Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le transfert de technologie inverse et la fuite des cerveaux: la marche forcée vers le sous-développement (3ème partie et fin)

par Lakhdar Ydroudj*

Le statut social de la recherche

Tenter d'expliquer ce phénomène en Algérie, nous amène à poser une problématique aigue sur la chronicité de la situation précaire et alarmante des scientifiques et autres cadres dans les institutions nationales. Hormis, les dirigeants au sens de l'allégeance à la médiocrité, les autres sont souvent écartés des décisions stratégiques qui engagent l'avenir du pays. Il est aussi nécessaire d'aborder le cas de la recherche scientifique et les perspectives éventuelles des transformations possibles pour s'aligner sur une démarche normative des sciences, notamment l'impératif de trouver l'équilibre entre les besoins de la société et les contingents de toutes les formations universitaires. Le manque de prospective des entreprises pour développer une démarche opérationnelle de la science reste une carence très profonde dans le système de productivité en Algérie, par ce que nos entreprises ne planifient pas l'avenir des technologies et travail pour le court terme.

1- Le statut social de la science, est un résultat logique de son statut politique parce que les institutions officielles n'accordent aucun respect pour les détenteurs du savoir et de la connaissance. Il est impossible de raisonner en dehors du cercle de la pratique dans les différents environnements et des caractéristiques opérationnelles de la science appliquée dans les milieux industriel, agricole, économique, technologique, etc. et des activités liées intrinsèquement à ses capacités qui ne profitent pas positivement au progrès de la société dans le pays. On ne pourra jamais trouver une justification valable pour un responsable qui a tiré sur le prix Nobel et que l'Université en Algérie n'a pas besoin d'un lauréat Nobélisé. On peut donner plusieurs déclarations officielles dans lesquelles la science et la recherche sont réduites à une valeur nulle.

2- Une pandémie de déscolarisation, c'est un nouveau phénomène que nous observons dans les institutions éducatives, à tous les niveaux de la scolarité du primaire aux différents cycles universitaires. Conséquence logique du statut dévalorisée de la science en Algérie, cette pandémie dans les milieux éducatifs est alarmante puisque les écoliers, les lycéens et surtout les universitaires (des deux sexes) ne semblent pas du tout concernés par une carrière académique, sous des prétextes qui leur donne raison.

C'est dans la pratique que les jeunes des lycées puisent les arguments les plus durs quant à leur avenir dans un pays qui «peut facilement donner un crédit pour acheter un Herbeen que pour un ingénieur pour un projet d'utilité publique». (Aveux de plusieurs universitaires lors de discussions).

3- Le chômage est une autre raison qui pousse les nouveaux diplômés à quitter le pays, sans retour, parce que la différence entre la demande et l'offre sur le marché du travail n'est jamais absorbée par les secteurs économiques du pays. Les dernières statistiques font écho d'un chiffre hallucinant de docteurs au chômage en Algérie. Ils sont entre 22 et 23.000 qui attendent un poste de travail. Les promesses d'un recrutement direct par les autorités du pays, n'est pas une solution à ce grand problème qui reste sans efficacité vu le nombre de doctorants qui avoisine les 64.000. En d'autres termes, l'enseignement ne peut jamais absorber de tels chiffres. Le genre de solutions exigé dans ces cas-là ne relève pas des instructions et de l'opinion des autorités mais de l'action prospective des plans d'intégration transversale des activités et des outputs de l'Université.

Dans la mesure où on ne peut pas inventorier toute la panoplie des raisons qui sont à l'origine du «gaspillage» de la matière grise on peut affirmer, sans aucun risque de se tromper, que c'est la politique générale de la gouvernance qui a motivé le choix de l'expatriation chez la quasi-majorité des chercheurs et cadres de l'Etat qui vivent a l'étranger.

Conclusion

Le terme que nous avons utilisé tout au long de cette étude ne doit pas être interprété dans le sens d'une connotation négative. Le vocable «fuite» des cerveaux n'est pas utilisé dans le sens de quelqu'un de fuyard devant les responsabilités puisque aucun cerveau n'a quitté son pays de gaîté de cœur, bien au contraire, tous ont une histoire vécue qui les a mis dans l'obligation de partir avec amertume et regret de ne pas pouvoir affronter et lutter contre la gestion anarchique, le manque de moyens, la dévalorisation, les inepties administratives, etc.

Evoquer la recherche scientifique, c'est avant tout saisir ses enjeux stratégiques et faire ressortir son apport dans le processus du développement humain, or en Algérie on parle de la recherche scientifique comme une activité administrative ou une routine exécutée dans le cadre d'un ensemble de travaux ordinaires. C'est faire part du statut sociologique de l'activité et définir la contribution de tous les acteurs, y compris celle de l'Etat, des autres institutions privées et des ONG pour la prise en charge des besoins de celle-ci. Les pays qui n'ont pas de stratégies de transformer leur diaspora scientifique en «Return on investment» seront obligés de marcher vers un sous-développement compliqué. Seuls les réseaux de connaissance21 (Knowledge networks) sont capables de réduire la gravité de ce sous-développement dans ces pays, en transférant au moins leur connaissances aux générations scientifiques avec une transformation de la position officielle des Etats de ces pays et hissant la sociologie du savoir au seuil de la priorité nationale. L'Algérie sera dans le chemin de l'économie de la connaissance lorsque l'Algérien commencera à lire, au moins un journal quotidien par jour. Les structures de ces réseaux existent et la disponibilité des experts expatriés aussi, il faut juste les animer et les placer au-devant de la scène sociologique. Ainsi, on pourra peut-être reprendre le chemin du développement.

*Chercheur

Notes:

1. Terminologie économique qui a des conséquences financières très graves sur les pays du Sud en général puisque le plus grand exode c'est le capital humain qui fait le bonheur des pays du Nord. Sociologiquement parlant, ce phénomène existe dans tous les pays mais n'impacte pas la situation économique des pays développés parce que l'éducation et l'enseignement ne sont généralement pas gratuits et sont pris en charge par les intéressés eux-mêmes, alors que, par exemple, «la formation d'un médecin coûte 21.000 dollars en Ouganda, elle s'élève à 58.700 dollars en Afrique du Sud, qui, avec le Zimbabwe, subit les pertes économiques le plus importantes liées à cette fuite des cerveaux». Cf. Villacèque Marie): Médecine : la fuite des cerveaux coûte cher à l'Afrique, In ; Jeune Afrique ; 8 décembre 2011, Article disponible sur le site ; https://www.jeuneafrique.com/189042/societe/m-decine-la-fuite-des-cerveaux-co-te-cher-l-afrique/

2. En Effet Maingari, note que des officiels africains ont dénoncé l'appât que l'Occident tente de généraliser pour attirer sur son territoire les compétences de ces pays. «L'idée de leur octroyer une carte du type «carte bleue» en Europe ou «carte verte» aux États-Unis qui donne à son titulaire le droit d'y travailler ; a été avancée par des fonctionnaires de la Commission de l'Union africaine». Cf. Maingari (Daouda) : Exode des cerveaux en Afrique : réalités et déconstruction du discours sur un phénomène social ; In : Éducation et sociétés 2011/2 (n° 28), pages 131 à 147 ; Page 140. Article disponible en ligne à l'adresse https://www.cairn.info/revue-education-et-societes-2011-2-page-131.htm

3. Ibid. 131.

4. https://unctad.org/fr/press-material/contre-les-effets-de-lexode-des-competences-des-pays-les-plus-pauvres.

5. Mustapha Harzoune : Economie et immigration: Que signifie l'expression «fuite des cerveaux» ?, CNUCED, 2022, Disponible en ligne à l'adresse, https://www.histoire-immigration.fr/economie-et-immigration/que-signifie-l-expression-fuite-des-cerveaux.

6. Fuite des cerveaux : 165 milliards de pertes pour l'Algérie en 3 décennies. Cf. article disponible sur le site : https://fr.africanews.com/2016/09/26/fuite-des-cerveaux-165-milliards-de-pertes-pour-l-algerie-en-trois-decennies/. Si nous devons être plus rigoureux, sur le plan du calcul du coût, il faut peut-être revoir la facture à la hausse puisque dans le calcul généralement seul le cycle d'étude supérieur est pris en compte. Il faut rajouter les autres cycles et les services parascolaires et para universitaires, comme les services bibliothécaires offerts aux étudiants et les services de soins dans les hôpitaux etc. qui sont susceptibles de gonfler davantage la facture. La formation d'un ingénieur ou un spécialiste de la santé a un coût qui est estimé par des experts à 1 million de dollars.

7. Le coût moyen de la formation d'un médecin en France est de l'ordre approximatif de 20.000 ? par an sur une durée de 10 ans. Il faut donc calculer le gain de la France qui attire annuellement des dizaines de spécialistes algériens.

8. Musette (Mohamed Saib) : De la fuite des cerveaux à la mobilité des compétences ? Une vision du Maghreb, Bureau International du Travail (BIT) ?Alger et Centre de Recherche en Economie Appliquée pour le développement (CREAD)- Alger, (2016). Page 36. Rapport disponible sur le site : https://www.academia.edu/23484855/De_la_fuite_des_cerveaux_% C3%A0_la_mobilit%C3%A 9_des_comp%C3%A9te nces_une_vision_du_Maghreb. Consulté le 18 Mai 2023.

9. Ibid. Page 43.

10. Ridha Ennafaa et Saeed Paivandi, « Le non-retour des étudiants étrangers : au-delà de la « fuite des cerveaux », Formation emploi- [En ligne], 103 | juillet-septembre 2008, mis en ligne le 01 septembre 2010, 2012. URL : http://formationemploi. revues.org/2356 Consulté le 16 Mai 2023.

11. https://www.pewresearch.org/short-reads/2016/06/22/about-four-in-ten-of-the-worlds-migrants-live-in-the-u-s-or-europe/ . Consulté le 21 Mai 2023.

12. Nous saluons l'initiative du Professeur Belkacem Habba après l'inauguration de son école de l'informatique et ses technologies, entre autres intelligence artificielle. C'était une occasion propice pour l'Etat par exemple, de manifester son soutien en lui accordant un bâtiment en concordance avec les ambitions du projet. (Les bâtisses des partis politiques auraient pu faire l'affaire de la science).

13. Abdelkader Djeflat, « Les compétences algériennes à l'étranger », Hommes & migrations No 1300/2012. Article disponible en ligne URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/917, DOI : 10.4000/hommesmigrations.917. Consulté le18 Mai 2023. Page 39.

14. Cf. Lakhdar Ydroudj : le commerce des idées- La connaissance dans l'économie ; In Le Quotidien d'Oran, Jeudi 11, Samedi 13 et Dimanche 14 Mai 2023.

15. https://www.algerie-eco.com/2020/12/05/80-des-ingenieurs-informaticiens-algeriens-partent-a-letranger/ . Consulté le 21 Mai 2023.

16. Abdelkader Djeflat, « Les compétences algériennes à l'étranger », Op Cité P37.

17. Chiffre prévisionnel divulgué par un ancien ministre, en l'occurrence Hamid Bessalah des Télécoms lors d'une visite de sites au sud du pays. Cf. Abderrahmane Semmar: L'Algérie formera 15.000 informaticiens par an dans les 5 années à venir ;

La Tribune le 24 - 03 ? 2009.

18. République Algérienne Démocratique et Populaire rapport national de l'Algérie Sommet sur la transformation de l'éducation new York, le 19 septembre 2022, Page 3. Rapport disponible sur le site : https://transformingeducationsummit.sdg4education2030.org/system/files/2022-09/ALGERIE_NC%20report.pdf. Consulté le 21 Mai 2023.

19. Abdelkader Djeflat, « Les compétences algériennes à l'étranger », Op Cité P 39-40. Dans le même contexte, il est important de noter que «les universités d'Amérique du Nord, quant à elles, ont accueilli, depuis le début des années 1990, pas moins de 18.000 universitaires algériens et cadres de haut niveau, parmi lesquels on dénombre plus de 3000 chercheurs. 90% des diplômés de la première promotion [Commissariat national de l'informatique (CNI), premier centre informatique créé en 1967 comme premier centre en Algérie et dans le monde arabe.] ont émigré au Canada. Motif? Les dirigeants politiques leur ont tourné le dos». Source : https://www.algerie360.com/fuite-des-cerveaux-71-500-universitaires-ont-quitte-lalgerie. Consulté 18 Mai 2023.

20. https://www.pewresearch.org/global/2018/05/10/number-of-foreign-college-students-staying-and-working-in-u-s-after-graduation-surges/

21. On entend par réseaux de Connaissance l'implication de la diaspora Scientifique et intellectuelle dans les processus de la diffusion de la Connaissance dans les milieux de la recherché et de l'enseignent supérieur, par des cycles ponctuels d'intervention, des conférences, des ateliers, des workshops etc. et ne pas se contenter de jouir de la réputation des experts algériens et leurs travaux dans la presse et sur les réseaux sociaux, comme c'est le cas actuellement, ou se contenter d'une interview avec un expert de façon sporadique tout en la classant avec la rubrique des faits divers.



Télécharger le journal