«Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu'en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je répète qu'il y a pour les races supérieures un droit, parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures.» ( Jules Ferry -28 juillet 1885)

Le Colonialisme et son cortège de malheurs, c'est d'abord un Discours, une pensée, une conviction, une prophétie autoréalisatrice qui confère tous les Droits : Ceux de conquérir, de spolier, d'exterminer. Ce Discours est quasiment plébiscité partout en Occident par les partisans de cette idéologie, de cette pensée unique qui finira par s'imposer comme la seule vérité et la seule nécessité.

Aujourd'hui, toutes les instances internationales s'échinent vainement à dénoncer et à condamner la politique criminelle que les États-Unis et Israël poursuivent aveuglément depuis de longues décennies. L'Occident demeure impassible, imperturbable et sourd. Ça a toujours fonctionné ainsi.

L'intellectuel Edward.W.Said y consacrera toute sa vie. Constamment prudent, lucide et méfiant quant à la difficulté de sa lutte dans la «Déconstruction et la Démystification» de l'Orientalisme. «Il ne faut pas croire que la structure de l'orientalisme n'est rien d'autre qu'une structure de mensonges ou de mythes qui seront tout bonnement balayés quand la vérité se fera jour. Pour ma part, je pense que l'orientalisme a plus de valeur en tant que signe de la puissance européenne et atlantique sur l'Orient qu'en tant que discours». 1 Le Discours de Jules Ferry en 1885 à propos de la Race supérieure et de ses prétendus Droits «innés» était un cri de guerre, un cri de ralliement. Face à ce Discours mégalomaniaque, l'impétueux Georges Clémenceau réagira immédiatement empli de colère et d'indignation , néanmoins son réquisitoire qui n'a pas perdu de son actualité n'aura hélas aucune incidence immédiate sur le cours de l'Histoire ; l'idéologie colonialiste avait le vent en poupe en dépit des affrontements culturels et politiques qui donnaient l'impression que le courant anticolonialiste métropolitain était en mesure de freiner ou neutraliser la marche d'une colonisation féroce et déterminée depuis fort longtemps. «Regardez l'histoire de la conquête de ces peuples que vous dites barbares et vous y verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l'oppression, le sang coulant à flots, le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur ! Voilà l'histoire de votre civilisation ! Combien de crimes atroces, effroyables ont été commis au nom de la justice et de la civilisation.

Je ne comprends pas que nous n'ayons pas été unanimes ici à nous lever d'un seul bond pour protester violemment contre vos paroles».2 On s'étonnera toujours comment de tels Discours aussi inquiétants pouvaient être, avec une publicité tout aussi inquiétante, formulés et diffusés à dessein de générer ou encourager des politiques aux répercussions qui s'avéreront ultérieurement désastreuses. L'intellectuel Edward.W.Saïd travaillera précisément sur ces «Discours» savamment préfabriqués par l'Occident à dessein de cautionner l'horreur d'une nuit coloniale interminable. Depuis assez longtemps, le Monde nous était donné à lire et à interpréter prosaïquement de la seule manière possible qui soit : Injuste et sans équivoque. Un Occident prédateur, obsédé par sa toute puissance, sans repères moraux ou juridiques, démiurge infatué, passionné à malaxer des territoires et des silhouettes en leur assignant des identités et des rôles, statuettes de glaise difformes, muettes et résignées. Voilà qu'un homme blessé, tourmenté, déchiré par l'exil, l'injustice et le mensonge décide de faire à lui tout seul une Révolution à sa manière. Edward.W.Saïd incarnera ce rôle qui paraissait à priori sans danger dans un monde prétendument libre. Quoi de plus normal pour un intellectuel ou un Professeur de Littérature comparée de parler de «Discours» puisque c'est par là que tout commence, sauf que là il s'agissait pour le Palestinien de psychanalyser l'Occident et de discourir sur le Discours du Maître incontesté. «Si l'on n'étudie pas l'orientalisme en tant que discours, on est incapable de comprendre la discipline extrêmement systématique qui a permis à la culture européenne de gérer - et même de produire - l'Orient du point de vue politique, sociologique, militaire, idéologique, scientifique et imaginaire». 3 Pour Edward.W.Saïd , il était vital d'interroger ce «Discours «prêt à confesser plein de choses, parce qu'il est archivé, partagé, transmis, institutionnalisé. Le «Discours» est un témoin à charge, des aveux qui attendent d'être transcris pour les besoins d'une longue enquête minutieuse, révélatrice de ce que l'Occident avait dissimulé à l'Histoire et au Monde, ses pensées, ses lapsus, sa démence qui ont prémédité ses actes et révélé les motifs inavoués de ses crimes. C'est à tout cela que l'intellectuel Edward.Saïd sera confronté quand il se chargera du dossier sulfureux des «Postcolonial Studies».

A travers ce champ d'études dont il sera l'un des principaux fondateurs , nouvelle discipline qui impactera tous les autres domaines ( littéraire , sociologique , anthropologique , politique...), le monumental travail d'Edward.W.Said consistera à démontrer l'implication de tous les Agents (Institutions, Scientifiques, Ecrivains, Universitaires, Journalistes , Peintres ...) dans l'exécution d'un Projet colonial qui visait à dominer , asservir , exploiter impunément toutes les autres races jugées péremptoirement inférieures. «L'orientalisme comme institution globale qui traite de l'Orient, qui en traite par des déclarations, des prises de position, des descriptions, un enseignement, une administration, un gouvernement : bref, l'orientalisme est un style occidental de domination, de restructuration et d'autorité sur l'orient». 4 Il fallait une voix académique pour dénoncer cet Occident prédateur, une voix porte-parole des opprimés, une voix qui aura quelque chance d'être entendue, débattue et forcement diffusée dans le monde. Edward.W.Saïd sera donc cette voix (hormis quelques pourfendeurs du colonialisme tels Frantz Fanon, Albert Mémi, Aimé Césaire...) qui a été en mesure, au moyen d'une analyse, d'un relevé et d'un archivage du discours de l'Oppresseur, de mettre celui-ci au banc des accusés. Son livre phare «L'Orientalisme : L'Orient crée par l'Occident» publié en 1978 est considéré comme l'un des textes fondateurs des «Etudes Postcoloniales», un condensé de sa littérature de guerre, le début de sa gloire et de tous ses déboires. Beaucoup en voulurent à l'intellectuel pour ses thèses contre l'Occident jugées radicales. On essayera de les réfuter alors que l'hégémonie belliciste américaine et l'arsenal militaire, idéologique, médiatique mobilisé pour cette cause ne cessait de prouver à tout le monde le contraire.

Peu importe le contenu ou le bien-fondé des critiques assénées avec virulence contre la Pensée d'Edward.Saïd ; des critiques jugées savantes comme celle de l'Historien britannique Robert Irwin ( Dangerous Knowledge : Orientalism and its Discontents-2006 ) , ou des mesquines calomnies comme celles du Professeur Edward Alexander qui qualifiera Edward.W.Saïd de chantre du terrorisme «professor of terror». Peu importe les polémiques intarissables qui tenteront vainement de discréditer son travail, sa pensée, son combat. Le temps finira par lui rendre justice.

On retrouvera parmi ses détracteurs les plus virulents et les plus bornés l'historien Juif Bernard Lewis. Edward.W.Saïd dira à son sujet «Le cœur de son idéologie à propos de l'islam est que celui-ci ne changera jamais». L'Historien juif cultivait obsessionnellement une idée fixe au sujet des Musulmans, des Arabes : «Une arrière-cour pauvre, faible et ignorante» 5 Il affichera haut et fort cette conviction au sujet d'un «gène de l'islam «qui fait que ces pauvres Musulmans sont condamnés inexorablement à haïr l'occident et Israël ad vitam aeternam . Instigateur du «Clash des Civilisations», il essayera de démontrer «L'essentialisme» de cette haine et menace islamistes. Gourou des Néoconservateurs et partisan farouche de l'aménagement d'un «Grand Moyen Orient» avec des pays arabes comme toujours divisés, désorientés, affolés et donc disposés à continuer à jouer les marionnettes de l'Occident (ça se confirmera avec la Normalisation de leurs relations avec Israël et récemment avec la mise en place d'un corridor logistique).

Des Intellectuels ou des Agents tel Bernard Lewis seront nombreux. Chacun dans son domaine, ils attiseront en permanence cette sordide méfiance à l'égard de l'Islam, par souci de pérenniser une hégémonie occidentale politique, culturelle et surtout économique. La personnalité de Bernard Lewis est l'archétype par excellence de ce que lui-même avait déclaré un jour au Chronicle of Higher Education : «Pour certains, je suis un génie immense. Pour d'autres, je suis le diable incarné». Le type de Discours porté par ce genre de personnage précédera et avalisera toutes les guerres que l'Occident fomentera dans le Monde, du Vietnam à l'Afghanistan en passant par la Guerre du Golf (Summum de l'ignominie américaine).

En 1885, en réponse au Discours ignoble de Jules Ferry qui prônait l'asservissement et la domination des autres au nom du Droit et Devoir de la Civilisation supérieure, Georges Clémenceau condamnera non seulement cet état d'esprit colonial prédateur mais surtout l'apathie et l'indifférence de la classe politique et intellectuelle : «Je ne comprends pas que nous n'ayons pas été unanimes ici à nous lever d'un seul bond pour protester violemment contre vos paroles.» Hélas cette prédisposition à la coalition aveugle autour d'un projet clairement ignoble sera typiquement occidentale. On se ralliera (Médias, Politiques, Intellectuels...) au moyen d'un raffut du diable, tels des bouffons, pour distraire ou manufacturer le consentement d'une opinion mondiale déboussolée. «Ainsi, le discours dans l'institution devient discours de l'institution. L'expert, mais aussi le rapporteur, le membre de jury, et pour finir le chercheur et l'enseignant fait corps avec l'institution que, au demeurant, il représente quand il écrit, lorsqu'il prend la parole ou encore dès qu'il intervient à titre public dans la tribune d'un quotidien, sur un plateau de télévision ou, plus modestement, parmi les signataires d'une pétition.»6

Le conflit Russo-Ukrainien nous donnera un aperçu pitoyable de cette vassalité de l'Europe et de sa machine médiatique, sa vile mobilisation inconditionnelle dictée par les Etats-Unis. Un Occident qui poussera l'impertinence jusqu'à exiger du reste du monde (Anciennes colonies africaines, Amérique latine, Monde arabe) leur allégeance à sa nouvelle croisade. Dans son ouvrage «Culture et Impérialisme», Edward.Saïd abordera cette question cruciale du silence de l'intellectuel, de l'écrivain, du penseur qui traversent leur époque en faisant preuve d'une cécité voire d'une malhonnêteté intellectuelle affligeante. Le Silence est la forme de Discours la plus assourdissante et la plus coupable, la neutralité aussi. A suivre

*Universitaire

Notes :

1- Said.Edward.W, «L'Orientalisme : L'Orient crée par l'Occident», Paris, Seuil, 1980, p. 15.

2- Discours de Georges Clémenceau à l'Assemblée nationale française (30 juillet 1885)

3- Said.Edward.W, op.cit., p.15.4_ Ibid.,p.15.5_ Bernard Lewis , «What Went Wrong?» ,Oxford University press , 2002, p.159.6_ Seloua Luste Boulbina «Décoloniser les Institutions» https://www.cairn.info/revue-mouvements-2012

N°72 pages 131 à 141