux piéton continu, d'allers-retours qui faisaient respirer les vitrines et animaient le centre-ville. L'insertion du tramway a rompu cet équilibre : les parcours se sont rigidifiés, la marche s'est affaiblie et le lien naturel entre trottoirs et commerces s'est distendu. Là où l'on promettait une revitalisation, on a assisté à un ralentissement durable de l'activité. Une rue de présence s'est muée en couloir de transit, et ce type de basculement ne profite jamais au cœur d'une ville. À cette fracture spatiale et commerciale s'ajoute un phénomène plus discret, mais tout aussi révélateur : la saturation du réseau. Faute d'une vision globale de la mobilité, le tramway se retrouve pris dans des points de blocage qu'il accentue au lieu de les résorber. Carrefours mal hiérarchisés, croisements mal articulés avec la circulation routière, absence de requalification des voiries adjacentes : autant de nœuds où la ville se fige au lieu de se fluidifier. Un outil présenté comme moderne finit ainsi par ajouter de la contrainte à un tissu urbain déjà fragile, alors qu'il aurait dû l'alléger. La contradiction est encore plus visible lorsqu'on observe ce qui est censé compléter le tram : des bus vétustes, parfois à la limite de la casse, qui assurent tant bien que mal les liaisons vers les quartiers non desservis. On a d'un côté une vitrine technologique, et de l'autre des carcasses roulantes chargées de rattraper les oublis du tracé. Cette coexistence raconte l'absence de vision systémique : on a privilégié l'image forte d'un tram en ville, sans articuler sérieusement tram, bus, taxis, marche et périphéries. Le discours de modernité se heurte à la réalité d'un réseau fragmenté. Le tracé lui-même illustre ce défaut de vision globale. À peine un kilomètre avant la zone d'El Hassi, le tramway s'arrête sans la desservir, alors qu'il s'agit d'un pôle stratégique : point d'entrée et de sortie de l'autoroute Est-Ouest, carrefour vers de grands ensembles d'habitat et secteur en forte densification. La même incohérence se répète plus loin : à quelques kilomètres de l'aéroport, le tramway n'assure aucune liaison structurante vers cette infrastructure majeure. Entre ces pôles, des quartiers populaires - dont certains parmi les plus denses - restent à l'écart du réseau, alors qu'ils sont précisément ceux qui ont le plus besoin d'un transport collectif fiable, lisible et digne. Le résultat est paradoxal : le tramway n'est ni un outil urbain connectant les grands points d'entrée, ni un réseau de proximité irriguant les quartiers. Il flotte dans la ville, traverse son centre, mais ne relie pas réellement ses périphéries. Il ne s'agit pas ici de condamner le tramway en tant que mode de transport. Toute ville moderne a besoin de mobilités collectives fortes. Le problème est ailleurs : dans la méthode et dans le regard. La confusion entre le bâtiment délabré, qui relève d'une politique du patrimoine, et l'espace public, qui relève de l'urbanisme, empêche d'analyser lucidement les effets du projet. Tant que l'on considère la rue comme un simple support géométrique pour un tracé, on continue de faire passer les lignes avant les lieux. Il est temps d'admettre que la ville ne se comprend pas depuis un bureau, ni à travers des images flatteuses diffusées sur les réseaux sociaux - ces cartes postales où des jeunes, par amour pour leur ville, montrent un décor lissé qui ne dit rien de la réalité vécue. L'urbanisme architectural se mesure sur le terrain, dans la pratique quotidienne, les pieds dans la rue, là où la ville respire, se heurte, se chauffe, se congestionne, se vit. C'est ce que savaient faire nos aînés : observer, écouter, ajuster, construire avec le réel et non contre lui. Reconnaître l'erreur du tracé n'est pas un procès contre le progrès, mais la condition pour repenser enfin un réseau cohérent, capable d'accompagner les mobilités réelles, les besoins quotidiens et les transformations futures de la ville. L'essentiel n'est pas d'ajouter des lignes ou de multiplier les projets, mais de comprendre comment une cité respire, comment ses espaces vivent et comment ses habitants la pratiquent. La leçon est claire : moderniser ne suffit pas. Encore faut-il moderniser avec la ville, et non contre elle. *Conseiller en architecture urbaine | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||