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Réflexions sur un tram qui passe par la tête

par Kamel Daoud

Glissant, propre, aérodynamique comme la passion, neuf comme 1962 : le tramway d'Oran. Un beau spectacle dans une ville que les années 90 ont réduit à un Bombay-bus. Jeu de mots : Bombay-bis. C'est que l'objet d'art traverse un pays en dislocation lente : les Algériens ne savent plus traverser la route, prendre un trottoir, déchiffrer un feu orange ou répondre poliment à une signalisation, depuis deux décennies. Il faut tout réapprendre. Et du coup, à regarder les rames et les Oranais dedans, se mettre à rêvasser : et si on n'avait pas perdu dix ans de vie nationale, en guerre et massacres et destruction ? Et si on n'avait pas perdu dix ans en mandat unique, corruptions et vol à main élue ? Et si on n'avait pas fait l'erreur du socialisme et des autres idées ? On aurait pu vivre mieux, plus gentiment, transportés, Suisses et Japonais à la fois. C'est que le spectacle de quelque chose de réussi, en Algérie, éclaire, plus crûment, tout ce qui a été mal fait ou défait.

Dans le centre de la ville, le tram tout neuf a fait vieillir encore plus les façades laides, les devantures et les accoutrements des Algériens. C'est comme lorsqu'on achète une belle veste qui du coup nous révèle l'usure du pantalon et le scandale des chaussures mortes depuis des années, au bout des orteils et des routes.

Et puis cette idée : et si on laissait tomber les idéologies, les légitimités, les fraudes, les grandes kasmas, les manuels rouges d'Ouyahia et que l'on se mettait juste à reconstruire ce pays par ses bases et ses besoins et ses bonnes manières ? Et si ? Puis se rappeler que pendant que le tram glissait comme une caresse sur la peau du pays en rides, il y a le reste tout autour : un président qui gouverne pas correspondance, des luttes, des troubles alimentaires et d'idéologies, des petitesses et des vols.

 A match de finale, les dirigeants du MCA ont préféré le boycott, impoli et irrespectueux, de la cérémonie de remise des médailles. Aveu lourd sur le pourrissement des liens, des consensus dans ce pays. Messages d'émeutes et de violences adressés au reste du pays.

Le lien entre Algériens est si disloqué que rien ne fait consensus presque : ni le mariage, ni le couple, ni un match, ni l'histoire, ni l'avenir. Chacun a sa république dans sa tête et un drapeau, une humeur, un hymne à lui et sa propre constitution. Le tram nous relie. Tout le reste nous sépare. Slogan vagabond dans la tête en regardant les voitures rouges et blanches qui glissent sur les rails et avec des Algériens souriants dedans. On a tout pour être heureux, sauf nous-mêmes.



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